EMOTIONS IMPUDIQUES
Afrique
Denis CANON
Emotions Impudiques
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Publibook
Je dédicace
Avant-propos
Sommaire
Page 9 : Afrique Noire Occidentale
Page 87 : Afrique Australe
Page 185 : Madagascar
Page 273 : Afrique de l'Est et Centrale
1 Afrique Noire Occidentale
Gambie, Sénégal, Mali, Côte d'Ivoire et Burkina Faso
Une première approche avec le continent Noir Africain, dans toute sa partie occidentale et francophone.
GAMBIE, SENEGAL, MALI
D
es hublots de l'avion, les lumières étaient rares et espacées. Seul le balisage de la piste trouait l'obscurité. Après un dernier survol de celle-ci, l'appareil se pose lourdement sur l'aéroport de Yundum à Banjul. Bharthurst fût le premier nom de cette ville car elle a été créée puis administrée par les Anglais, jusqu'à l'indépendance du pays en l960. L'aéroport ressemble plus à un hangar ouvert à tous vents qu'à un aéroport international. Un groupe folklorique composé de danseuses à demi-nues et emplumées accueille les passagers européens aux sons assourdissants des tam-tams. L'accueil terminé, le groupe partait presque en courant et laissait sa place à une poignée de fonctionnaires douaniers, en tenues militaires léopard. Il était tard, vers vingt-deux heures. Les touristes s'amusaient à voir les Gambiennes marcher avec leur enfant sur le dos, maintenu par une étoffe nouée sur le ventre. Les jambes écartées du gosse pendaient de chaque côté de la femme. Rares étaient les étrangers en possession d'un visa gambien, pourtant obligatoirement d'après les formalités. La presque totalité des touristes se déplaçaient en voyage organisé et le douanier, après un regard de suspicion en ne trouvant pas ce sésame, les laissait passer. Mon passeport était muni de ce visa délivré par l'ambassade du Sénégal. Bien que depuis un an, ces deux états aient formé la confédération de Sénégambie, avec pour président celui du Sénégal et comme vice-président celui de Gambie, beaucoup de choses sont encore à réaliser pour ne faire qu'un seul pays. La Gambie est en effet entièrement enclavée dans le Sénégal qui lui est dix fois plus grand. Mais ici, dès l'aéroport, je m'aperçois que seul l'anglais est la langue utilisée. Pour le contrôle des bagages, il est illusoire de chercher des appareils électroniques. La fouille se fait en étalant ses affaires dans la poussière d'une cour cernée de barbelés. C'est ma première découverte de l'Afrique Noire. Ces procédures achevées, je prends place dans un véhicule aux quatre roues motrices qui me mène dans un hôtel de Banjul, la capitale. Pour me rendre en Afrique, j'ai choisi la formule la moins chère, c'est à dire un charter. En supplément du billet d'avion, une nuit d'hôtel nous est imposée en prestation terrestre. Celle-ci est la bienvenue car la nuit était très avancée, et seul, j'aurais été obligé de dormir dans la nature aux environs de l'aéroport. La route jusqu'à Banjul justifie l'utilisation d'une automobile tout-terrain. La nuit est chaude et la nature excessive. Tout le bord de la chaussée recèle d'étranges odeurs exotiques. Tout semble dormir, hormis quelques feux de bois devant les silhouettes des habitations. Parfois des ombres humaines sur la route s'écartent au dernier moment de l'avant de notre véhicule. A l'hôtel, décoré de façon africaine de posters, de statues en bois, de meubles d'osier et de plantes exotiques, l'attribution des chambres est longue. Je partage la mienne avec un jeune Américain venu voir un ami dans un village éloigné de Banjul, en amont sur le fleuve. Il est trois heures lorsque je commence ma première nuit africaine. Je dois rester en Afrique Noire près d’un mois et en repartir de Ouagadougou, capitale de l'ancienne Haute Volta, rebaptisé Burkina Faso. Seul, je ferai donc six mille kilomètres en traversant cinq pays : Gambie, Sénégal, Mali, Côte d'Ivoire et Burkina Faso. Je suis peu informé sur les moyens de transport et les facilités pour circuler dans cette immense région du continent noir.
Tôt le matin, je suis réveillé par l'activité bruyante au-dehors et par la clarté de la chambre. Dans le lit, à côté de moi, l'Américain consulte attentivement un livre sur cette Afrique qu'il ne connaît pas non plus. Je prépare une gourde d'eau en y ajoutant des pastilles d'hydroclonazone, afin de rendre potable cette eau douteuse qui coule faiblement du robinet. Une des formalités sanitaires de toute l'Afrique Noire est le traitement contre le paludisme ou Malaria à l'aide de pilules de Nivaquine à absorber chaque jour. L'Américain n'était même pas au courant de cela, je lui donnais une tablette de Nivaquine et une quantité de comprimés pour purifier l'eau. Comme tout bagage, je n'ai qu'un petit sac à bandoulières de deux kilos, ce qui représente un minimum. Je vais rester une autre nuit à Banjul mais je changerai d'hôtel, celui-ci étant d'une classe supérieure à mes goûts. De la rue, cette capitale m'apparaît comme une modeste ville, voire un gros village. Les rares immeubles, vétustes et en mauvais état ne dépassent pas cinq ou six étages. Les rues sont parsemées de nids de poule et le bitume, lorsqu'il existe, disparaît sous une épaisseur de sable et de poussière. Les véhicules à moteur sont exceptionnels et il n'en circule jamais deux en même temps. Je ne vois même pas une banque pour échanger mes francs en devises locales. Je demande à deux enfants qui m'escortent dans un vaste marché où ma couleur de peau ne passe pas inaperçue. Aux mauvaises odeurs se mêlent des images peu rassurantes et déroutantes. La pauvreté est partout apparente, les enfants sont nus et sales, les gens sont habillés de guenilles, les toits sont en tôles ondulées, trouées et rouillées. Ces images fortes me troublent mais d'ici deux à trois jours j'y serai totalement habitué. Les premières impressions de l'Afrique Noire sont de se retrouver seul Blanc parmi une multitude de noirs qui me remarquent forcément et me regardent d'un œil différent. Cette sensation est gênante mais pareille à la pauvreté, je m'y accoutumerai en quelques jours. Les Africains seront mon unique horizon et sans eux je serai obligé de mourir de faim et de dormir dehors. Autour d'une grossière marmite contenant un jus graisseux, dans une taverne à l'air libre, un homme sort d'une boîte métallique une liasse de billets de banque qui m'étaient inconnus. Autour d'une « Flag «, bière locale commune à toute l'Afrique Occidentale, nous marchandons sur le cours du Dalasi, monnaie nationale gambienne. N'ayant pas vu de banque, je peux difficilement établir la base du taux officiel de change. Il doit me prendre un lourd profit, mais étant donné le faible coût de la vie ici, je ne dois pas y être perdant. Toute l'opération se fait en anglais car peu de gens parlent français dans ce pays qui est pourtant cerné de pays francophones. Les deux enfants qui n'ont rien à faire et qui n'auront sans doute jamais rien à faire, resteront avec moi toute la journée. Ils me conduisent dans un hôtel miteux, à travers d'une ville ayant l'apparence d'un bidonville. Les chambres sont sommaires, d'un autre âge que celles de l'hôtel précédent, mais d'un prix dérisoire. C'est un hôtel africain, pour les Africains, avec les odeurs et les bruits africains qui ne laissent pas indifférent un Européen nouvellement débarqué. Dans l'escalier se tiennent trois jeunes femmes vêtues seulement d'un pagne sur les hanches. Elles ne se sentent nullement incommodées par leurs tenues et me regardent avec des éclats de rire, en pointant leurs seins nus vers moi. Les deux enfants se nomment Antu et Bob, ils me conduisent chez eux. Dans la cour intérieure d'une vieille bâtisse de couleur rouge, à demi-construite, sa famille m'accueille en riant fort. Seuls les membres féminins sont là, mais elles sont plus d'une dizaine. Les hommes travaillent au-dehors ou sont partis à la pêche. Toutes ne parlent que le Woloff, langue de l'ethnie dominante de Gambie. Ses sœurs, à moitié nues, lavent le linge, leurs poitrines dévoilées tombent à terre lorsqu'elles se baissent. La mère, qui est la seule à être entièrement vêtue d'une large étoffe, pétrit une pâte blanche dans une bassine. La conversation est de fait impossible, excepté les généreux sourires qui acquiescent à toutes mes questions. Bien qu'elles m'invitent à visiter l'intérieur de leur demeure, je préfère retourner dans le centre ville. Malgré la gentillesse de ces gens, l'habitation est d'un autre monde et j'aurais trop peur de déranger ces gens très pauvres en étalant ma richesse d'Européen, rien que par ma présence. Même le plus pauvre Européen est plus riche qu'eux, plus riche mais pas forcément plus heureux. Antu m'emmena ensuite devant la maison du président de la République Gambienne. Ce palais, égal à un simple pavillon de banlieue en France, n'est gardé que par deux Cerbères peu dissuasifs qui en interdisent les alentours. Les ministres doivent être logés dans de vieilles bicoques pour ne pas surpasser leur chef. Autour de cette maison du numéro Un Gambien, s'étale la seule pelouse du pays, d'un vert criant au milieu de cette grisaille. Elle est copieusement arrosée et des écriteaux en prohibent son piétinement. Devant la pelouse présidentielle, une immense plage déserte borde l'océan. Un modeste camp de vacances réservé aux Blancs est cerné d'une palissade de béton, trouée par endroits. Antu m'y entraîne et m'incite à y glisser un œil afin d'observer des Blanches, très corpulentes, se laisser aller aux joies du tennis. Beaucoup d'enfants font comme moi et jubilent de bonheur à voir ces étranges personnes à d'aussi bizarres occupations. Un adolescent gambien semble me prendre à partie en m'apostrophant en Woloff. Antu, âgé que de dix ans me défend en vociférant contre son aîné. Le marché de Banjul est très animé et rempli de couleurs attractives. Il est dominé par les voix de femmes, grosses mamas aux boubous fleuris. Les photos sont difficiles à faire, les femmes, malgré leur légèreté vestimentaire voulaient paraître pudiques. Sur des branches mal étayées, sont proposés à la vente des slips larges et des soutiens-gorge pêle-mêle, non enveloppés et peut-être même usagés. Les tas de piments et d'autres graines forment des touches de coloris vifs sur le sol. Chaque coin du marché est réservé à une spécialité. A un endroit se trouvent les chèvres et les poules, un autre des habits neufs déjà salis ou des aliments. On trouve tout ce dont l'Africain moyen a besoin dans son quotidien. Aux abords du marché, un fabricant de pirogues s'acharne sur un tronc d'arbre. Plusieurs pirogues sont en cours d'élaboration, chacune à un stade différent. Le tronc, de sept mètres de long, est vidé de son cœur de façon à former une paroi de dix centimètres d'épaisseur et pour que dix hommes puissent s'y asseoir, les uns derrière les autres. L'ébauche est ensuite posée un court moment sur les braises d'un feu pour rendre le bois plus dur et étanche. L'esquif est mis ensuite à sécher sur des pilotis plantés dans le sable, face à la mer. Antu m'informe qu'un match de football international doit avoir lieu dans le seul stade du pays. Il ne possède pas les quelques Dalasis nécessaires pour se l'offrir. Dans un bus branlant, roulant par miracle nous nous rendons au stade de Baku, à vingt kilomètres de Banjul. Tout au long de la route, des jeunes s'y rendent en marchant, torse et pieds nus. A l'entrée de ce stade très moderne, les belles Gambiennes ont mis leurs plus beaux apparats et passé des heures à sculpter d'élégantes coiffures sophistiquées. Seuls les plus fortunés peuvent se payer le ticket, la grande majorité des supporters écouteront le match de l'extérieur. L'équipe nationale de Gambie s'oppose à l'équipe suisse de Zurich. Cette dernière l'emportera avec une facilité déconcertante. L'usage des maillots de couleurs différentes était inutile, puisque tous les Helvétiques étaient blancs et tous les Gambiens noirs. Cela rendait le repérage aisé. Le président Gambien assistait à la rencontre dans une tribune officielle remplie par les visages blancs des reporters suisses. De tout le reste des gradins du stade, j'étais le seul et unique Blanc. A chaque but marqué, une houle noire se levait et criait haut et fort de joie. Pendant le jeu, je voyais Antu renifler dans une grosse boîte métallique au couvercle défoncé. Je n'y prêtais pas attention lorsqu'un gros gambien la pris, la senti puis la jeta au loin avec dégoût. Il houspilla ensuite Antu en le menaçant de le battre. Je compris que le pot contenait de la colle qu'Antu reniflait pour se droguer, faute de meilleur stupéfiant. Je saisis d'un coup l'immense désespoir et cette misère d'être un gosse dans ce pays sans avenir. A dix ans il ne va plus à l'école et ne sait qu'à peine lire et écrire, bien qu'il parle anglais à la perfection. Il est très intelligent mais comment Antu gagnera t-il sa vie plus tard ? A la sortie du stade, Antu avait de nouveau un tube de colle sur lequel il aspirait fort, comme pour me défier. Je tentais de lui expliquer le mal qu'il se faisait mais je manquais d'argument face au naufrage de cette Afrique. Je fis du stop pour rentrer à Banjul avec Antu dont les yeux se voilaient. Je lui offris un copieux repas pour être sûr qu'il aura le ventre plein jusqu'au lendemain. Il me raccompagnait à mon hôtel, devenu lugubre dans une nuit non éclairée. L'éclairage urbain de la capitale restait toujours éteint, sans doute par mesure d'économie. Le patron de l'hôtel ne daignait pas se relever de sa position allongée en me posant diverses questions. Devant ma porte, une grosse fille aux seins nus m'attendait. J'eus toutes les peines à l'empêcher d'entrer. Antu me confia son adresse qui se terminait par : Africa. Sachant que j'allais à Dakar, il pensait que je repartirai de cette ville en train jusqu'en Europe, en traversant le Sahara. Je cohabitais toute la nuit avec une multitude d'insectes volants et rampants.
Le lendemain matin, de bonne heure, je me rendais seul à l'embarcadère de Banjul. Dans la faible lueur matinale, je traversais une partie de la ville encore endormie, sans Antu pour me protéger. Trois voitures attendent de s'embarquer sur le bac. Ce sont des véhicules sanitaires d'associations humanitaires anglo-saxonnes. Ce pays a bien besoin d'âmes charitables ! Je traverse l'estuaire du fleuve Gambie qui donna son nom au pays. A cet endroit, le cours d'eau est large d'au moins deux kilomètres. Je suis le seul Blanc piéton et ce fait ne me rassure pas. J'ai un peu peur du racisme éventuel des Africains, mais cette inquiétude disparaîtra au fur et à mesure que je connaîtrai ces Africains pour finalement ne plus y penser du tout. Le bac croise plusieurs frêles embarcations de bois, minuscules pirogues à côté du ferry, mais dont certaines, très effilées, contiennent jusqu'à trente ou quarante personnes. Après plusieurs émotions fortes dues à la vétusté de l'esquif, le bac accoste à Barra, village construit de branchages et de roseaux, où les chèvres sont maîtres de chaque espace. Un bus sénégalais attend son départ pour Dakar. Je prends un café servi dans une boîte de conserve. Avant le départ, des changeurs au noir proposent, à bon prix pour eux, de convertir les Dalasis gambiens en francs CFA utilisables au Sénégal. L'absence de banque et de policier me jette dans leurs bras et leurs affaires. Le Dalasi n'est échangeable nulle part ailleurs que dans son pays d'origine. Au bout de quelques kilomètres d'une brousse épaisse, le bus passe sans arrêt à la douane gambienne. Après un court no man's land habité, il s'immobilise au poste frontalier sénégalais que je reconnais aux drapeaux nationaux et aux uniformes immaculés. Sur ordre, tous les passagers descendent sauf moi, seul Blanc, que l'officier autorise à rester dans le bus après avoir observé mon passeport. Aucun tampon n'y sera apposé, ce qui m'obligera à me rendre au bureau d'immigration de la capitale pour faire régulariser mon entrée. Je suis heureux de renouer avec la langue française, bien que je comprenne très bien l'anglais parlé par les Gambiens. La langue officielle de Gambie est l'anglais et celle du Sénégal le français mais ce sont les frontières fictives coloniales qui ont imposé cela. Les habitants des deux pays se comprennent très bien dans une même langue commune qu'est le Woloff. A Kaolack, le marché est dans les rues et le bus a du mal pour se frayer un chemin. Des camelots montent dans le véhicule pour écouler leurs pacotilles. Je note peu de différences dans le paysage et les habitations par rapport à la Gambie. Après Kaolack, la végétation est moins luxuriante et laisse place à une savane hérissée çà et là de puissants baobabs, mastodontes sans feuille. Je suis ravi lorsque je vois des singes s'enfuyant dans les hautes herbes à l'approche du bus. Rufisque est une ville de la banlieue de Dakar, le bitume devient meilleur. Puis, de timides autoroutes annoncent l'arrivée imminente dans la capitale sénégalaise. Les véhicules sont plus nombreux avant de devenir innombrables. J'ai mis six heures pour rallier Banjul à Dakar. Tout d'abord, je vais chercher un hôtel, ce qui n'est pas facile ici. Je suivis un homme d'affaire Gambien qui avait son hôtel attitré. Devant la cherté de la chambre, je fais grise mine. Voyant cela, ce Gambien me propose de me payer ma chambre ou d'en partager une avec lui. Je me méfiais de lui et de sa proposition insidieuse. En anglais, je repousse son offre et pars dans un hôtel populaire. Une grosse matrone m'accueille en étreignant mon cou dans ses lourds bras. Sous l'escalier menant à ma chambre, une escouade de dix jolies filles attend, sagement assises. Naïf, je les ai prises tout d'abord pour des femmes de chambre. Si leur métier et leur fonction étaient bien d'être dans les chambres, ce n'était pas pour y faire le ménage Je comptais prendre le train du lendemain, celui qui part à dix heures pour le Mali voisin. A la gare, on m'annonce qu'il partira avec du retard, juste vingt-quatre heures de retard. Ce train ne circule que deux fois par semaine, cela me fera une journée de plus à Dakar. Je ne pensais pas assister à l'arrivée du célèbre rallye Paris-Alger-Dakar TSO, mais avec ce retard inopiné, je verrai les concurrents rescapés à leurs arrivées. Avant d'achever cette journée, je me rends sur le port prendre le dernier bateau pour l'île de Gorée, au large de la ville. Une demi-heure de navigation suffit pour atteindre cette terre de souffrances qui a hébergé la plupart des esclaves en route pour les Amériques. Presque tous les ancêtres des Noirs Américains ont transité par ce minuscule îlot. Ce jour, la maison des esclaves, transformée en musée est fermée. Je me contente d'une promenade contemplative des vestiges des guerres. Cette île fut conquise par les Anglais, les Espagnols et les Français, de nombreux canons et blockhaus en témoignent. L'ultime attaque remonte à la dernière guerre mondiale. Les Anglais alliés aux Forces Françaises Libres voulurent conquérir Dakar qui était resté fidèle au gouvernement de Vichy. D'un monticule, la vue sur les gratte-ciel de la métropole sénégalaise est splendide. Les ruines d'un vieux pénitencier sont ouvertes à tous vents. Des jeunes sénégalais se prétendant étudiants s'offrent comme guides avec insistance et il est difficile de s'en débarrasser lorsque l'on est seul. Le seul moyen est de converser avec eux, quitte à leur offrir à boire et à leur faire des promesses sans lendemain. Le temps de prendre la vedette du soir pour le retour et le soleil décline sur l'océan en un majestueux coucher. « Dakar by night « n'est pas très excitant, les commerces sont fermés. J'achète le journal sénégalais « Le Soleil « pour savoir où en est le rallye des sables. La dernière étape se finira sur la plage de Yoff vers dix heures, puis à quatorze heures tous les véhicules défileront sur la place de l'Indépendance. Les prix seront alors remis aux vainqueurs. C'est par le pur hasard des dates que mon itinéraire croise celui du rallye. Je n'ai rien à lui envier, mon expédition réalisée seul au travers de cinq pays du Sahel vaut largement l'exploit du rallye. Je vois et j'apprends certainement plus de choses que les concurrents lancés dans une course effrénée et stupide. La presse sénégalaise semble d'un avis très mitigé sur l'opportunisme de ce rallye, sauf en ce qui concerne les retombées touristiques et médiatiques.
Je consacre toute la matinée à faire connaissance avec Dakar, très belle ville, trop Européanisée à mon goût. Je vais du parlement aux quartiers chics sur la côte, du centre planté de hauts buildings à la périphérie plus populaire et commerçante. Je vois de nombreux Français qui travaillent ici, ainsi que de riches sénégalais roulant dans de luxueuses voitures. A la place de l'Indépendance, plus grande place de Dakar, bordée de très récents immeubles, une grande activité s'y déploie. Les banderoles et placards publicitaires fleurissent les murs. Les centaines de militaires chargés du maintien de l'ordre sortent des camions, en uniformes impeccables, fusil d'assaut sur l'épaule. L'attente dura deux heures parmi une foule de plus en plus dense. Je suis le seul Blanc, noyé dans une marée de Noirs. Plusieurs groupes folkloriques en peaux de bêtes se déhanchent face aux tribunes officielles. Ces tribunes sont remplies de Blancs ayant un rapport quelconque avec les hommes du rallye. Parmi les danseurs, une Sénégalaise attire toute mon attention. Dans ces danses très dynamiques, ses seins généreux s'échappent de leurs soutiens pour rythmer de leurs balancements la musique affolante. Leurs formes et leurs couleurs sont beaucoup plus harmonieuses que les voitures quatre-quatre qui paradent, toutes cabossées et boueuses. Des berlines ministérielles noires arrivent en grande pompe, escortées par des hommes armés. Plusieurs ministres du gouvernement sénégalais en sortent, parmi eux, ceux du tourisme et des sports. La foule est compacte, tout Dakar s'est donné rendez-vous sur cette place. Seules quelques taches blanches de visages européens émergent de cette masse couleur ébène. Aux hautes fenêtres grillagées d'un édifice public, des centaines d'enfants s'accrochent à plusieurs mètres du sol en s'improvisant des tribunes. Tout ce qui se situe en élévation est occupé. Les vedettes du rallye se font attendre mais le temps passe vite car je ne perds pas de l'œil la jeune danseuse. Beaucoup de photographes et de cameramen de la course la mettent dans leurs appareils, séduits par sa façon de se déhancher et par sa réelle beauté plastique. Ce sont les motos puis les voitures et enfin les camions suivis par les véhicules de ravitaillement qui défilent à une très lente allure, pendant une heure. Les vainqueurs sont Gaston Railler sur moto et Patrick Zanirolli pour la catégorie auto sur Mitsubishi. Ils reçoivent solennellement les coupes des mains d'un ministre d'Abdou Diouf. Je pensais que le président du Sénégal, Abdou Diouf, serait présent mais je n'apercevais pas son immense et maigre silhouette. Il ne désire peut-être pas cautionner cette épreuve contestée en Afrique Noire. Le public ne s'enthousiasme guère au passage de cette caravane. L'intérêt commun de centaine de gens est de récupérer soigneusement les longs rubans publicitaires d’un journal français qui parraine la course. Les palissades en sont décorées sur six ou sept kilomètres. En Afrique, rien ne se perd et ils réussiront à en faire mille usages. Après le cortège des mécaniques, les véhicules sillonnent la ville jusqu'au soir. Les gosses s'amusent à s'accrocher aux camions en courant derrière eux et en s'agrippant aux filets ou aux bâches. J'ai vu une bâche se déchirer sous le poids d'un garçon qui tomba ensuite à terre. Sa surprise fut suivie d'une hilarité puis il recommença à poursuivre à pied les camions. Les plus malins parvenaient à se percher sur le toit des camions dont certains transportaient ainsi clandestinement dix à quinze enfants. Le soleil rougeoyait au-dessus du Cap Vert, je rentrais à l'hôtel. J'en ressortis plus tard pour profiter de l'animation mais celle-ci se limitait à une plus forte fréquentation des cafés européens et aux voitures du rallye, maintenant immobiles devant les hôtels de luxe.
Le lendemain, le train international bihebdomadaire était à son quai avec vingt-quatre heures de retard. La veille, en absence de train, les guichets étaient fermés et maintenant il n'existe plus de place en seconde classe. L'on m'envoie à des responsables de la gare, dans des bureaux imitant le style d'avant la Première Guerre Mondiale. De main en main, j'atterris enfin devant une femme compatissante, à la coiffure en forme de cocotier, qui me délivre un billet de première classe après m'avoir proposé avec insistance une couchette. Je pense qu'il restait des secondes classes mais ils essayaient avec succès d'écouler les places les plus chères aux étrangers. L'idée de voyager en première classe ne me séduit pas et le prix est un peu élevé mais je n'ai pas le choix. Pour un trajet de plus de mille six cents kilomètres en trente-deux heures, je n'ai payé que cinquante-cinq euros, réservation et confort inclus. Ayant exprimé le désir de monter sur la locomotive, on m'envoie auprès du chef de la gare de Dakar. Il accepte sans problème car il ne doit pas en avoir la responsabilité. Ce train est moderne et n'a rien à envier aux trains européens, d'ailleurs il doit être de construction française. Il n'existe que deux rames comme celui-ci à circuler sur cette ligne : Un train sénégalais et l'autre malien. Tous les autres trains sont purement africains par leur vétusté, saleté et lenteur. Le train est composé d'une quinzaine de voitures, dont une voiture couchette, trois de première, une voiture restaurant et le reste en deuxième classe. La machine est à traction Diesel, sale et puant le gazole. Je préfère donc monter directement en première classe, dont le confort est égal à la seconde en France. A dix heures, le lourd convoi décolle pour s'enfoncer à l'intérieur de l'Afrique. Maintenant je suis habitué à n'être que le seul Blanc au milieu de tous ces Noirs. Je suis un point d'attrait convergeant pour tous les regards, mais ceux-ci sont absents d'animosité et de mauvais sentiments. D'après mes estimations, le train compte presque deux mille voyageurs et je n'y verrais que trois autres Blancs. Un couple âgé d'Américains est en couchettes et un Allemand dans les secondes classes. Cela ne représente que 0,03 pour cent de Blancs. Le train s'arrête à presque toutes les gares de la ligne qui en compte cent soixante, une tous les dix kilomètres. A chaque arrêt j'apprends à mieux connaître cette Afrique à travers toutes ses traditions pendant les quelques instants que durent les haltes. Plus le train s'éloigne de la capitale, plus l'habitat redevient traditionnel. Les maisons carrées laissent place aux cases rondes et les tôles ondulées sur les toits disparaissent au profit des revêtements de chaumes et de branches. Plus nous nous enfonçons dans la brousse, plus les habits de la population changent. Dès que la rame stoppe, les femmes et des enfants se précipitent, paniers ou seaux sur leur tête, pour proposer la marchandise locale. Ici des tissus, là des oranges ou des poissons si le village est à proximité d'une rivière. Ce ne sont que des femmes qui s'occupent de ce commerce, dans des boubous très propres malgré la poussière ambiante. Je me satisfais de ces images que je n'aurais jamais pu imaginer tant elles sont superbes. De temps en temps, j'aperçois furtivement un singe. Le paysage rural est composé de hautes herbes jaunes, appelées « herbe à lion «, sur un sol apparemment aride, d'où émergent de-ci, de-là d'énormes baobabs sans feuille. Ces arbres paraissent anormaux et monstrueux, car leurs gros troncs sont surmontés de minuscules branches atrophiées et dénudées. Les villages rassemblent une vingtaine de cases. Ils sont très espacés et ils me plongent dans une atmosphère préhistorique. Je distingue parfois une femme pillant du mil à l'aide d'un gros pilon. Dans l'après-midi, une jolie fille s'assoit à côté de moi, sur la moitié de banquette que je n'occupe pas. La voiture est à couloir central qui sépare deux rangées de sièges à deux places. Elle parle avec le passager du siège voisin mais son curieux manège ne me trompe pas. Elle désire me parler mais si elle s'adressait directement à moi, elle serait qualifiée de fille facile. Finalement, nous allons rester ensemble, tous les deux, pendant trois jours. Anne Marie est Ivoirienne, de Grand Bassin et retourne chez elle après avoir traversé le Sahara avec le rallye Paris-Dakar. Le TSO lui a payé l'avion d'Abidjan à Paris pour qu'elle travaille jusqu'à Dakar comme assistante à tout faire : cuisine, nettoyage, soins... L'organisation lui a aussi payé le train en première classe et une nuit dans l'un des deux hôtels de luxe à Bamako. C'était une des trop rares personnes du continent africain à participer à la course, ce qui donnait bonne conscience aux organisateurs. Elle est intelligente et sait tirer parti de ses atouts et sans doute de sa beauté. Elle croyait que je faisais partie aussi du rallye ou que j'avais un intérêt avec lui. Elle me narre le rallye Paris-Dakar d'une autre façon que celle relatée par les journaux ou même par les concurrents. Elle parlait beaucoup et je ne savais pas ce qui était exact dans tous ses propos. Nous mangeons, dormons assis ensemble, nous ne nous séparons plus. Parti à dix heures le matin de Dakar, nous n'arriverons à Bamako qu'à dix-huit heures le lendemain soir. Au cours de mes footings dans le train pour me dégourdir les muscles, je connaîtrais beaucoup de monde. Le bar-restaurant est le meilleur endroit de rencontre du train. Plusieurs nationalités africaines y étaient présentes. Aucun passager n'était de la même ethnie et la seule façon de communiquer était donc de parler en français, où j'étais à mon avantage. Ibrahim retournait chez lui à Abidjan pour ses vacances, après avoir travaillé un an à Tripoli en Libye. Il me montra ses billets de banque libyens qu'il était fier d'avoir réussi à sortir du pays. Il me conseilla de me méfier d’Anne Marie car il est suspect en Afrique qu'une jeune fille voyage seule. Déjà très respecté par mon apparence de Français, accompagné d'Anne Marie, tous les passagers me regardaient avec envie. Anne Marie était une fille plus évoluée que la moyenne des Africaines de son âge. Elle me déclara avoir dix-huit ans. J’en avais quant à moi vingt-deux. Elle m'apprit à manger des poissons Capitaine, poissons communs à toute l'Afrique Occidentale. J'utilisais mes doigts sans que l'huile abondante me dégouline partout. J'étais admiratif de ses cheveux tressés très fins. En souvenir, elle se sectionna puis me donna une de ses nattes, et par mégarde, se coupa légèrement un doigt avec mon couteau. Je la soignais consciencieusement et ce lien nous unissait davantage. Blaise, son voisin du siège d'à côté, commerçant à Bamako, revenait de Dakar pour ses affaires. Il m'exposa aussi ses doutes sur la sincérité de cette fille. Une nuit noire tombait sur l'Afrique Noire. A l'extérieur, je ne voyais aucune lumière dans les campagnes. Dans les villages, les lampes électriques étaient très rares, les feux de bois plus nombreux et les lampes à pétrole utilisées avec économie. En pleine nuit, les petits commerces n'ouvraient que l'instant pendant lequel le train stationnait dans le village. A deux heures, le train s'immobilisa à Kidira, frontière Sénégalo-Malienne pendant deux bonnes heures. Anne Marie n'avait aucun papier d'identité officiel à présenter au douanier. Le fonctionnaire la fit descendre. Un autre douanier me fit également descendre du convoi afin de faire viser mon passeport. Les autres passagers africains restèrent dans le train. Tous les bagages furent fouillés. Au-dehors, je ne voyais rien. Des groupes d'hommes, de femmes, se réunissaient autour des quelques lampes à pétrole. Aucun bâtiment officiel, aucune lumière électrique n'existait. Il m'était impossible de reconnaître les douaniers dans cette obscurité, je devais demander à des hommes réunis dans les ténèbres. Aussitôt le faisceau d'une torche électrique m'aveugla les yeux. Un de ces hommes, sans uniforme ni badge, me déclare être ce douanier. Mais il fallut attendre, former une file indienne, afin qu'il daigne écrire lisiblement : « Vu au passage à Kidira «. Les tampons encreurs n'étaient pas encore parvenus dans ce fond d'Afrique. Les yeux s'habituent graduellement à la pénombre mais voir les Africains dans le noir n'était pas une chose aisée. Une autre peau blanche semblait aussi perdue et tournait autour des feus de bois où des mamas malaxaient sans cesse une viande douteuse dans des marmites sans âge. C'était un Allemand. Il parlait très peu le français et je le plaignais car en Afrique Francophone, peu d'indigènes parlent les langues Germaniques. De retour à ma place, Anne Marie était revenue et semblait être autorisée à poursuivre le trajet hors du pays. Je me demandais de quelle façon elle était parvenue à franchir une frontière sans aucun papier. Avait-elle usé de son charme et pourquoi n'avait-elle aucun document sur elle ? Peut-être avait-elle payé de son corps ? Ici, l'argent n'est pas la seule monnaie. Le train passa au Mali sans aucun contrôle malien. Je m'endormais, Anne Marie sur mon épaule dont ses cheveux tressés si fin martyrisaient ma peau fragile et tendre.
J'étais tout à fait assimilé à l'Afrique que j'aimais de plus en plus. Le Sénégal est un pays moderne, beaucoup plus avancé que la Mali. Je ne savais que peu de chose sur ce pays mais je ne l'aborderai pas seul. Plusieurs personnes voulaient m'aider à Bamako. Ibrahim me proposa d'aller à Abidjan en Côte d'Ivoire avec lui, par le bus. Toute cette seconde journée de train se passa très vite, bien que le convoi roulait lentement. A deux reprises, le train marchait à vue à environ dix kilomètres à l'heure sur une voie nouvellement refaite. La cause en était un déraillement comme l'attestait des wagons endommagés et renversés en contrebas du talus. Quand le train s'inscrivait dans une courbe, il était impressionnant de constater la majesté du convoi s'intégrer dans ce paysage pastoral, inviolé par notre siècle, où seul ce train marquait le progrès. Un Africain me fit remarquer que l'exploitation de ce train coûtait très cher et que le prix des billets ne compensait pas le déficit de la ligne. Parfois, notre train croisait sur des voies de garages et d'évitements des rames locales qui me firent frissonner d'envie. Ce sont de très vieilles automotrices sans fenêtre ni porte, surchargées par des grappes d'Africains qui se maintenaient en équilibre instable en s'accrochant désespérément à chaque relief et aspérité des wagons. Les couleurs sont délavées et la rouille apparente. Les paysages se diversifient ainsi que les habitations. Les cases africaines sont plus variées que nos pavillons européens sans caractère, en fonction de la végétation du terroir. De petites montagnes de formation récente, aux pics peu émoussés et pointus cassent la monotonie de la plate savane. Kayes, quatrième ville malienne, est la région qui détient le record de chaleur du pays, m'affirment certains. Le train est climatisé, aussi je ne ressens pas les écarts de température. La climatisation entraîne une étanchéité du train. Les fenêtres ne s'ouvrent que faiblement, juste assez pour passer une main au-dehors. Alors que le jour est sur son déclin, la rame aborde l'agglomération de Bamako. Une poignée de gosses courent après le train sans aucun espoir de le rattraper. La banlieue est inexistante, aucun grand bâtiment ne se détache de l'horizon de la ville. Les murs sont lépreux et sales. Bamako est le terminus de cette ligne. Une seconde ligne relie Bamako à Kouligouro, port fluvial pendant la saison des hautes eaux du Niger. Les billets de train sont collectés à la sortie. Blaise, le commerçant, est accueilli par son frère. Ibrahim va prendre le bus ou un taxi-brousse pour Abidjan. Anne Marie se rend à l'hôtel le plus luxueux de Bamako, le Grand Hôtel. Je refuse de dépenser beaucoup d'argent pour me l'offrir et je n'ai pas osé demander à Anne Marie de partager sa chambre, chose qu'elle m'aurait certainement accordée. Nous nous donnons rendez-vous le soir même, à la discothèque de l'hôtel. Blaise insiste pour me rendre service. Il hèle un taxi pour me conduire à l'hébergement le meilleur marché de la capitale, dont j'ai vu l'adresse dans un livre-guide. A Bamako, les hôtels sont onéreux. Il ne me propose pas de dormir chez lui car les intérieurs africains sont très modestes et il a peur de ne pas me satisfaire. Le taxi est une Renault Quatre qui me fit une telle peur en confondant le trottoir et la route, que de toute l'Afrique, je jurais de ne jamais remonter dans un taxi urbain. Blaise insiste pour régler les mille francs CFA du taxi trompe-la-mort. Près du pont sur le Niger, face à la boîte de nuit « Les Caïmans «, est située la « Maison des Jeunes «, sorte de MJC locale. Le logement est constitué de dortoirs de dix lits chacun en moyenne. Un de ces dortoirs était occupé par des Européens. Ils étaient quatre. Je me dépêche, je me douche et me pare de l'unique chemise propre pour me rendre à la boîte de nuit « Le Village «. Il fait nuit et l'éclairage de la capitale est chichement distribué. La distance est de deux kilomètres environ. Les derniers tabliers : bistrots installés sur le trottoir, vendent le lait et les pains-beurre aux derniers clients. Pour un prix dérisoire, je me remplis l'estomac d'un lait chaud et de bon pain. Aller jusqu'au Grand Hôtel, de nuit, seul, est peu rassurant. Des centaines, peut-être des milliers de gens dorment dehors, allongés sur des nattes d'osier ou sur des bancs en bois. Ce sont des gens extrêmement pauvres et démunis de tout. Certains ont toute leur famille autour d'eux. Les rares voitures à circuler soulèvent une poussière qui noie tous ces dormeurs sous une crasse envahissante. Mon estomac se noue chaque fois qu'une main décharnée s'ouvre timidement devant moi dans l'espoir de recueillir quelques pièces. Je suis certain d'être le seul Blanc à me promener à cette heure-ci. J'ignore s'il y avait de réels risques ou non, mais l'expérience m'enseignera qu'un Blanc n'encourt aucun danger dans cette partie de l'Afrique. La discothèque n'ouvre qu'à vingt et une heures. Je suis obligé d'attendre dehors car tout est fermé. La nuit tombe tôt en Afrique, on se rapproche de l'équateur. Les Africains n'ont pas tous une télévision pour veiller tard, si bien qu'à cette heure-ci la ville est entièrement assoupie. De nombreuses filles non accompagnées attendent à une courte distance de moi. Je suis seul avec toutes ces filles qui semblent parler de moi en me désignant des yeux. Je n'ai plus aucun doute, cette boîte de nuit n'est fréquentée que par les Européens aisés de l'hôtel et donc ces filles sont ici pour eux. Elles sont Ghanéennes ou Libériennes. Elles sont belles et savamment vêtues mais je pense à Anne Marie qui m'attend. Des hommes louches rôdent également. Un homme presque nu, un bâton à la main est passé trois fois devant moi en m'examinant et en se dissimulant le visage. Il ne m'en faut pas plus pour m'impressionner. Je franchis les voies ferrées qui mènent à la gare, puis par une large artère, je retourne à la MJC. Les quatre autres Français dorment, recouvert du linceul qui les protège des moustiques. Je ne m'étais pas méfié de ces ennemis invisibles. Je ne dormirai presque pas de cette nuit. Une nuée de moustiques vola sans arrêt autour de ma tête. J'essayais de me boucher les oreilles, de m'entourer la tête d'une serviette, mais rien n'y faisait. J'avais le sentiment que ma tête allait éclater tant le bourdonnement était insupportable. Toute la nuit je subis cette terrible torture sans aucun remède pour l'esquiver. Le moustique est l'animal le plus dangereux pour l'homme. Je me promis que le lendemain je me munirai de tous les produits nécessaires pour éviter un tel supplice.
Dès l'aube, c'est une musique dominée par les tam-tams qui me sort de ma léthargie. Cette bâtisse est avant tout la maison de réunion des jeunes maliens et ceux-ci viennent s'entraîner à danser en vue d'une fête prochaine. Je passerai une partie de mon temps à contempler ces filles se déhancher et se contorsionner sans penser qu'elles ne sont vêtues que d'un pagne traditionnel très simple qui cache peu de chose de leurs corps bien proportionnés. Certaines, les plus âgées sont néanmoins habillées d'une ample étoffe qui les enrobe des pieds au cou. Je n'avais aucune intention de séjourner à Bamako mais les formalités administratives m'obligent à y rester ce jour ouvrable. Je désirais une autorisation de photographier mais les démarches à accomplir m'en dissuadent. Il aurait fallu que je renouvelle cette opération dans chaque ville malienne, avec à chaque fois une dépense de photo d'identité et de timbres fiscaux très chers. J'économiserai ce laissez-passer et ferai mes prises de vues en cachette, en évitant les uniformes susceptibles de me demander ce papier officiel. Je dois ensuite, de ma propre initiative, faire viser mon passeport comme il est de coutume en arrivant dans chacune des villes au Mali. Si un touriste visite toutes les villes maliennes, il aura sur son passeport autant de tampons et d'inscriptions : « Vu à... «. Depuis un an, les anciens francs maliens ont disparu et le Mali est entré dans le cercle des pays africains ayant adopté le franc CFA pour monnaie commune. Celle-ci conserve toujours la même parité avec le franc français, et maintenant avec l’Euro. Cela facilite le voyage dans toute l'Afrique Occidentale. Dans ma chambre, je suis avec trois Français, dont deux sont ensemble en moto. Ils viennent de traverser le Sahara sur leur engin par la Transsaharienne, un des deux chemins qui traversent ce désert. Ils se rendent à Dakar par des pistes difficiles qui suivent la voie ferrée que j'ai empruntée. L'un est technicien en air conditionné et espère plus tard obtenir un emploi dans les pays Arabes du Golfe. Didier, lui, a traversé le désert des déserts à pied, en faisant du stop avec les camions. Il a ainsi voyagé parmi les moutons descendants du Maghreb. Il se rend à Abidjan pour y travailler. Les Français pouvaient travailler légalement dans ce pays. Avec lui, je visitais Bamako dont les modestes dimensions se prêtent bien aux parcours à pied. Le marché, en style soudanais est, comme partout en Afrique, le centre d'animation de la capitale. J'y trouve des serpentins chinois qui font fuir les moustiques pendant leur combustion. J'échappe à une fourberie lors d'un marchandage pour l'achat d'une bombe d'insecticide, que finalement je n'acquiers pas. Le vendeur me poursuivit dans tout le marché, en baissant régulièrement son prix initial. Les carrefours du centre ville sont loin d'être embouteillés par le peu de voitures et de carrioles à chevaux que j'y vois. Les cycles sont les plus nombreux. Les seules constructions vraiment belles sont les vieilles maisons coloniales, bâties par les Français. Elles sont converties maintenant en ministères ou transformées en ambassades. A un angle de rue, je vis le ministère de la justice qui était logé dans une construction faite en partie de bois et en piteux état. La justice ne semble pas être une priorité ici. De loin, je n'ai vu que les deux superbes minarets de la Grande Mosquée offerte au Mali par l'Arabie Saoudite. Cette mosquée, les deux hôtels internationaux et quelques banques sont les uniques édifices modernes du pays. En rentrant à la MJC, je suis appelé par le barman du bar dépendant de l'établissement. Il me déclare que quelqu'un m'attend dans le dortoir, en ne me précisant pas que c'est une fille. Je fus étonné en découvrant Anne Marie étendue sur un lit. Le Thierry Sabine Organisation ne lui avait payé qu'une seule nuit au Grand Hôtel, à soixante-quinze euros environ la nuit. Ne sachant pas où dormir ensuite, elle a pensé à moi. Elle sera loin du luxe de la veille dans ce taudis à trois euros la nuit. Si c'est l'hébergement le moins cher de la capitale, c'est aussi le plus sale. C'est accompagné de Didier et d'Anne Marie que nous flânons dans Bamako. Au Grand Hôtel, Didier téléphone chez lui pour se renseigner si son mandat qu'il attend depuis deux semaines a été expédié. Il commence à être à cours d'argent et ce ne doit pas être évident de vivre ici en étant fauché. Pour un Blanc, travailler au noir à Bamako peut être possible mais la rémunération est extrêmement faible et négligeable. Dans le hall de l'hôtel, sous vitrines sont exposés de multiples bijoux en or et en ivoire à des prix intéressants. Deux filles très bien habillées attendent leurs clients européens. Elles ne vendent pas leurs bijoux, mais ce qui est dessous. Didier est plombier et est inquiet sur la possibilité de trouver du travail à Abidjan, où il ne s'est jamais rendu. Dans une pharmacie où je me procure une crème anti-moustiques, les étalages sont pauvres et clairsemés. Il manque de tout et même des médicaments de base. Je pense avoir presque plus de remèdes dans mon sac que dans cette boutique. Le prix des rares médicaments est bien sûr hors de portée des plus nécessiteux qui vagabondent dans les rues. Assis au pied d'un arbre, sur une place du centre, un vieux marabout, ou sorcier local, est fier d'étaler tous ses «gris-gris» devant lui. Nous lui posons quelques questions sur la signification de divers objets mais il se montre très secret et feint de ne pas comprendre en nous souriant. Il y a là des oiseaux morts, des plumes, des rats ainsi que d'autres petits animaux séchés, des pierres et d'autres objets hétéroclites que je ne reconnais pas, recouverts de poussière et de salissures. La chaleur s'est atténuée et il fait bon se promener au bord du Niger avec Anne Marie, toujours souriante et heureuse. Elle nous communique une fabuleuse joie de vivre qui émane d'elle. Sur une plage du fleuve, une centaine de femmes, dans l'eau jusqu'aux genoux, lavent le linge et leurs corps par la même occasion. Pour nous rafraîchir plus encore, nous pénétrons dans une banque où l'air conditionné nous donne la sensation de froid. Les banques sont modernes et élaborées en matériaux solides. Je suis surpris de voir ces constructions implantées près des cases en matières végétales, si peu contemporaines. Dans des rues populaires aux habitations hideuses et sales, où le milieu de la rue sert de caniveau et d'égout comme l'attestent des flaques d'eau nauséabondes, je marche tout près d'Anne Marie. Notre couple momentané ne passe pas inaperçu et des multiples paires de yeux se tournent vers nous avec les stigmates de la moquerie. Ils ne doivent pas voir d'Européen tous les jours et surtout pas accompagné d'une jeune Africaine. Anne Marie a connu la France quelques jours mais ne souhaite pas y vivre. Son rêve est d'avoir un salon de coiffure africain, comme il en existe à Abidjan. Les salons de coiffure de Bamako sont sommaires et principalement réservés aux hommes pour des coupes rapides. Le mur de la maison d'un coiffeur est orné de peintures représentant des portraits aux têtes bien coiffées, dans un style candide. Il fait nuit lorsque nous nous asseyons tous les deux sur un banc face à une table bancale. Pour achever la journée, nous prenons un chocolat dans des bols en plastique peu hygiéniques et plein de microbes, accompagné de tartines de pain français au beurre chaud et sans date de conservation. Les quelques voitures à passer au compte-gouttes suffisent pour faire envoler toute la poussière de la rue et l'envoyer dans notre lait. Anne Marie se réquisitionne un lit près du mien dans notre dortoir, bien que se soit en principe contraire au règlement de l'établissement et de sa morale. Notre nombre d'hommes l'effraie moins que si nous n'étions que deux ou trois. A ma demande, Didier se sépare de sa moustiquaire pour la confier à Anne Marie. Paré de toutes mes armes contre les moustiques, nous n'aurons aucun problème avec ces animaux buveurs de sang et qui transmettent tant de maladies. Anne Marie restera quelques jours de plus à Bamako. Elle espère trouver un véhicule qui l'emportera dans la région de Kayes où elle me dit connaître un ingénieur allemand travaillant sur un barrage coupant le fleuve Sénégal. C'était une étrange fille.
MALI – BURKINA FASO
Le bip électronique de ma montre me lève à cinq heures. Dans le dortoir, je n'entends que les moustiques survoler les corps alléchants de sang frais. Dans le silence, à l'aide de la clarté matinale, je m'habille et rassemble mes affaires en surveillant le sommeil de mes compagnons de chambrée, tous routards du désert. Avant de partir, je soulève délicatement la moustiquaire d'Anne Marie et lui pose un adieu personnifié sur sa joue, en l'effleurant sans la réveiller. Cette petite Ivoirienne a certainement sa place dans l'avenir de l'Afrique. Je prends mon quotidien petit déjeuner à un tablier sur le trottoir : Chocolat français et lait concentré importé des Pays Bas. Dès l'aurore, le tout Bamako se lève et la grande rue s'anime. Des dizaines de corps inertes s'ébrouent de part et d'autre, après avoir dormis sur des marches ou à même le sol crasseux. Suite à d'intenses prières pour qu'Allah bénisse ce jour nouveau, ils mettent de l'ordre dans leurs habits drapés, puis partent errer en dandinant leurs silhouettes grandes et minces, pour ne pas dire squelettiques, leurs nattes de paille ou un tapis sous le bras. Une vaste place en terre battue près de la maison des jeunes est le rassemblement des bâchés pour toutes les destinations de la région de la capitale. Le brouhaha local est dominé par le nom des villes que crient ensemble tous les chauffeurs sans concertation. Des marchands de tout ce que produit la terre africaine sont aussi au rendez-vous. Un bâché est une vieille Peugeot 404 dont l'arrière, recouvert d'une toile, est aménagé de façon à transporter de dix à quinze passagers adultes, mais maigres. Je veux aller à Mopti dans le Nord mais la gare des taxis-brousse est en dehors de la ville, sur l'autre rive du Niger. Il est difficile de s'extraire du bâché, il faut écraser les ballots et les pieds des Maliens qui me jettent des regards furibonds. Je suis le seul à descendre en face de la gare routière et j'ose retarder le véhicule. Est-ce que le temps est important en Afrique où il n'y a pas d'heure, juste celle de vivre, de procréer au maximum puis de mourir. Les taxis-brousse sont des 504 commerciales, blanches en général, qui transportent directement et vite dix à quinze adultes plus cinq enfants en moyenne. On y est aussi à l'aise qu'une sardine dans sa boîte. C'est un bon moyen de transport pour les longues distances africaines et peu cher. Les amortisseurs sont bien adaptés aux pistes. Peu de bus sont utilisés en Afrique Occidentale car c'est une région sous-peuplée et dont les habitants se déplacent très peu. Les congés payés ne sont pas encore arrivés ici et les Maliens, Burkinabés et autres Africains sont essentiellement agriculteurs ou pasteurs et n'ont pas vraiment de raison de voyager souvent. Les chauffeurs trouvent tout de même facilement des passagers pour remplir leurs taxis-brousse et ne sont pas tous sur moi pour me proposer leurs services. Ils ne peuvent partir que s'ils ont fait le plein de voyageurs, ce qui se traduit dans les petites villes à plusieurs heures d'attente. Je découvre aisément un taxi pour ma destination. Il existe aussi un minibus jaune qui part pour Mopti mais il met vingt-quatre heures, sans compter les heures de retard probables car il fait des détours pour desservir les moindres villages. Dans cette station, j'estime le nombre des taxis-brousse, tous identiques, à plus d'une centaine. Dans un roulement bien rodé, les uns partent et d'autres arrivent de toutes parts d'un pays deux fois plus étendu que la France, et même des sept pays limitrophes. Plus d'un millier de voyageurs attendent, tous noirs, qui palabrent, mangent, crachent ou urinent assis dans la poussière, sans se cacher. J'aperçois un autre Blanc, bien vêtu, rasé de près, valise Delsey à la main. Le manager, chef de plusieurs taxis, s'arrangera pour nous mettre ensemble. Deux taxis-brousse partent en même temps pour Mopti. J'observe une mère Peule, la bouche teinte en bleue, donnant un sein famélique et vide de lait à son nourrisson. C'est plus un geste rituel et habituel car il ne nourrit pas son bébé. Par contre, les mouches sur le visage du gosse trouvent leur pitance dans la malpropreté de sa figure. L'autre Blanc, un Français de Lille, se prénomme Marc. Il a payé les deux places à côté du chauffeur pour avoir un plus grand confort. Il doit aussi payer pour chaque bagage transporté. Je serai derrière lui, coincé entre trois Maliens et devant trois femmes avec des enfants en bas âge. Nous partons vers dix heures. A peine sortis de l'agglomération de Bamako, nous subissons un contrôle de police, qui se répétera souvent au cours du trajet. Marc n'est jamais inquiété, moi de même. Pour les Maliens en revanche, je lis l'angoisse sur leurs traits et quelquefois ils doivent descendre pour un examen plus approfondi de leur identité. A ces haltes forcées, les marchands ambulants s'empressent de nous harceler, qui pour des oranges, qui pour des brochettes de viandes douteuses. C'est aussi l'occasion aux mendiants lépreux et amputés de heurter nos consciences, en exhibant leurs infirmités et leurs membres rongés par la maladie. A la sortie de Bamako, c'est un aveugle qui ne cessera pas de tapoter la vitre de son bâton, à deux centimètres de ma tête, pendant le contrôle policier. Un enfant, peut-être son fils, tend une écuelle près de lui. Faut-il du courage ou de la lâcheté pour éviter de les regarder en détournant la tête afin de les ignorer ? C'était extrêmement pitoyable ! J'avais hâte que le taxi reparte, les quelques minutes d'arrêt paraissaient interminables. J'étais projeté une fois encore de plusieurs siècles dans l'histoire, au temps où les prestations sociales et les hôpitaux étaient inexistants. Il fut très rare qu'au cours de ce périple africain je donne la charité. D'un côté je pensais qu'il ne fallait pas encourager la mendicité et d'un autre je me disais que pour quelques centimes j'aiderais énormément ces gens. Peut-être leur sauverais-je temporairement la vie. De toute façon, la conscience pour moi, je ne pouvais tout seul nourrir l'Afrique et la sauver, mais je pouvais y participer. Je le faisais par l'argent que j'injectais dans le circuit économique local par mes dépenses quotidiennes, même modestes. Jusqu'à Ségou, la route est bitumée, nous roulions bon train. Sous le double effet de la chaleur et de l'entassement des corps, la sueur ruisselait sur les sièges en Skaï. Marc était P.D.G. d'une petite entreprise. Pour se libérer momentanément de ses charges et de ses contraintes, il venait se décontracter au Mali pour une semaine. Son billet d'avion lui était offert par une compagnie aérienne, avec laquelle sa modeste entreprise travaillait. Il désirait se rendre en pays Dogon, une peuplade ayant conservé ses traditions dans les falaises de Bianfora. Il se déplaçait dans un luxe relatif et était logé à Bamako dans l'un des deux palaces. Un soda glacé me redonna ma vaillance. Ségou, ancienne capitale Bambara, ville administrative à l'époque française, est une grosse bourgade engourdie et somnolente. Les maisons, de construction coloniale, sont espacées et bien entretenues et la ligne d'horizon est vierge d'immeuble. Après Ségou, la route se transforme parfois en une piste parsemée de nombreux nids-de-poule. La flore se mue en steppe de plus en plus clairsemée de verdure. Nous ne voyons aucun animal, même pas un singe. Par endroits, des travailleurs aidés d'engins de terrassement refont des portions de la chaussée. Ils sont encadrés par des chefs de chantier européens, sûrement des Français. Pour éviter les sections en travaux, nous empruntons des déviations aménagées dans le sable. Nous sommes submergés par la poussière rouge de latérite, tout le monde tousse de concert et crache. Nous devons laisser les fenêtres ouvertes afin que le sable qui pénètre puisse ressortir, mais d'autres grains abrasifs s'engouffrent de nouveau, c'est un cercle sans fin. Après plusieurs kilomètres de ce traitement, les yeux sont rougis par le sable. A la fin de la soirée, nous laissons sur notre gauche une étroite piste de terre qui aboutit à Djenné, ville légendaire comme Tombouctou, qui accueillit autrefois René Caillé, premier Européen dans cette région. La ville a perdu ses atouts mythiques et l'attrait touristique principal réside dans sa célèbre mosquée de pisé et son marché hebdomadaire où sont encore vendus des chameaux, des vrais dromadaires. Juste avant la nuit, la fatalité attendue arriva. Une roue de notre taxi est crevée. Pendant la demi-heure de réparation, notre conducteur était épaulé par celui du taxi nous précédant. Je compris la raison pour laquelle les véhicules circulent toujours par paire sur les pistes. J'en profitais pour apprécier la savane et jouir de sa beauté et de son silence. La femme assise derrière moi, d'ethnie Bozo, était très belle. J'eus plaisir à la photographier mais le soleil était déjà trop bas. Elle n'eut aucune pudeur à soulager sa vessie à quelques mètres seulement de nous, aux regards de tous, sans une esquisse de gêne. Elle m'appela docteur et me demanda des médicaments pour son enfant chétif. J'avais trop de médicaments pour mes besoins personnels, en préventions des risques, mais j'étais sceptique d'en donner, ceux-ci pouvant être néfastes à un bébé s'ils sont administrés en mauvaises posologies. Je lui offris des aspirines et elle en fut réellement ravie. Au cours des ces huit heures de trajet, nous nous arrêtions environ toutes les heures pour nous refaire une santé et compter les os broyés par la compression et les secousses. A ces haltes, je mangeais des brochettes de viande vendues par des enfants qui accourraient dès que le moteur fût arrêté, et qui se battaient entre eux pour être les premiers à nous les proposer. Comme partout en Afrique, ces enfants restaient toujours très polis et gentils envers nous. A un de ces arrêts réguliers, un peu avant Mopti, la nuit, un enfant se détachait du groupe par une couleur de peau particulière. Il avait la peau beaucoup plus blanche que moi mais était Africain, de parents certainement noirs. On en rencontre fréquemment en Afrique, ce sont en quelque sorte des erreurs de la nature consécutives à une mauvaise pigmentation du derme, à la façon des albinos. Ce cas arrive en moyenne une fois sur cent mille naissances. L'arrivée à Mopti se fait progressivement, à mesure de la multiplication des lumières. Nous déposions un, puis deux passagers dans des villages périphériques. Je ne vois aucune ampoule électrique. J'apprendrai qu'il existe bien les installations électriques nécessaires mais que celles-ci sont en panne depuis plusieurs mois, pour une durée indéfinie. Ont-elles réellement fonctionné un jour ? Mopti est la plus grande ville du Nord malien après Gao mais elle ne vit pas à l'heure du progrès et de la civilisation du tout électrique. Au terminus, près du port sur le Niger, l'atmosphère était poignante. Je ne distinguais rien dans l'obscurité totale ambiante. Seules les auréoles de lumières autour des lampes à pétrole ou des bougies attirent les yeux. Une foule dense s'agite près de moi. Je désirais me rendre dans un hôtel peu cher dans le centre. Ce serait une aberration d'y aller seul, bien que quatre ou cinq personnes se soient déjà présentées à moi pour m'y accompagner. Je ne leur accorde aucune confiance, les rues sont trop sombres et je deviendrais une proie trop facile pour d'éventuels détrousseurs. Finalement, j'allais avec Marc dans le meilleur logement de l'endroit, bien qu'il ne soit guère luxueux. Le chauffeur du taxi-brousse nous y conduit moyennant pourboire. Nous occuperons une chambre à deux lits. La salle du restaurant du Campement Hôtel paraît immense car elle est vide et ses tables inoccupées. Marc et moi mangeons l'un en face de l'autre, séparé par la lueur jaunie de la bougie qui éclaire à peine nos assiettes. Une boîte de nuit est attenante à l'hôtel. Les spots, effets de lumières et sonorisation sont employés au minimum pour économiser le groupe électrogène qui alimente le faible circuit électrique, peut-être l'unique de toute la ville. Beaucoup de monde, le tout Mopti se retrouve ici. Les Africaines sont belles et vêtues à la dernière mode d'Abidjan. Leurs boubous sont saillants et impeccables. D'une platine usée, je n'entends que de la musique africaine sur laquelle les Maliennes dansent harmonieusement en d'élégantes contractions. Certaines, malheureusement, essaient de danser comme sur des rythmes de disco, ce qui est d'un effet disgracieux dans la cohésion des danseurs. Nous sommes les deux seuls Blancs, et à peine étions nous assis que trois filles déjà nous encadraient. Aux cinq premiers mots qu'elles prononcèrent, nous comprenions qu'elles désiraient nous dispenser du plaisir, toute une nuit contre des faibles honoraires. Nous nous débarrassons facilement de deux mais la troisième est plus accrocheuse et tenace. Elle venait du Liberia voisin et ne parlait qu'un Anglais Américanisé. Son pays fut fondé par d'anciens esclaves d'Amérique du Nord, exilés en Afrique après évasions ou affranchissements. Elle était belle et pas chère mais ce genre de fille n'est à consommer qu'au mépris de risques sanitaires énormes. En réintégrant notre chambre, sorte de petit bungalow, dans l'obscurité totale nous nous trompons d'allée. Nous parvenons, par hasard, dans les chambres réservées aux filles et à leur profession corporelle. Nous étions aussi guidés par notre curiosité. Par une porte entrouverte, une Malienne nous interpelle en nous annonçant son tarif, qui est bien inférieur au prix d'une bière locale, puis énumère les raffinements proposés. Elle n'a qu'une serviette autour de la taille et ses deux gros seins magnifiques nous désignent de leurs mamelons. Puisque nous sommes deux, elle appelle sa collègue qui officie dans une pièce jouxtant cette chambre. Par la porte laissée ouverte, nous la voyons à l'ouvrage avec un Africain. Pas du tout alléchés et notre instruction faite, nous partons malgré les supplications des deux filles. Avant de dormir, je lave ma chemise blanche qui était littéralement devenue rouge par la poussière du sable de la piste. Ultime précaution pour passer une bonne nuit, je dispose des spirales Chinoises qui en brûlant dégagent une odeur mettant en fuite les moustiques les plus coriaces. Il est deux heures lorsque je souffle la bougie après avoir parlé Afrique avec Marc.
Dès que j'ouvre les volets, je me satisfais du spectacle. Je n'avais pas encore vu Mopti de jour et cette première image est rassurante. Des chèvres gardées par un berger paissent devant des huttes de branchages habitées et de quelques basses habitations en terre. De bonne heure, je vais au commissariat faire viser mon passeport. Dehors, Marc palabre avec un soi-disant guide. A vil prix, l'adolescent de Mopti accepte de lui montrer tous les dessous de sa ville natale. Il doit avoir une vingtaine d'années. Tout Mopti semblait le connaître et le surnommait Toch, du fait de sa vague ressemblance d'avec Peter Toch. Sur l'autre rive, au-delà de la digue, j'aperçois la mosquée en pisé qui domine la ville. Je resterai cette journée avec Marc, ainsi je profiterai des connaissances de son guide. Mopti est construite sur plusieurs bras du Niger que trois digues rassemblent. Plusieurs policiers tentent en vain de mettre un peu d'ordre dans cet imbroglio de piétons, de bicyclettes et de rares voitures. A chacune de mes photos, je me cache d'eux de peur qu'ils ne me réclament l'autorisation de photographier que je ne possède pas. A leurs bases, les grands murs de terre de la mosquée sont impressionnants. Il est strictement interdit aux infidèles de gravir les marches jusqu'à son sommet. Je suis ému de marcher dans cette ville aux aspects primitifs. Excepté deux ou trois rues principales, toute la cité demeure inaccessible en voiture. En revanche, les chèvres et les cabris pullulent sur un sol aux allures d'égout. Absolument toutes les habitations sont en terre surmontées de toits en terrasses. Par les ouvertures, je glisse des regards pour capter des scènes de vie pittoresques. La lumière du matin donne une couleur pastel aux dominantes jaunes. Dans de nombreuses rues, d'antiques métiers à tisser occupent des artisans qui utilisent aussi bien leurs pieds que leurs mains pour travailler. Ils sont assis à même la terre, à trente mètres de leur machine en bois et tendent une multitude de fils de laine d'un même coloris. La plus grande activité a lieu le matin, ainsi je vois toute l'animation de la ville. Partout allaient et venaient de grandes femmes vêtues d'amples robes, portant toutes des pots de terre ou de bois sur leur tête en équilibre, parfois même de vulgaires seaux en plastique. Dans la vieille ville, près du stade, nous nous engagions dans de fines venelles restées fraîches par l'ombre des murs de torchis. Derrière nos pas, nous suivent en file indienne vingt à trente gosses et femmes, aussi curieux de nous, que nous d'eux. Dans des cours intérieures où nous pénétrons avec l'aide de Tosh, nous assistons aux travaux domestiques. Le plus souvent, les femmes avaient la poitrine nue, ce qui nous satisfaisait pleinement. Le travail était celui de toute bonne ménagère : laver le linge, piller la nourriture ou faire la cuisine dans un coin spécialement aménagé de la cour, noirci avec le temps et la fumée. Pour chaque photo, Marc donnait l'équivalent de cinq à dix centimes, afin que les femmes prennent la pose consacrée, avec des sourires enjoués. Je profitais chaque fois de l'occasion pour faire aussi d'excellents clichés. Nous passons ainsi la matinée à aller chez des gens, les saluer, faire des photos et surtout les regarder vivre. A midi, je prends mes affaires du Campement Hôtel, trop confortable, pour me rendre au Bar Mali, situé en pleine ville et le moins cher de toute l'agglomération. Dans la ville, je ne vois que très peu d'hommes travailler. A l'heure de la sieste, moment trop chaud pour rester dehors, Tosh nous invite chez lui. Sa mère est assise sur une natte par terre, entourée de ses nombreuses filles. Marc sort son Polaroïd, fait un instantané et lui donne le résultat obtenu. Cette image de papier représente un cadeau estimable pour eux. Tosh et quelques-uns de ses amis vont ensuite se reposer dans une pièce où la fraîcheur contraste avec le brasier du dehors. Par une fenêtre étroite, je ne vois que de rares promeneurs que la canicule n'effraie pas. Juste sous cette mansarde, grossière ouverture sans boiserie ni vitre dans la terre de la cloison, une jeune fille vêtue d'une simple étoffe qui lui ceint le bassin, coupe vaillamment du bois avec une hache rudimentaire. A chaque frappe, ses seins lourds rebondissent en cadence. Puis, en me voyant, elle s'arrête quelques instants. Aussitôt elle se fait immédiatement reprocher cette pause par sa maîtresse, qui elle, est richement habillée. Je verrais souvent ces jeunes filles vêtues du strict minimum, travailler dur. Ce sont des Bambaras, peuple majoritaire au Mali et souvent asservis et domestiqué par des ethnies dites supérieures, comme les Peuls ici dans le Nord du pays. La famille de Tosh est de l'ethnie Toucouleur, une classe également privilégiée. Autour d'une tasse de thé, versée et reversée de multiples fois avant d'être bue, nous parlons de Moussa Traoré, le président malien et de son régime à poigne. Nous allons ensuite chez un brocanteur qui essaie vainement de nous vendre des statues de bronze ayant appartenu aux ancêtres des Dogons. Des statues évaluées par le receleur à trois siècles mais qui ont dû être achevées le mois dernier. De la terrasse de son échoppe, je vois tout Mopti. A perte de vue, des toits plats en terre se succèdent d'où aucun bâtiment ne dépasse le second étage. Ensuite nous nous rendons au port autour duquel sont étalées des centaines de kilos de poissons qui sèchent au soleil, dans une odeur de marée. Il ne manque que la salinité de l'air qui n'est pas marin. Nous mangeons au restaurant «Bar Bozo» un plat de riz accompagné de poisson Capitaine. Ce restaurant est un lieu de rencontre pour les nombreux touristes, si bien que beaucoup de démarcheurs de toutes sortes tentent leurs chances auprès de nous. Pendant tout le repas, des enfants, boîtes de conserves rouillées en avant, nous demandaient nos restes. Je verrais ces mêmes scènes pénibles pendant tout le reste de ce voyage. C'est presque une tradition de donner les reliefs du repas accumulés dans nos assiettes à ces gosses amaigris, qui sont très heureux de nos restes et de nos arrêtes, faute de mieux. La première fois que l'on est confronté à ce spectacle, notre conscience de nanti se dégrade, mais comme les autres différences, on s'y habitue et adapte vite. Des Touaregs, ou plutôt les anciens esclaves des Touaregs car ils sont noirs, essayent de vendre leurs artisanats de sabres et de cuirs. Pour achever la journée, nous faisons un tour en pirogue, tentation touristique incontournable, après un âpre marchandage auprès du canotier. Aux environs du port, les hommes se lavent dans le fleuve. Ils sont nus et très hostiles à toutes photos, ce qui est normal. Plus en amont, c'est le coin réservé aux femmes, nues également. Elles nous chassent, avec un certain dédain, d'un geste du revers de la main. Plus loin encore, sur des centaines de mètres sèche du linge qui forme des taches de couleurs au milieu de ce paysage ocre. Nous traversons le Niger et visitons un village Bozo. Dès la plage, Marc et moi sommes accueillis par des filles aux seins admirables de jeunesse, qui prennent d'elles même la pose pour des photos puis nous demandent quelques centimes. Les Bozos sont un peuple des marais, au bord du fleuve et leurs habitations sont constituées de roseaux et de végétations aquatiques. Dans les cases règne une forte odeur. Les villageois ne semblent pas importunés par notre intrusion. Au contraire, le chef du village nous tend ses mains calleuses en signe d'amitié et il est de bon ton de les remplir par quelques pièces. Ce village, malheureusement trop proche de Mopti ne vit que par le tourisme et ne conserve ses traditions millénaires que dans un but mercantile avoué. Après un second parcours sur le Niger, nous parvenons dans un camp de réfugiés Touaregs que la sécheresse a chassé du Sahel plus au nord. Là aussi, les enfants habitués aux visiteurs étrangers accourent de toutes les tentes. Tous veulent nous tenir la main mais ils ne nous réclament rien. Ce camp est constitué d'une centaine de tentes grises de bédouin. Quelques Touaregs nous appellent sans conviction pour que nous leur achetions leur bric-à-brac. Pendant la retraversée de fleuve, le soleil se couche par-delà les tentes du camp dans le désert, en un feu poétique. Le fleuve entre le camp et Mopti est recouvert de dizaines de pirogues. Elles sont longues de cinq à sept mètres et très effilées. Le Niger est peu profond car les embarcations sont propulsées par un homme à la poupe qui pousse sur une grande perche prenant appuis sur le lit de la rivière. Dans le port, deux grosses péniches bâchées de trente mètres de long attendent le fret pour partir à Gao ou Bamako si le niveau de l'eau le permet. De retour à Mopti, il fait une nuit sans lune. Les tas de poissons sont éclairés à la lueur des chandelles. Je laisse Marc dans sa chambre où l'atmosphère paraît irréelle, ayant seulement pour éclairage deux bougies dans un mobilier très sommaire. Demain il partira seul voir le marché de Djenné puis ira ensuite dans la tribu des Dogons. Après avoir traversé entièrement Mopti, à tâtons dans la nuit, je rejoins le Bar Mali, mon hôtel. L'atmosphère y est extrêmement sordide. Au bar du rez-de-chaussée, dans des senteurs de bières et de tabacs douteux, trois filles à tour de rôle viennent s'offrir à moi. Leur âge avancé et leur laideur sont repoussants. Même le barman me propose de plus jolies filles qu'il veut aller me chercher. La mentalité de ces Africains est inquiétante et blâmable ! Je suis le seul Blanc de l'hôtel et beaucoup de yeux cernés par l'alcool me dévisagent. Je vais me réfugier dans ma chambre à l'étage. Là aussi, une chambre sur deux est occupée par une fille qui laisse intentionnellement la porte ouverte. Je longe le couloir en apprenant de nouvelles choses sur les mœurs africaines. Les filles sont en tenues ultra légères et m'appellent en m'affublant de noms attendrissants et aguicheurs. Je n'ai aucun regret quand je m'endors, seul.
Aucune toilette matinale n'est possible car il n'y a pas d'eau dans l'hôtel, ni de toute la ville. L'eau coule des robinets seulement trois heures par jour en un très mince filet. Je vais flâner sur le port, là où toutes les activités de la ville se concentrent. J'y rencontre Mani, ou plutôt c'est lui qui s'impose à moi. Il doit avoir dix ou douze ans. Il m'emmène dans sa famille et me fait visiter sa maison. Son père est tailleur de boubous. A midi, je dois libérer ma chambre au Bar Mali, j'emporte mes affaires chez lui. Sa mère me désigne une chambre où je peux me reposer. Ils me proposent même de rester une nuit. Dans cette pièce, il n'y a aucun meuble, juste un carton à terre pouvant servir de literie. Je vais ensuite réserver une place dans un taxi-brousse pour partir de Mopti ce soir, en direction du Burkina Faso, ex Haute-Volta. J'ai le choix entre des 504 confortables et des 404 breaks et bâchés. Les seconds sont moins chers et je ne les ai pas encore utilisés sur des longues distances. J'opte donc pour un bâché qui partira vers dix-sept heures. Je termine l'après-midi dans la fraîcheur des murs de pisé, dans la famille de Mani. Au milieu de la cour, un grand pilon de bois trônait, je m'entraînais à piller le grain comme toutes les ménagères africaines savent le faire. Après un ultime thé, je retournais au port prendre le bâché que je ne voulais pas rater. Le soleil était encore haut dans le ciel lorsque je m'assois sur la planche de bois faisant office de siège à l'arrière du véhicule. Je n'arriverai à destination que le surlendemain matin, à Bobo Dioulasso, après plus de quarante heures de taxi-brousse. On m'avait assuré qu'il ne fallait qu'une nuit pour parcourir ces sept cents kilomètres. C'était vrai mais en taxi-brousse 504 et non en bâché. Pendant la première heure d'attente, je ne m'inquiétais pas du retard, je contemplais le bouillonnement d'activités de la gare des taxis. Je vis une femme arborant d'énormes boucles d'oreilles dorées de vingt centimètres de diamètre et très épaisses. Ce genre de bijoux fréquent dans le passé a presque totalement disparu. Ces boucles d'or sont si lourdes qu'un câble passé sur le dessus de la tête les relie. Trois heures plus tard, la nuit venue, nous n'avons toujours pas bougé. A chaque renseignement que je demande, la réponse est irrémédiablement : « plus tard !» Nous n'étions que trois passagers et le bâché a une capacité de quinze clients, le chauffeur cherche donc d'autres voyageurs potentiels. Ensuite, le bâché se bougeât de quelques centaines de mètres et alla attendre une éternité dans une rue de Mopti. Jusqu'à deux heures du matin, cette rue était très animée. Des deux côtés de la rue, les gens étaient assis par terre, une lanterne à pétrole devant eux. Je pensais vraiment être dans un autre monde. A part le véhicule en stationnement, il n'y avait rien pour me souvenir de notre siècle de progrès. Enfin, comme plus tard à chaque nouveau départ, ce fût la délivrance de l'immobilité. A la sortie de Mopti, le bâché pris une direction non indiquée, puis roulait longtemps dans ce qui était pour moi le désert. Le conducteur devait suivre une piste quasi-invisible que lui seul connaissait, car les puissants phares n'éclairaient que du sable parsemé de malingres touffes de végétation. Mopti, non éclairée, disparut rapidement dans l'océan des ténèbres sahéliennes. Le véhicule était ouvert à tous vents sur ses côtés, seul le toit était recouvert et l'air du milieu de nuit était frais. Nouvel arrêt d'une heure à San, puis dans un village peu après cette dernière ville, un contrôle de police nous stoppa. L'identité de chaque passager fut longuement dépouillée, ainsi que la mienne. Les trois policiers nous firent tous payer mille francs CFA pour pouvoir poursuivre le trajet mais nous interdirent de partir la nuit en raison des dangers de la route. J'étalais ma veste à terre, dans la poussière du bord de piste et dormis deux heures.
Dès l'aube venue, avec l'accord tacite des policiers, nous nous entassons de nouveau à l'arrière pour repartir. Le poste rudimentaire de police ne comprenait que deux pièces dans une construction de terre. Je n'ai jamais su pour quelle raison nous avions payé. Les autres voyageurs me dirent que c'était une chose normale et légitime. Aucun ne parlait bien le français puisque le bambara est parlé dans presque tout le Mali. Le français n'a plus son utilité de langue intermédiaire. A chaque instant je pensais et j'espérais que nous arrivions à la frontière. Nous traversions et nous arrêtions dans tous les villages mais aucun n'étaient indiqués sur mes cartes, trop imprécises. Le temps se décomptait très lentement dans l'inconfort du bâché. Nous ne croisions jamais d'autre véhicule, à part quelques lourds camions chargés plus que de mesure et emportant en surcharge vingt à trente personnes juchées sur les marchandises. A une intersection de pistes, nous sommes de nouveau arrêtés par la police ou des militaires en perdant encore de précieuses heures. Deux femmes Peules, originaires du Nord, n'ont aucun papier d'identité sur elles et ne sont jamais inquiétées…Ce sont des femmes ! Dans des bouteilles de soda très usagées, des enfants vendent des boissons artisanales à des prix très bas. Ce sont des oranges pressées dans de l'eau, additionnées à du gingembre et du piment qui martyrise mon palais. Dans les villages, les gosses jouent avec des cerceaux qu'ils font rouler devant eux en les poussant avec un bâton. Dans une petite bourgade, assoiffé et déshydraté, je me rends à un puits. Une femme, dans sa calebasse, m'offre son eau glacée juste tirée des profondeurs d'un trou dans la terre. A un croisement, des femmes font des galettes de farine et m'en donnent. A l'arrière du bâché, il n'y a vraiment plus de place. Les cinq femmes qui sont avec moi ont toutes des bébés qu'elles ne cessent d'allaiter de leurs seins vides et plats. La conversation est clairsemée car nous sommes engourdis par la lenteur et la chaleur. Les deux places à côté du chauffeur sont plus confortables et plus chères mais sont prises par un couple d'Egyptiens riches. A chaque halte, l'homme descend, déploie son tapis, choisis la direction de La Mecque et prie avec ferveur. Naïf, je pense fermement que nous arriverons le soir. La route est morne et le paysage lassant, une sorte de steppe qui court vers l'infini. Avant la frontière, la route redevient bitumée. Enfin surgit la frontière malienne : contrôle et visa des passeports. Je vois pour la première fois un troupeau de vaches avec d'étranges bosses sur l'échine. Ce sont des zébus. Le petit poste de douane est juste une minable casemate. Nous roulons encore deux heures avant la frontière burkinabée. Je n'ai pas aperçu de militaires près de la frontière bien que les relations entre ces deux pays voisins soient parfois très tendues. Quelques escarmouches armées sur le tracé des frontières éclatent sporadiquement. Au cours de cette journée je me suis restauré ici et là, de fruits et d'assiettes de riz consommées rapidement sur les marchés, avec la crainte que le taxi parte sans moi. Les chaises pour s'asseoir dans ces restaurants «fast food africain» étaient souvent constituées de souches d'arbres en plein air. La nuit envahit soudain le paysage plus rapidement que l'on s'y attend. Tout d'abord, c'est un poste militaire qui nous reçoit. La révolution vient d'imposer l'ordre et la discipline au Burkina Faso. Des soldats nous disposent en file indienne et ne me privilégient pas en tant qu'Européen. Une voiture quatre-quatre est stationnée près du bâtiment administratif. J'échange quelques mots avec leurs occupants. Ils sont Suisses et se sont fait voler une importante partie de leur matériel au bord d'une rivière près de Bobo Dioulasso. Ils me disent en détails avoir apprécié ce pays et me mettent au courant de la situation intérieure au Burkina et du couvre-feu en vigueur. Après être relâché par les militaires, quelques kilomètres plus loin, nous nous heurtons à un barrage de police, puis enfin, encore plus éloigné, la vraie douane, où nous perdrons trois heures. Nous devrons rouler et arriver au milieu de la nuit. Mes nerfs sont super excités en pensant à tout ce temps perdu. Les douaniers, par ordres autoritaires, nous font défaire tous les bagages et tous les sacs sont vidés avec une vive brutalité dans la poussière. Sur le toit du bâché, la tonne de bazar est descendue et passée au crible, très lentement. Un clown acrobate fait le pitre et m'escroque quelques francs CFA après que je l'ai regardé et acclamé d'un sourire ironique. Maintenant, il fait nuit totale de nouveau, cela fait trente heures que je suis docilement dans ce bâché. C'est vrai que les Africains ruraux n'ont aucune notion du temps. Vers une heure du matin, nous sommes arrêtés à l'entrée d'un village et des militaires en armes nous interdisent de continuer car c'est le couvre-feu jusqu'à cinq heures. L'officier, en signe d'honneur, me serre la main comme si nous nous connaissions depuis toujours. Les passagers, rompus à ces aléas des voyages africains, étendent leurs nattes d'osier et se couchent dessus. Je les imite dans l'herbe éparse de l'accotement, résigné à passer ma seconde nuit dans la brousse. La nuit est noire encre, je ne vois aucune habitation, aucune lumière mais je devine la masse sombre de baraques de l'autre côté de la chaussée. Je ne percevrai aucun bruit de moteur, pas même un véhicule militaire ne circulera sur la route. La nuit est percée de cris étranges bien que je n'aie vu aucun animal pendant le trajet.
Au petit matin, je découvris effaré que nous étions en plein village, dans un décor que je n'aurai pu imaginer dans aucun de mes rêves. Avant d'entrer dans l'agglomération de Bobo, nous avons droit à une crevaison d'un pneu fatigué et usé avant terme. Lorsque nous arrivons enfin, par une rue de sable rouge à Bobo-Dioulasso, j'ai supporté plus de quarante heures de bâché, expérience éreintante certes, mais inoubliable. Dès l'entrée dans la ville, je demande instamment à descendre car je n'en pouvais plus de subir la compression et d'être bousculé ainsi. J'ai même faillis me battre avec l'un des trois jeunes rabatteurs dont la tâche était de rechercher des passagers dans les villages. Je vais à pied à un hôtel au hasard de cette ville qui sent bon et qui me semble très calme à son premier contact.
BURKINA, ABIDJAN
Pour me repérer, je me dirige vers la gare de Bobo Dioulasso. C'est la plus belle gare du pays, en style soudanais, entièrement blanche dont les hauts dômes sont hérissés de troncs d'arbres. Je consulte les horaires des trains pour me faire une idée de l'heure à laquelle je devrai partir. Le train pour Abidjan part le matin, aussi je resterai deux nuits à Bobo. Dans la même rue que la gare, je trouve un hôtel dont le prix est abordable. Dans la chambre, le ventilateur fonctionne lorsqu'il y a de l'électricité, ce qui est rarement le cas pendant la journée. Après une douche réparatrice des deux nuits successives dans le taxi-brousse, je vais en ville. Il n'existe aucune rue goudronnée à Bobo Dioulasso, pourtant deuxième ville du Burkina Faso. Toutes les routes sont recouvertes de sable rouge, qui en s'envolant déteint sur les habits et le visage. Cette poussière rouge partout présente, conjuguée à la chaleur rend toute promenade pénible. A l'hôtel, le gérant me propose de me louer une motocyclette. Pour deux euros, je peux l'utiliser toute la journée à condition de faire le plein de carburant. A l'une des rares pompes de la ville, il faut mélanger soi-même l'huile et l'essence avant de l'introduire dans le réservoir. Heureux, au guidon de mon véhicule, les cheveux aux vents, je parcours toute la ville et aucun recoin ne m'est inconnu, emporté par l’ivresse de la vitesse et de la Liberté. Le casque n’existe pas ici et n’est jamais un souci. L'après-midi, je me lance dans la campagne pour découvrir la Clairière du Ko, aire de repos et lieu de prédilection des touristes. C'est à cet endroit que les Suisses du camping-car se sont fait dérober leur matériel. La piste est large et je n'y vois pas de voiture, juste quelques motocyclettes dont les conducteurs me saluent quand ils me croisent et un petit nombre de camions lourdement chargés venant du Mali par Sikasso. Leurs passages soulèvent d'immenses nuages de poussière et je suis obligé de m'arrêter sur le bas-côté puis d'attendre un moment leur dissipation pour y voir de nouveau. Lorsqu'un camion désire me doubler, je me range sur le côté, de peur d'être écrasé car le risque est réel. J'évite de circuler dans l'herbe, à cause des serpents, surtout présents dans mon esprit. Parfois, je m'arrête pour admirer de grandes volutes de chaleur, qui en un tourbillon d'air saccagent tout sur leurs passages, inspirant de la paille qui est déposée plus loin. Il m'arrive que sur mon engin, l'un de ces tourbillons me touche. Alors, je fais un léger écart et je sens toute la chaleur et la crasse m'envelopper. Au passage d'un pont sur la rivière Kou, des dizaines de femmes lavent de concert leur linge ensemble. Leur village est entièrement constitué de baraques en terre rouge et s'étale sur une vaste surface. Par la faute des diverses directions non indiquées, je me perds sur des sentiers désormais réservés aux deux roues. Je dois franchir une rivière à gué, Mobylette à la main et traverser plusieurs micro-villages, dont les habitants me saluent d'une main en l'air en signes respectueux. Le biotope est superbe et exotique. La couleur de fond qui s'impose n'est pas le vert mais le jaune paille. La faune, quant à elle, est totalement absente, je ne vois toujours pas d'animaux et je ne redoute même plus les reptiles. Dans un village, le seul bâtiment en dur, bâti au centre de la communauté, est l'église. De celle-ci, j'y vois des dizaines de paires de yeux d'enfants se diriger vers moi au travers d'excavations tenant lieu de fenêtres. Mon engin faisait un bruit infernal qui dissipait tous les élèves de la classe unique de ce village, logée dans le bâtiment du culte catholique. Curieux, l'instituteur sortit au-dehors, surpris de me voir. Je suis à environ cinquante kilomètres de la ville, autant dire très loin dans la campagne. Je profite de cet enseignant pour savoir de quelle façon sortir de ce village afin de rejoindre la vraie piste. Je m'égarerai encore bien des fois avant de dénicher cet endroit que tous surnomment d'idyllique. Une vive rivière aux eaux très claires coule dans un sous-bois où une petite plage forme une clairière. Le site est magnifique et rafraîchissant mais je suis déçu car déjà deux gros Blancs flottent à la surface et gâchent cette image parfaite. Sur le chemin, je remarque deux jeunes Africains qui semblent guetter ces deux intrus. Par précaution, j'avais déposé tout mon argent à l'hôtel, étant avisé du danger de ce lieu. Je prends plaisir à doubler les Africains sur leurs vélos, motocyclettes ou charrettes à traction animale. Deux Burkinabés allaient aussi vite que moi et l'un d'eux portait un poignard dans sa ceinture, ce qui le rendait peu sympathique à mes yeux. Je bifurquais à la première intersection en m'assurant qu'ils ne me suivaient pas et je me sentis soulagé quand j'étais certain qu'ils me poursuivaient plus. J'étais heureux de me perdre volontairement car ainsi j'allais trouver les chefs des villages rencontrés pour me renseigner sur la route à prendre, ou plutôt la piste. Sur le parcours du retour vers Bobo, ma chaîne sautait du pédalier à trois reprises. Deux fois je la remis péniblement seul en place et à la troisième, un homme en Mobylette s'arrêta et m'aida. Ce fut d'ailleurs la seule âme qui vive que je rencontrais sur cette piste. J'avais les mains noires de graisse et les habits très sales, le corps fatigué d'avoir encaissé toutes ces bosses et ces cahots. Une pédale également n'avait pas tenu le choc, il n'en restait plus que son axe. J'imaginais les sommes colossales que le loueur me réclamera pour ces menues réparations. Dans plusieurs rues de Bobo sont installés sur le trottoir des réparateurs de tout, mécaniciens selon eux. Pour un tarif dérisoire, dix fois moins cher qu'en France, ils me réparèrent la pédale et la chaîne en un temps très court. Je rendis un véhicule presque neuf à son propriétaire. Il fait maintenant nuit et il n'existe pas d'éclairage public. Seuls, quelques feux de bois où se réunissent en familles les Bobos, illuminent par endroits la rue principale. Je rentre à l'hôtel où un bar-dancing est installé sur la terrasse. Moins de dix personnes y sont présentes. A ma table, la barmaid qui apporte mon coca s'assit près de moi pour un cours de bavardage. C'est une Mossie, jolie, mais je suis trop éreinté pour faire autre chose que de dormir. En sept heures de motocyclette, j'ai parcouru presque cent kilomètres et mes articulations ont subi les conséquences du terrain accidenté.
Le lendemain, la journée débute comme celle de la veille : chaleur et poussière. Dans tout Bobo Dioulasso, des pancartes peintes de dessins naïfs invitent les parents à faire vacciner leurs progénitures contre toutes sortes de maladies. Bobo est traversé par le marigot Ouet, un mince filet d'eau qui irrigue la ville d'une eau polluée par les déchets qu'il charrie. Des dizaines de femmes, la plupart les seins libres, juste les reins enveloppés d'un simple tissu, lavent avec énergie le linge. Elles sont courbées au-dessus de l'eau dont les remous éclaboussent le bout de leurs poitrines qui pendent sans grâce. Toutes parlent fort et ensemble dans une cacophonie inextricable. Elles se sont mises beaucoup à rire lorsque je me suis approché d'elles. La lessive n'est jamais un travail d'homme et elles se demandaient ce que je venais faire ici. Plus loin, d'autres femmes teignent des étoffes toutes d'une même couleur bleu-indigo. Leurs vêtements ainsi que leurs mains, bras et pieds étaient tachés de cette teinture naturelle. Sur leur peau noire, le bleu paraissait plus foncé. Pour tout matériel, elles ne disposaient que de la rue pour étendre le textile dans la poussière carmin. La mosquée de Bobo paraît très ancienne dans son style soudanais, aux murs de pisé blanc, aux dômes harmonieux et aux charpentes de bois sommairement dégrossies qui dépassent des murs de deux ou trois mètres. Pour une pièce symbolique, je buvais à une jarre d'eau fraîche tenue par une jeune fille qui me donna l'eau dans une boîte de conserve aux rebords rouillés, habitude courante en Afrique. L'intérieur de la boîte était moins oxydé et c'est avec une certaine réticence que j'absorbais le liquide, sans l'avoir au préalable purifié. Partout, des filles avec des plats hissés sur la tête vendaient des bananes ou des oranges. J'avais plaisir à leur demander des oranges qu'elles épluchaient elles-mêmes avec de généreux sourires et une timidité naïve à mon égard. Au grand marché, entouré de hauts murs et bien organisé, je rencontrais un couple de Français, sûrement des coopérants à leurs allures et à leur panier à provisions. Lorsque nous nous croisons, nous nous saluons réciproquement en tant que rares Européens de la ville. A part eux, je ne vis pas d'autres Blancs à Bobo. Plusieurs Africains, derrière leurs étalages improvisés me saluèrent aussi en me disant, narquois : «Bonjour, toi le Blanc !» D'autres m'incitaient à la consommation de leurs produits, toujours en m'appelant «Le Blanc». Derrière les divers achalandages, les femmes sont plus nombreuses que les hommes, qui eux sont assis à l'ombre, à bavarder et à jouer. Parfois, des jeunes filles n'ont que quelques maigres salades à vendre, à même le sol, qui ne leur rapporteront pas beaucoup d'argent. Sur mon passage elles ne se montrent pas avare en sourires radieux, exposant des dents d'une blancheur éclatante, exemptes de carie. Pour saisir le reste de la ville, je me fais accompagner par un jeune garçon de douze ans. Il m'entraîne dans des endroits peu accessibles où je n'aurai pas pu me rendre seul. Les industries locales sont artisanales, tel cet atelier où trois hommes sculptent des personnages et des animaux avec de vulgaires fils de fer récupérés puis modelés et soudés. Le résultat remarquable est destiné aux touristes. C'est tout juste s'ils proposent de m'en vendre, sans aucune insistance. Dans une grande cour cachée de la rue par une haute palissade, une dizaine d'ouvriers tissent sur de très anciens métiers à tisser. Les brins de fils, lestés à leurs extrémités par une pierre étirent leurs différentes couleurs sur plus de vingt mètres. Les dix écheveaux de chaque artisan, en se croisant occupent toute la surface de la cour et forment une vraie toile. Ma jeune escorte me conduit ensuite chez le forgeron où j'obtiens la représentation de ce qu'était un maréchal-ferrant il y a trois ou quatre siècles en Europe. Le forgeron, vieil homme au visage roussi par le feu est secondé dans sa tâche par un aide de dix ans qui de ses pieds active un soufflet nécessaire à revitaliser le foyer. La forge est de dimensions modestes mais occupe toute la pièce et la combustion de l'âtre accumulée à la chaleur solaire rend celle-ci insupportable. L'enfant qui m'accompagne me promène partout dans les vieux quartiers de Bobo. Cette ville, de toute façon, n'a aucun quartier moderne avec des immeubles et des tours hideuses, juste quelques pavillons résidentiels peu attrayants. La ville n'est composée que de quartiers africains plus ou moins pauvres, ces derniers étant les plus intéressants. Il me présente à une fille à peine plus âgée que lui et qui ne parle pas français. Elle croit que je peux faire une photo d'elle et la lui donner immédiatement. J'eus beaucoup de peine à lui expliquer qu'il n'en était pas ainsi avec mon appareil et à lui démontrer la complexité du développement. Ayant soif, l'enfant m'invite chez lui, dans un lieu extrêmement démuni et pauvre mais où les gens semblent heureux, car ils n'ont rien. Sa mère, comme la quasi-totalité des femmes ne parle ni ne comprend le français, m'accueille très chaudement de simplicité. Sa poitrine tombante et dénudée est aplatie jusqu'au nombril et sa bouche édentée témoigne d'un âge avancé prématurément. L'espérance de vie ici est inférieure de plus de vingt ans à celle de l'Europe. Sa maison de banco de terre rouge n'a qu'une unique pièce non meublée où dix marmots m'assaillent de curiosité. Sa mère me tend une calebasse en bois pleine d'eau que j'absorbe d'un trait. Il est inutile de préciser que cette famille n'a ni eau courante ni électricité, ce qui n'est pas anormal pour cette région. L'intérieur de l'habitation est très sombre car le soleil a de la peine à s'infiltrer par l'étroitesse d'un trou sans forme dans le mur faisant office de fenêtre. L'eau, très fraîche, est précieusement conservée dans de grands pots de terre recouverts de nattes de pailles. J'en ignore son origine car sinon je ne l'aurai peut-être pas bue. Chaque fois que je bois de l'eau non désinfectée, j'encours des risques de maladies. Mon jeune garde du corps est pieds nus, vêtu que d'un short maculé de taches et déchiré. Je lui avais promis que s'il me faisait tout voir de Bobo Dioulasso, je lui offrirai une paire de sandales en plastique. Il m'a accompagné pendant quatre heures. Au marché, je lui paie donc une paire de chaussures pour un prix inférieur à celui d'un steak, nourriture qu'il ne doit pas connaître non plus. Il s'en va, les yeux pétillant de joie et regarde ses pieds en marchant. Sur la rue principale de Bobo, un boulevard en terre rouge battue où s'écoule une voiture par demi-heure, un service de minibus japonais est organisé. Je profite d'un des rares passages pour y prendre place. La ville est très rapidement traversée par ce bus entouré d'un perpétuel nuage de poussière rougeâtre. Je remonte ce boulevard à pied et m'arrête à un attroupement d'individus. Deux cents personnes forment un carré au centre duquel un groupe de musiciens joue du balafon. C'est une riche famille qui célèbre un mariage prochain et une partie de la population y est conviée. Ce n'est que le commencement de la fête qui durera toute la nuit. Des danseurs se préparent pour des ballets endiablés dont les Africains ont le secret et le pouvoir magique d'entrer en transes. Il fait nuit. Sur un ancien bidon d'essence transformé en barbecue, je mange des brochettes d'une viande anonyme. A l'entrée de l'hôtel, la fille rencontrée la veille dans le bar-terrasse me demande si je la rejoindrais plus tard au même endroit ou dans ma chambre. Ma négation la rendit agressive mais plus séduisante. Peut-être s'était-elle maquillée abondamment pour moi et mes francs CFA. Décidément, je commençais à avoir une certaine idée des filles africaines.
A neuf heures, je suis sur les quais de la gare. Le train doit passer dans une heure, sans tenir compte du retard probable. Je prends un billet de seconde classe pour le terminus de la ligne en Côte d'Ivoire. Le train est un rapide et le prix en est plus élevé. Il se nomme : «La Gazelle». Deux autres trains s'appellent «l'Antilope» et «Le Bélier». La salle des pas perdus est remplie d'une foule paysanne, assise ou allongée, immobile avec de multiples baluchons et des gosses de tous âges. Je retourne dehors, sur le quai surchauffé et m'assois sur un wagon fatigué de circuler toujours sur la même et unique ligne. Le spectacle du quai est distrayant et peu conventionnel. Des hommes urinent, accroupis, du quai sur la voie. Des musulmans déroulent des tresses pour s'agenouiller dessus et invoquer Allah. Des enfants me scrutent, inquiets, les mouches leur voilant les yeux. La majorité des gens de cette foule compacte attendent un convoi local, moins cher. Lorsqu'il arrive, il est investi par les passagers dans le plus complet désordre. Le confort de notre train rapide est très acceptable. Je déplore que tous les sièges en Skaï soient éventrés. Bien que le train ait son origine à Ouagadougou, il restait des sièges vacants et tous pouvaient s'asseoir. La voiture est à couloir central et sièges en vis-à-vis, comme toutes celles de ce train. En face de moi est assis un couple à l'apparence de paysans évolués et à ma gauche, une grosse mama avec trois cabas remplis de bananes qui coinçaient les mouvements de mes jambes. La journée défilait à contempler des paysages fantastiques, presque les mêmes qu'entre Dakar et Bamako. Je parlais peu, me contentant de répondre aux questions habituelles des co-voyageurs plus curieux que les autres. Je mangeais les bananes que me donnait gracieusement ma voisine. A l'heure des repas, la voiture empestait des odeurs de nourritures diverses : oranges, viandes fumées, poissons… Plus le train descendait vers le sud, plus les paysages devenaient verts. Bobo est situé dans une région aride où dominent les herbes jaunies par la sécheresse. Des petits villages étaient composés de cases bien rondes, d'autres de maisons de terre moins bien ordonnées. J'étais près d'une fenêtre, sur le flanc ouest de la rame et je vis le soleil décroître puis embraser d'un rouge nacré la savane burkinabée. La frontière est franchie à Ouangolodougou au milieu de la nuit. Les contrôles sont rapides et les passeports visés dans le train. Tous les bagages furent fouillés par les Ivoiriens, le mien ne leur demanda que quelques secondes. Puis, le roulis du train m'endormit en me berçant. Au Burkina Faso, la rame n'avait pas traversé de ville importante mais en Côte d'Ivoire le train s'arrêta dans la nuit à trois ou quatre grandes gares illuminées par l'électricité. Les autres haltes n'étaient éclairées que par des lampes à pétrole que tenaient des vendeurs ambulants.
La gare d'Abidjan est «Le Plateau», court arrêt avant le terminus de Treichville, proche banlieue de la mégapole où je parviens vers dix heures dans la matinée. Partis à la quête d'un hôtel, je n'en trouvais pas dans mon créneau de prix qui est le moins cher possible. Parfois je voyais écrit sur une baraque de bois le mot hôtel mais la bicoque ressemblait plus à un coupe-gorge qu'à un lieu de repos. Je visitais l'un de ce logis mais la crasse ambiante et le visage patibulaire et balafré du gérant me repoussa dans la rue. Enfin, un Ivoirien me conduisit à un hôtel de standing moyen dont le prix de sept euros la nuit me paraissait élevé par rapport au confort. Tout le monde parle de Treichville comme étant le quartier africain d'Abidjan. Moi, je le qualifierais plutôt de quartier Bidonville. J'étais le seul Blanc, tous les Africains me dévisageaient avec arrogance et mépris. Je pris un bus sur la place de Treichville, près du fleuve, en face d'Abidjan dont je voyais la skyline (ligne du ciel) hérissée de quelques tours et buildings. Certains comparent Abidjan à Manhattan, le centre de New York pour ses gratte-ciel. Par le pont du Général de Gaule, j'arrive à Abidjan qui vue du bus me semble banale et hostile. Je savais que cette cité avait la physionomie d'une ville européenne mais étant en Afrique, elle n'a que peu de personnalité. Beaucoup d'immeubles, de circulation, de policiers, de Blancs, de Français, de banques font que cette ancienne capitale est très peu attrayante. Tous les habitants sont pressés, stressés et personne ne me remarque. Abidjan : J'y suis allé, j'ai vu, je peux en repartir sans regret. Je change un peu d'argent contre les éternels CFA. Lorsque je demande un renseignement à un policier, celui-ci me repousse puis se met en colère. La civilisation est passée par ici car il exige que je lui crie : « bonjour «, « s'il vous plaît «, « monsieur « et « merci «. Si Dakar garde un aspect provincial, Abidjan est tout à fait anonyme, recouverte de goudron et de béton même si quelques immeubles ont des formes un peu recherchées et originales. Je fuis cette ville qui n'est plus maintenant la capitale tout en restant le centre névralgique du pays. Yamoussoukro, ville natale du président Félix H. Boigny, lui a ravi sa fonction administrative. A un arrêt de bus, un jeune Ivoirien de mon âge m'aide à trouver celui qui se rend à Treichville, où il va également. Nous sympathisons devant un verre dans le café où il m'invite. Il ira ensuite dans un hôpital où un membre de sa famille agonise. Je lui propose de m'accompagner ce soir dans une boîte de nuit ou d'autres lieux d'amusements qu’Abidjan doit receler. C'est alors qu'il me confie être un fervent catholique et il me demande de l'aider à poursuivre ses études de théologie dans des séminaires français, de lui procurer des adresses. Je lui promets de faire quelque chose en le prévenant que la tâche s'avère ardue. Retrouver mon hôtel au centre de Treichville est facile car comme à New York, les rues sont numérotées par ordre croissant. Le marché est fermé et des montagnes de détritus jonchent les rues, déjà très sales auparavant. Il est aisé de se nourrir car partout des bouchers improvisés en cuisiniers font cuire des morceaux de viandes, chèvres, moutons et plus rarement du bœuf, sur des tôles noircies par le sang séché et chauffé par un feu de bois au-dessous. A la tombée de la nuit, je prends garde à ne pas me perdre ni à aller dans des rues peu fréquentées. Les rues de Treichville commencent à s'animer le soir, la fraîcheur venue. Les regards pas toujours amicaux que je croise me font réintégrer ma chambre. Peu après une coupure de courant me plonge dans le noir, ainsi que tout Treichville, et m'incite à sortir de l'hôtel. Les rues sont illuminées de-ci de-là par des halos de lumières que procurent des milliers de lampes à pétrole et des bougies. Face à l'hôtel, une buvette débite en série ses bières Flag aux nombreux badauds. L'absence d'électricité me pousse à me déplacer dans la pénombre, enveloppé dans l'air chaud qui remonte du sol. Les tripes serrées, le canif déplié dans la poche prêt à l'emploi, je m'aventure. La nuit, ma qualité de Blanc me rend facilement repérable et je doute que cette particularité me protège dans ces bas-fonds. Je pense que je suis le seul Européen à errer seul cette nuit à Treichville. De plusieurs endroits dans cette ville de dernière zone, de la musique s'élève cassant le silence lourd qui pesait. Des groupes africains jouent dans les rues aux rythmes des tam-tams et des jeunes dansent partout, bouteilles de bière à la main, un peu ivres et éméchés. Si je n'étais pas seul, cette ambiance purement Africaine et spontanée me séduirait. A l'hôtel, on me confie une lampe à pétrole, l'électricité ne sera pas remise de la nuit, chose courante ici. Pour que le centre d'Abidjan soit toujours alimenté en électricité vitale, les faubourgs alentours subissent des coupures et des délestages.
Ayant goûté les atmosphères très différentes d'Abidjan et de Treichville, le lendemain je me rends à la gare des taxis-brousse. Sur la carte, j'ai repéré une ville en pleine forêt tropicale éloignée des circuits touristiques traditionnels et tout près de la frontière du Ghana. J'aurais voulu traverser ce pays pour me rendre au Togo, puis du Togo rejoindre Ouagadougou, mais il m'aurait fallu un visa ghanéen. Le transit de ce pays aurait été une réelle aventure car cet état est tout à fait méconnu. Je devrai attendre dix années avant de visiter ce Ghana et ce Togo, en famille cette fois. J'aurai même le plaisir de prendre le train sur l'unique ligne béninoise. Je dois faire l'aller et le retour dans la journée. Le taxi-brousse, une 504 à huit places mettra trois heures pour relier Aboisso. Sur les deux cents kilomètres, il y aura deux barrages de policiers qui contrôleront toutes les identités. La Côte d'Ivoire est le pays le plus avancé du continent noir mais elle conserve néanmoins la manie africaine de la frénésie des contrôles, à l'entrée et sortie de toutes les villes. Le taxi-brousse emprunte tout d'abord la route côtière sur le Golfe de Guinée, route qui est entièrement bordée de cocotiers. La mer, la plage, les milliers de hauts palmiers font penser à un endroit idyllique de rêve. Sous ces arbres exotiques, le long de la chaussée, des cabanes faites de palmes et d'autres branches abritent des gens miséreux. Des enfants construisent des pyramides de noix de coco qu'ils essayent de vendre aux automobilistes. Des panneaux indiquent Grand Bassam, je pense à Anne Marie qui y habitait. Lorsque la 504 arrive à Aboisso, je vais poursuivre mon but : Marcher seul dans la forêt tropicale, dans une végétation primitive et exubérante. J'emprunte une route qui suit une large rivière. Les habitations sont plus éparses dès la sortie de la ville. La route se transforme vite en chemin de terre puis progressivement en sentier. Depuis que je suis en Afrique, je n'ai jamais vu la pluie tomber. Mais ici, ce chemin n'est qu'un mélange d'eau et de terre qui engendre une boue épaisse. Malgré cette apparence, il ne pleut pas non plus, c'est le fort taux d'humidité qui fait cela. Je parcourrais dans ma journée environ trente kilomètres en marchant six heures consécutives. De toutes parts, j'étais cerné de hauts arbres et d'une flore explosive de couleurs et de chlorophylle. L'odeur de la végétation très dense était forte et sentait la décomposition du surplus de végétaux. J'étais toujours en sueur, non seulement à cause de l'effort de marche mais surtout par l'humidité ambiante. Les caractéristiques d'une forêt tropicale sont sa chaleur et son humidité. J'étais parti, comme un inconscient, sans rien apporté à boire ni à manger. Je conservais l'infime espoir de trouver un village isolé où aucun Blanc ne serait passé depuis des années. Je ne découvrais que deux campements habités et un vaste camp désert. Je remarquais les deux bivouacs indigènes par la fumée qui s'élevait des toits de feuilles séchées. Je n'étais qu'à demi rassuré sur le comportement des autochtones. Ceux-ci, à l'aller comme au retour sortirent des cases et me regardèrent, tandis que les enfants, tout nus, me firent de grands signes de bonjour et crièrent des intonations de joie, après l'instant de surprise passé. Pendant un moment, trois femmes avec des énormes baluchons de bois sur leurs têtes marchaient devant moi. Au moment de les rattraper, elles s'enfoncèrent dans la forêt et disparurent. Elles devaient être timides. Les seules présences animales étaient les multiples cris d'oiseaux que je ne parvenais jamais à apercevoir. A pied, je rattrapais un homme qui poussait vaille que vaille sa bicyclette dans la boue. Il m'appela « patron «. Il me renseigna sur le supposé village qui se situait en définitive à trente kilomètres d'Aboisso, soit le double de ce que j'ai fait, ne m'étant éloigné que de quinze kilomètres de la ville. Les campements que j'ai croisé n'étaient que des habitations temporaires pour les bûcherons. Jamais je n'eus peur dans cette forêt car les gens d'ici sont sincères et vrais, le contraire des Africains de Treichville, qui eux sont déracinés de leurs campagnes natales et deviennent agressifs dans les villes. Pendant les courtes pauses que je me concédais, je goûtais au bonheur de la Liberté et me parlais à moi-même, à haute voix dans cette forêt paradisiaque. Sur le retour, je recroisais les trois femmes timides, elles se cachaient le visage. Près d'Aboisso, alors que je sortais d'une bananeraie, un enfant venait à ma rencontre. Parvenu à cinq mètres de moi, il s'enfuit en courant et en poussant des cris d'épouvante comme s'il avait vu le diable en personne. Je me retournais vivement et vis la queue d'un long serpent disparaître dans la végétation, sous les bananiers. La famille et les voisins du petit garçon sortirent, alertés par les hurlements stridents et me regardèrent avec des regards d'effroi. Le lit de la rivière devenait plus large vers la ville et ses berges étaient envahies par une végétation sauvage qui en interdisait tout accès. Au centre ville, les bords du cours d'eau se transformaient en de véritables dépotoirs municipaux. Sur le marché se vendaient et se troquaient toutes sortes de poissons d'eau douce dont aucune des espèces ne m'étaient connues. Beaucoup de produits agricoles étaient éparpillés à terre, tels que gingembre, manioc, igname, et diverses autres racines ressemblant aux pommes de terre. Sur une rangée étaient alignés plusieurs bouchers-cuisiniers dont les étalages bourdonnaient de mouches attirées par le sang. Dans une de ces gargotes de paille et de tôles aérées aux vents, je pris un gros morceau de viande cuit sur une plaque de fer noircie par le sang brûlé et truffée de microbes. Un vendeur ambulant de soda se déplaçait avec un perroquet aux couleurs éclatantes de vitalité sur l'épaule. Aboisso n'est qu'un petit bourg dont la route principale se poursuit jusqu'à la proche frontière du Ghana. La chaleur s'était un peu dissipée mais des gouttelettes de sueur ruisselaient toujours de mes tempes. Le taxi-brousse du retour était surchauffé et l'odeur aigre des deux boucs vivants ficelés dans le coffre rendait le trajet pénible. La route côtière aux cocoteraies était fraîche et l'air vivifiant venu de l'océan respirable. A Treichville il faisait nuit, les lumières des tours d'Abidjan illuminaient le Plateau. A la gare ferroviaire, le train pour le Burkina Faso partira à six heures le lendemain. C'est un train ordinaire dont le tarif est très bas. L'employé au guichet me conseilla de venir à la gare deux heures avant le départ.
CÔTE D'IVOIRE, OUAGA
A cinq heures, j'appelais un taxi de l'hôtel. Je pensais qu'une heure d'avance avant le départ du train était suffisant pour obtenir une place assise. Au cours de mes voyages, je limite au maximum l’usage des taxis, préférant les moyens de transport collectifs ou à défaut, la marche. La perspective de traverser les rues sombres de Treichville de si bonne heure ne me sécurisait pas et les quelques personnes rencontrées errantes, ivres, me confirmaient cette sensation. A la gare régnait la folle animation des gares parisiennes du vendredi soir, avec plus de couleurs et de cris. Un seul train attendait à quai et son aspect était bien différent de celui qui m'emmena en Côte d'Ivoire. Il devenait possible de nommer les voitures à voyageurs de wagons, tant la saleté et l'entassement des gens étaient au maximum. J'eus tout le temps de longer la rame pour me rendre à l'évidence que depuis longtemps les voyageurs s'étaient installés et que plus aucune place ne subsistait. Je devais pousser et jouer des coudes pour parvenir à me hisser sur un marchepied et m'insérer sur la plate-forme du wagon, juste à l'entrée, sans parvenir à y pénétrer davantage. J'étais debout avec assez de place au sol pour poser mes deux pieds, sans les bouger. Mon corps se maintenait droit, sans effort, tant il était compressé par les Africains. J'étais absolument le seul Blanc du convoi. Je voulais voyager à la façon africaine, j'étais dans le bain mais je commençais déjà à regretter mon intrépidité et le choix de ce train. Le trajet devait durer vingt-cinq heures pour s'achever à Ouagadougou vers sept heures le lendemain. Mes jambes commençaient à s'ankyloser quand le train s'ébroua de Treichville avec du retard. A peine roulait-il aux environs de quinze kilomètres à l'heure, qu'un jeune Africain d'une vingtaine d'années, l'air voyou, portant un bermuda et des lunettes de soleil à la mode s'agrippa désespérément à mon bras. Je croyais dans un premier temps qu'il voulait monter mais là n'était pas son intention. Ses doigts passèrent sous le bracelet de ma montre, qui sous cet effort se cassa. J'apercevais sur le quai le délinquant qui courrait à toutes jambes, ma montre à la main. Je n'eus que le temps de crier sans espoir «Ma Montre !», dans une intonation où se mêlaient l'étonnement et l'émotion. Deux minutes plus tard, le convoi s'arrêta à la gare du Plateau d'Abidjan, l'homme devant moi descendit. Après avoir quitté cette gare, les autres passagers autour de moi m'expliquaient que l'homme qui venait de descendre était de mèche avec le voleur. Son rôle était de m'empêcher de descendre poursuivre mon assaillant. Le coup était bien organisé. Je récupérais, tombé sur un régime de bananes à terre, la fermeture de mon bracelet-montre. Ce fut plus une leçon qu'une réelle perte. La montre était sans valeur. Mon instinct avait pourtant fonctionné car j'avais remarqué ce type auparavant, à sa mauvaise allure qui ne m'inspirait pas confiance. J'aurais dû me méfier davantage car étant le seul Européen, je constituais naturellement une proie appétissante. Cependant, je ne généralise pas en considérant tous les Africains comme des voleurs, bien au contraire. Dans les grandes villes africaines comme Abidjan, le chômage des jeunes est d'une importance terrifiante. De plus, au contact de la ville, les envies matérielles et de luxe se démultiplient, ce qui les transforment en délinquants. Dans ces villes, il n'existe plus de traditions villageoises, les principes moraux et croyances s'oublient. Le voyage se poursuit, toujours debout près de la porte d'accès béante. Une voiture européenne contient quatre-vingts personnes, ici nous étions quatre ou cinq fois plus. Les sièges de bois étaient invisibles, noyés sous la masse des fesses. La majorité des gens restaient debout et j'avais la chance d'être près d'une ouverture car les odeurs étaient terribles. Des tonnes de bagages s'empilaient pêle-mêle, dont beaucoup de produits agricoles. Je n'eus pas de problème pour manger car comme tous les passagers, je me servais dans les régimes de bananes qui s'entassaient comme les hommes dans les moindres recoins inutilisés. Leurs pelures et leurs écrasements dégageaient cette odeur écœurante. Au fil des heures, j'avais les jambes lourdes. Dès qu'il y eut une place libérée sur le marchepied, je la prenais. Au mépris de toutes les règles de sécurité, je m'assois sur cette marche à l'extérieur du train, à l'air libre et à la meilleure place pour assister au grand spectacle de la Nature. Nous étions trois assis côte-à-côte et toutes les marches du train étaient occupées ainsi. D'autres, plus téméraires, se glissaient sur les boiseries des fenêtres mais personne n'avait l'audace de monter sur le toit. Cette fois-ci, du sud au nord, le train traversait les paysages inverses de l'aller. La forêt tropicale avec sa moiteur et ses gigantesques arbres précédait d'autres paysages de plus en plus secs et moins boisés. Je ne vois plus de singe ni aucune autre bête. Parfois l'air s'humidifiait car un vieillard tuberculeux crachait par la fenêtre et le vent me rabattait ces effluves sur le visage. Ou encore, les femmes faisaient faire leurs besoins à leurs jeunes bambins dans un gobelet de plastique qu'elles jetaient ensuite par la fenêtre. Le contenu liquide, en fines gouttelettes, me mouillait la joue. L'après-midi, un feu de brousse d'une longueur de cinq cents mètres des deux côtés de la voie nous obligeât à fermer les portes et les autres ouvertures puis à tous entrer à l'intérieur du wagon tellement la chaleur dégagée était intense. Les flammes venaient lécher le train qui roulait alors très lentement. Le convoi s'arrêtait souvent et je pouvais, ainsi que les passagers proches des portes, marcher au-dehors. Le conducteur sifflait un long moment de sa machine pour rembarquer tout le monde. Parfois des hommes trop occupés à palabrer pendant ces haltes devaient courir après le train qu'ils rattrapaient tant bien que mal. Les autres voyageurs sont tous des gens très pauvres, habillés de vêtements traditionnels, de boubous ou de longues djellabas pour les musulmans. Sur le marchepied, assis près de moi, Jean François en pantalon européen est pharmacien et se rend dans un hôpital de brousse situé dans un grand parc naturel. A chaque arrêt, les villageois viennent à nous en courant pour nous vendre de tout, sans particulièrement me solliciter plus que les autres. Ils proposent de la viande cuisinée, singes ou hérissons, des oranges, des bananes. Des fillettes portent sur leur tête fragile un seau d'eau en équilibre instable dont on paie la ration d'un prix minimum. Du train, j'ai le sentiment de pénétrer au cœur de chaque village tant l'atmosphère indigène est bien préservée. Uniquement le train me rappelle une fois de plus notre siècle. A Bouaké, Jean François doit arrêter son trajet en train et achever sa route en taxi-brousse. Il me conseille vivement d'aller en première classe car l'entassement y est moindre et le confort pour la nuit prochaine sera meilleur. Il appelle un contrôleur sur le quai et lui fait connaître que mon métier est de conduire les trains. Celui-ci me trouve une place dans les voitures de première mais je suis toujours debout, en bout de voiture à compartiments, à moitié assis sur des sacs de bananes, encore elles ! Je dois malgré tout payer la différence. Jusqu'à la frontière, après la ville de Ferkesodougou, le contrôleur de la RAN (Régie Abidjan-Niger) restera avec moi pour parler du domaine ferroviaire. La signalisation sur le terrain est la même qu'à la SNCF, de type block manuel de voie unique, avec des signaux mécaniques. Des signaux électriques sont installés à demeure tout au long de la ligne mais cette signalisation ne fonctionne pas par manque d'énergie. Cette ligne a bien sûr été construite par la France. Cette voie ferrée devait atteindre le fleuve Niger à Niamey mais elle n'a jamais été achevée pour cause d'indépendance. Le terminus actuel est la capitale du Burkina Faso bien que cet état ait décidé de la continuer jusque dans le Nord du pays mais sa construction est coûteuse et lente. A Ferkesodougou il fait déjà noir et la frontière est atteinte en pleine nuit. Tous les passagers sont obligés de descendre ce qui fait beaucoup de monde à terre. Je ne dis pas «à quai», car il n'en existe pas. Les autorités burkinabées se montrent très tatillonnes. Un officier militaire me questionne seul, à part et longuement dans un vaste bureau au sein de l'unique bâtiment en béton. Il fait une chaleur lourde, les Africains mettent l'arrêt à leurs profits pour manger, boire et surtout parler. Les douaniers ont mission de fouiller les bagages qui se sont accumulés en montagnes dans la poussière, y compris les tonnes de bananes du train. Mais, ces douaniers en bons fonctionnaires africains n'en feront rien et n'inspecteront qu'à peine un dixième du train. Pendant cet arrêt, je pouvais découvrir les gens qui voyageaient en première classe et en couchettes. C'était principalement des grosses Burkinabées en boubous de luxe, d'où ressortaient les reliefs de généreux bourrelets de graisse, ainsi que la riche jeunesse de la capitale. Toute la nuit je serai serré au milieu des gens un peu fortunés n'ayant pas réussi, comme moi, à trouver une place assise. Des gens en couchettes me proposèrent leurs places contre le prix normal du billet mais je refusais car c'était cher et je m'imaginais les odeurs infernales dans les compartiments fermés. Burkina Faso en langue Mossie veut dire «Pays de l'homme intègre-Terre de nos ancêtres». L'ancien nom du pays fut donné par les colons français par un terme géographique, désignant les sources des trois rivières Volta. Le train attendit longtemps à cette frontière et prit énormément de retard. Dans la matinée le convoi passait à Bobo Dioulasso puis vers midi à Koudougou, importante ville où de nombreux étudiants attendaient sur le quai. Le paysage est à demi-désertique, une steppe d'herbes jaunes ne dissimulant pas les villages modestes de cases rondes. Parfois je vois des dromadaires, des hommes vêtus de voiles blancs juchés sur leurs échines. Des enfants, souvent tout nus, nous saluent en gestes sémaphoriques. A cause de la chaleur, toutes les portes sont largement ouvertes et par ces courants d'air créés, la poussière s'infiltre généreusement. Je suis très fatigué et très sale lorsque la rame aborde Ouagadougou. La banlieue est inexistante, juste quelques quartiers de basses maisons sans caractère d'où la grisaille et la misère émergent. Ouagadougou est appelée familièrement «Ouaga». Il est quatorze heures, le train n'a que sept heures de retard, j'ai presque perdu la journée. La gare de la capitale est quasi-moderne, avec un bar. Dans un seau d'eau je me refais une propreté. Les avenues de Ouaga sont larges et pleines de motocyclistes. Je dois partir d'Afrique dans deux jours. Je désirais arriver aujourd'hui afin de faire confirmer mon vol de retour. Je me fais guider par deux gamins à vélo qui me prennent sur leur porte-bagages. Cependant, l'agence située dans un grand hôtel est fermée l'après-midi. Sur le porche, toutes sortes de boutiquiers touristiques, du vendeur d'or à celui de masques africains en bois tiennent leurs commerces. Les deux enfants me conduisent sur l'avenue Yennenga où sont situés plusieurs hôtels bons marchés. Dans le premier le tarif me séduit. Pour la première fois depuis que je suis en Afrique, je leur donne une pièce en échange de l'aide qu'ils m'ont apportée sans qu'ils sollicitent l'aumône. Les enfants semblent surpris par mon geste puis contents. Peut-être n'aurais-je pas dû car maintenant ce seront eux qui réclameront une obole pour chaque menu service qu'ils fourniront aux étrangers. Près de cet hôtel, la mosquée où toute la journée et même les nuits, attendent, assis ou courbés, des hommes aux chapeaux pointus en paille. Ce qui me frappe au marché de Ouaga, ce sont les vautours près des étalages réservés aux bouchers. Ces vautours au cou pelé, à l'œil vif, ne paraissent pas plus sauvages que des simples moineaux. Le galbe de leur estomac est bien rond, au contraire des gens d'ici. Quelques femmes font la charité d'une maigre main dirigée vers moi en me criant : « Argent-manger ! « Pour quelques euros, deux ou trois, je me procure une nouvelle montre made in Asie du Sud-Est, aussi nombreuses sur ce marché que sur n'importe quels autres marchés européens. Les principales rues de Ouaga sont bitumées mais dans un état lamentable. Pour me restaurer, j'utilise les nombreuses popotes installées sur les trottoirs où de grosses mamas africaines cuisinent du riz et de la viande. J'achète du pain et des sodas aux vendeurs ambulants partout présents. Ce genre de repas très complet me coûte beaucoup moins cher qu'un paquet de cigarettes en France. Je mange assis sur un banc à la vue de tous les passants. Un peu de la poussière de la rue voltige dans mon assiette. Lorsque j'entame le fond de mon écuelle, il y a toujours un enfant pour m'en demander le reste, aussi, je laisse une partie de la viande au fond.
Le lendemain, à l'agence de la compagnie d'aviation charter dont j'ai le billet de retour, on m'informe que le vol aura deux jours de retard. Après un bref moment de déception, je fus tout à fait ravi d'avoir un sursis de deux jours en Afrique. J’empoigne mon sac à l'hôtel puis me rends à la station des taxis-brousse. Je décide de passer ces jours supplémentaires dans le Nord du Burkina Faso, à Kaya. Je suis dubitatif à l’idée de monter à nouveau dans un bâché 404 Peugeot mais le chauffeur me promet le siège de devant, dans la cabine à côté de lui. L'expérience que j'ai subie à l'arrière de ce véhicule, tassé à vingt personnes, m'ôte toute envie de récidiver. Il me jure de ne mettre qu'environ trois heures pour parcourir les cent kilomètres jusqu'à Kaya. Le taxi-brousse longe les deux lacs de retenue d'eau douce qui alimentent en eau potable la capitale et passe au pied du plus bel hôtel du pays. Peu après la sortie de l'agglomération, la route bitumée s'abandonne à une piste de terre rouge. Quelques instants après avoir roulé très lentement, c'est le premier contrôle de police d'une série qui en comptera d'autres. La barrière n'est qu'un simple arbre couché au travers de la piste. Une vieille femme dont juste un pagne sale nous cache sa nudité complète, nous réclame avec assiduité de l'argent. Elle n'en demande pas à moi mais aux autres passagers burkinabés. Des jeunes filles, assises sur le talus, leurs superbes seins à l'air croquent des carottes fraîchement arrachées. Elles en vendent également et au bout d'un moment nous en grignotons tous dans un bruit d'ensemble caprin. A chaque menu village, le conducteur doit aller de lui-même présenter ses papiers à la police locale. Lorsque les policiers s'adressent à moi, ils me donnent une poignée de main comme pour se justifier du dérangement. Le conducteur ne sort jamais la clé de contact de sa serrure. Pour démarrer, il opère un savant branchement des fils électriques qui dépassent largement sous le tableau de bord. Pour arrêter le moteur, il passe vivement un doigt entre deux fils afin de les désolidariser. L'unique pont de la piste est modeste et franchit la Volta Blanche, mince filet d'eau qui va rejoindre les Voltas Noire et Rouge qui en une Volta unique ira se jeter dans le Golfe de Guinée. A l'arrivée à Kaya, un policier me fait entrer dans son bureau et me pose une foule de questions à caractères personnels. Il écrit mes réponses soigneusement sur un formulaire jauni. Il me demande si j'ai accompli mon service militaire et quel grade j'y ai obtenu. Il voulait surtout me sonder et m'évaluer. Je lui déclarais que je suis sergent de réserve et il en fut ravi car c'était aussi son grade actuel. Il me parlait ensuite avec plus de respect et une certaine égalité. Il nota mon adresse et promit de m'écrire. Pendant ce temps, le taxi-brousse m'attendait. Nous avons mis finalement quatre heures et toute la cause du retard en revient aux militaires et à leur curiosité. Kaya, gros point sur la carte semblait être une grande ville. Elle n'est en fait qu'un bourg traversé par deux routes avec un marché, une seule banque et un unique hôtel. C'est pourtant la quatrième ville du pays. Dans le Nord du Burkina, les provinces du Sahel sont habitées par une faible densité de population et un village prend des allures de ville. Le taxi-brousse me mène dans la cour de l'hôtel. La chambre sans eau ni électricité n'a pour tout meuble qu'un lit grossièrement construit de planches, sans drap ni couverture, comme dans tous les hôtels africains où je suis descendu. Un étrange baldaquin qui tremblait au moindre courant d'air supportait une moustiquaire guère efficace tant elle était trouée et usée. Je resterai dans cet hébergement deux nuits. Je suis toujours resté deux nuits à chaque étape de ce périple. Kaya sera ma plus belle ville africaine, ou du moins celle où la population sera la plus hospitalière. L'hôtel est du type néo-colonial, dans un vaste hall un ventilateur brasse l'air au-dessus des tables de bois. L'atmosphère est pesante de chaleur et de silence que seule une multitude d'insectes casse. Les murs ont la couleur de la chaux et le comptoir est en béton brut sans sophistication. Le personnel est uniquement composé d'enfants. Il n'y a ni facture ni caisse enregistreuse lorsque je paie, tout se passe de la main à la main avec un jeune manager qui deviendra un ami. Contre un plein de carburant, il me prête une petite moto de l'un de ses amis. La journée est trop entamée pour louer une motocyclette. Il ne circule aucune voiture dans les rues en terre battue, juste des piétons et des deux roues. Je parcours toutes les rues et ruelles de cette petite ville provinciale ainsi que sa proche campagne. Le goudron est résolument absent de la région. La nature et les gens sont vrais, je me sens bien. Au bout d'une heure de cette escapade, comme tous les soirs, la nuit survient. Sur la place du marché, centre vital de la ville, les commerçants ont installé leurs torches et lampes à pétrole. Cela fournit un éclairage fantastique et intriguant au site. Quelques vautours se battent pour un morceau de viande avariée. A Kaya aussi, les vautours sont légions. Ces rapaces, non comestibles, sont protégés par la population car ils nettoient les villes et limitent les risques d'épidémies dues aux carcasses d'animaux morts qui pourrissent vite avec la chaleur. A la lueur du pétrole qui brûle, je mange mon plat de riz avec de la viande inconnue. Silencieux, plusieurs enfants m'observent, une boîte de conserve vide à la main. Ils ont faim ! La mama cuisinière les chasse périodiquement d'autour de moi, mais je les vois au loin chercher de la nourriture dans les déchets du marché et mon estomac se noue. Il n'existe pas de meilleur dissuasif contre la suralimentation que ces scènes apitoyantes. J'ignore si les nombreuses femmes qui cuisinent dehors leur donnent le restant de leurs grandes marmites après que les derniers clients ont fini de consommer. Quoi qu'il en soit, je commandais ensuite sept assiettes de riz pour les sept enfants qui m'ont regardé manger. Cette action bénéfique me valut une bonne conscience pour peu de frai. Tous les adultes présents ne me voyaient plus comme un anonyme touriste mais me regardaient avec considération. Il n'y a rien qui apporte plus de satisfaction que de donner à manger à des enfants. Je passerai presque trois jours à Kaya, au terme de ce séjour, tous les habitants me connaissaient. Etant le seul Blanc, ce n'était pas facile de passer incognito. A l'hôtel, je constituais l'ensemble la clientèle à moi tout seul, en tant qu'unique client. J'étais sur la terrasse, avec Abdou le manager et les deux enfants employés au ménage, bercé par l'air chaud de la nuit et leurs histoires africaines, ayant deux barmaids, jolies filles Mossies pour nous servir : que demander de mieux ! Le tourisme n'a pas encore atteint cette ville, si bien que je jouissais d'un grand respect, que je ne méritais pas. Dans ma chambre, un enfant de douze ans me porta un lourd seau métallique rempli d'eau qu'il soulevait avec grande peine, le seau lui battant ses jambes. Je m’endormis avec quelques insectes et des lézards dans ma chambre pour m’accompagner.
Le ciel était bleu, comme chaque jour vécu en Afrique. A un carrefour, un petit atelier de mécanique en plein air restaurait des cycles. Je louais une Mobylette pour la journée. Les plaisirs du cow-boy solitaire sur deux roues allaient revenir, comme à Bobo Dioulasso. Après la précaution de faire le plein de carburant, je partais à l'aventure sur les indications d'Abdou. A vingt kilomètres d'ici existe le lac artificiel de Jem que l'on atteint par des sentiers peu entretenus. A la sortie de Kaya, une petite fille de dix ans me fait un signe autoritaire pour m'arrêter, me désigne une direction de son doigt puis monte sur mon porte-bagages en se hissant sur la pointe des pieds. Elle a une façon bien particulière de faire de la moto-stop. Je trouve étonnant que cette petite fille n'ait pas peur du méchant gros Blanc que je suis. Les gens sur la route me regardent passer négligemment. Je me sens assimilé par la population. Je roule à faible allure car la piste de terre est parsemée de nids de poules obèses et j'ai peur de me renverser avec mon passager semi-clandestin. Cette vitesse lente ne lui convient pas et elle supporte mal que nous nous fassions doubler par des bicyclettes. Après deux kilomètres elle m'indique de m'arrêter en me plantant son fin index entre mes côtes. Puis, d'un vague signe de la main pour me remercier, elle disparut en courant dans un endroit totalement inhabité. Je me retrouve tout seul en plein Sahel, sur mon véhicule de fortune. Il n'y a pas de panneaux indicateurs. Les rares pancartes sont aux environs des bourgades et représentent un don d'associations charitables, comme l'attestent des petits panonceaux sous ces panneaux indicateurs de directions. La piste se fait de plus en plus étroite et par endroits totalement défoncée. Je dois passer à pied, en tirant et en poussant l'engin. L'unique pont du parcours est cassé et en ruine mais la rivière saisonnière qui est censée couler en dessous est asséchée. Lorsque la piste disparaît complètement, je suis un fil qui se faufile en l'air, hissé par des poteaux aux espacements irréguliers. C'est un câble téléphonique qui court dans le désert à l'infini. Ce cordon ombilical me fait traverser plusieurs villages qui n'y sont pas raccordés. Dans ces petits villages de dix à vingt cases il n'y a ni route, ni voiture, ni télévision, ni électricité, ni eau, ni rien, c'est vraiment le bout du monde. Même la couleur de l'air, de l'atmosphère est différente, comme si un filtre doré voilait mes yeux. Les villageois sont un peu curieux de mon passage incongru mais ne me pose aucune question. Je ne leur demandais pas où est situé le lac, objet de ma destination. Je préfère aller au gré du hasard. Dans ces sept ou huit villages, toutes les femmes ont les seins nus. Lorsque celles-ci pillent le mil dans de hauts pillons, leurs poitrines suivent le cadence des battements du boutoir en balancements saccadés. Ces gens sont extrêmement pauvres puisqu'ils n'ont rien mais ils semblent manger à leur faim, sans abondance sûrement. Dans ce décor aride et ocre où seuls poussent quelques baobabs, je croise par deux fois des troupeaux de zébus encadrés par des pasteurs à bicyclettes ou à pied. Jamais je ne perdais de vue la mince ligne du téléphone. Si je ne la voyais plus, je risquerais vraiment de m'égarer dans ce désert. Le compteur kilométrique de mon véhicule ne fonctionne pas et une pierre vient d'en briser la vitre. Au retour, je prévois de la casse à rembourser au loueur. Après trois heures de piste, à environ quarante kilomètres de Kaya, j'aboutis dans un village plus important que les autres, comptant peut-être cent cases. Une église catholique en ruine m'attire pour le visiter. Un petit comité d'accueil vient à ma rencontre, composé de jeunes de mon âge et d'un vieil homme. Je ne peux pas voir le chef de ce village, il est parti avec tous les hommes valides au marché d'un village voisin acquérir des bœufs. Ils sont partis pour plusieurs jours car le lieu est éloigné et ils ne se déplacent qu'à pied. Tous les enfants accourent et c'est cinquante personnes qui me cernent en piaillant de rire. Je demande à explorer leur village et tous m'accompagnent à travers les ruelles qui ne laissent pas passer deux hommes de front. Une équipe est désignée par le plus ancien pour garder ma Mobylette. Le fil du téléphone transite chez eux mais aucune dérivation sur le village n'est aménagée. Ces enfants, s'ils savent ce qu'est un téléphone m'avouent n'en avoir jamais vu. Ce village est très bien entretenu et il n'y règne pas le désordre habituel des villes. Phonétiquement, il s'appelle «Mintini». Les cases sont parfaitement circulaires, aux toits de chaume et aux murs en torchis de terre et de paille, certainement additionné de bouses de vache. Des greniers à mil en paille, pareils à des ruches, permettent de sécher les céréales. Au centre du village, une énorme pierre, d'utilisation sûrement centenaire, sert à écraser le millet. Quelques palissades de branches séparent certains voisins, comme les thuyas chez nous. Un tisseur démêle son fil en l'entourant autour d'une case parfaitement circulaire. L'église abandonnée fait office d'entrepôt ce qui n'empêche pas tous les habitants d'être de fervents catholiques. Seules les femmes ne parlent que le mossi. Au Burkina Faso, l'Islam est une religion de plus en plus prédominante. Actuellement, les deux confessions se partagent chacune la moitié des sept millions de Burkinabés. Lorsqu'un nouvel homme se joint à notre groupe, il me salue longuement en me touchant plusieurs parties du bras en signe de profonde amitié et de respect. Envers tous ces gens si démunis et si sincères, j'ai une confiance absolue. Je suis prêt à leur prêter tout mon argent en sachant sans crainte qu'ils préféreraient mourir que de ne pouvoir me le restituer. Sur un kilomètre à partir du village, un sentier est tracé dans la terre qui mène à une marre d'eau stagnante. C'est un puits qui s'assèche d'année en année, me confie mon guide improvisé. Autour de ce point d'eau, des zébus et des femmes font toute la journée la navette du puits au village et encore au puits pour apporter de l'eau à la communauté. A la longue, le sentier se creuse de plus en plus sous les pieds nus. Pour toute boisson, ils n'ont à m'offrir que de l'eau apportée par une femme sur sa tête dans une calebasse. J'en bois un peu pour leur faire plaisir, en me méfiant de cette eau croupie et polluée par les vaches. Le chef du village par intérim reçoit mon cadeau pièce par pièce dans sa main calleuse et me dit stop lorsqu'il estime être assez payé. C'est une somme dérisoire par rapport à ce que j'ai vu et appris. La case de ce vieil homme est puante de l'odeur d'urine et ne possède bien sûr qu'une seule pièce circulaire. Je prends le chemin inverse de l'aller et par une bifurcation à gauche, j'atteins le lac immense de Jem. Il est dû à un barrage sur un cours d'eau alimenté à la saison des pluies. La montée des eaux laisse apparaître des arbres plantés au beau milieu de l'étendue aquatique. Des femmes lavent, des hommes entretiennent des cultures vivrières par irrigation. Des petits hameaux de vie sont accrochés sur les bords du lac. Dans une case ayant fonction de buvette, je peux déguster une bière chaude. L'électricité ne sera pas ici avant des décennies. Si les adultes voient de temps en temps des coopérants européens, les enfants sont intrigués par la couleur de ma peau et me regardent comme un extra-terrestre, tout extra-Africain que je suis. Puis, sur les rives du lac je me perds car de multiples pistes et traces se croisent et disparaissent ou n'aboutissent nulle part. Je découvre un village abandonné dont la végétation a repris ses droits sur les frêles habitations végétales. En allant toujours vers l'ouest, pour cela je suivais la déclinaison du soleil, je retrouve la ligne téléphonique, véritable fil d'Ariane, et la piste de Kaya. A l'entrée de la ville, le moteur manque de tomber sur la route. Une des entretoises qui maintiennent ce moteur au cadre a cédé sous les chocs répétés de la piste. Il commence à faire nuit lorsque j'arrive chez le loueur-mécanicien. Il m'envoie sur le marché chercher la pièce qui a rompu. A mon étonnement, j'en trouve vite une neuve. Sur ces marchés, on trouve absolument de tout. En un rien de temps, le verre du compteur et la pièce cassée sont réparés. Il m'en coûte un prix ridicule par rapport à ce que j'aurai payé en France. Les mécanos d'Afrique sont les meilleurs du monde puisque avec rien, ils réparent tout très rapidement. Il faut dire qu'ils connaissent les engins parfaitement et que ces types de réparations sont ici banals et identiques. Après une veillée paisible en compagnie d'Abdou et de ses deux serveuses, je pars vite me coucher d'un repos de plomb pour compenser toutes les bosses et trous des pistes. J'ai roulé pendant huit heures et à raison d'une quinzaine de kilomètres à l'heure, j'ai dû parcourir plus de cent kilomètres. Le réservoir était vide.
Aujourd'hui, je prendrai le bus à quinze heures au départ de Kaya pour Ouagadougou. Sur les hauteurs de la ville, je vois toute la plaine noyée en son centre par un vaste étang. Le bleu de l'eau jure sur le rouge brique de la terre. Un policier teigneux me demanda une autorisation de photographier. Il m'envoya d'un ordre sec en acheter une au commissariat, ce que je ne fis pas. Je descendais par un chemin escarpé jusqu'à l'étang. Des artisans fabriquaient des briques en extrayant de l'eau des cubes de boue qu'ils faisaient ensuite sécher au soleil. La berge sur laquelle ils travaillaient ressemblait à une fourmilière. Je croisais beaucoup de jolies filles portant des seaux d'eau sur la tête en équilibre incertain. Certaines, en me voyant se dissimulaient, d'autres me croisaient en riant de toutes leurs dents d'un blanc éclatant. Leurs rires saccadés soulevaient leurs seins d'une façon très érotique. Je fis un autre bout de chemin avec des femmes plus âgées qui ne savaient me dire que : «ça va ?» Au pied d'un arbre, vingt vautours se finissaient le cadavre d'un âne. J'utilisais ensuite mon temps à parcourir les quartiers périphériques de Kaya, m'émerveillant à chaque coin. Je ne voyais toujours que des femmes au travail. Ici, une femme tire une charrette remplie d'épis de mil, là une autre prépare la nourriture dans un gros chaudron. Je ne vois que des scènes ancestrales, apprises par toutes les petites filles et qui se transmettent de génération en génération. A midi, l'hôtel est réquisitionné par les militaires. Une vingtaine d'officiers et de sous-officiers déjeunent à table sur la terrasse. Je suis à une table voisine, en train de déguster un soda fruité transformé en bloc de glace par l'excès du congélateur mis en position maximale pendant les courtes heures de fonctionnement de l'électricité. Le sergent de l'avant-veille me reconnaît et me fait un signe de la tête pour me demander si j'ai rencontré des problèmes à Kaya. Les vautours aussi arrivent en petits groupes dans la cour et osent s'approcher des reliefs du repas que leur lancent les hommes. Enfin, un minibus jaune s'arrête, Abdou m'y accompagne. Il est déjà rempli, je serai debout pendant tout le trajet. Ce bus est direct et ne sera pas harcelé par les contrôles, aussi il ne met que deux heures. Les Africains ne sont guère galants : Les femmes sont debout, les hommes restent assis stoïquement. Plusieurs hommes présentent d'énormes cicatrices sur le visage. Des dessins et des signes sont gravés sur la peau, l'entaillant profondément. Avant que la nuit n'enveloppe le Sahel et assombrisse Ouagadougou, le bus nous dépose devant la gare ferroviaire. Partout à Ouaga et dans ses environs, je verrais des pancartes pour la campagne de vaccinations, genre : «Un enfant vacciné est égal à un troupeau de mille bœufs». Certains de ces slogans sont irrésistibles d'humour. Eparses dans la ville sont inscrits des slogans révolutionnaires dont le plus connu est : «La patrie ou la mort, nous vaincrons !» D'autres immenses placards publicitaires sont occupés par des affiches purement idéologiques ou anticolonialistes. Je prends une chambre dans un autre hôtel de l'avenue Yennenga. En face de celui-ci, une boîte de nuit ouvre ses portes car la pénombre est déjà sur Ouaga. De suite, une fille de gros gabarit vient à moi et s'occupe de mon individu en termes amoureux. Son français est hésitant car elle est originaire du Ghana voisin et sa langue natale est donc l'anglais. Après avoir fait l'effort de lui répondre poliment dans sa langue, je m'enfuis presque en courant. Je me réfugie à la table de Paul qui a installé son restaurant improvisé sur le trottoir. Comme à Bamako, ce genre de commerce s'appelle aussi «tablier». On peut y manger deux ou trois produits différents, vite et pas cher. Sur le banc, un Européen s'assit à côté de moi. C'est un retraité qui prend le même vol que moi après-demain. Il m'avoue le but de ses vacances au Burkina : Les filles. Ce sexagénaire, dans les deux sens du terme, me déclare s'être bien amusé pendant son séjour africain. Il semble satisfait de lui en me relatant ses aventures amoureuses exotiques. Il est déçu lorsque je lui avoue ne pas venir en Afrique pour cela. Paul écoute ces histoires et sourit. Il est l'Africain type : Serviable, intelligent mais très peu instruit. Le vieux Français lui donne une poignée de préservatifs emballés, mais Paul paraît ne pas comprendre à quoi cela peut servir. L'explication du retraité le laisse hagard, ce qui rend la scène cocasse. Il n'a certainement jamais vu cela de sa vie. Plus sérieusement, il me parle des Soviétiques qui entretiennent une importante représentation diplomatique et qui sortent très rarement de leur ambassade. Il les qualifie de racistes, à tel point que les Russes ont renvoyé leurs employés africains. Sur cet épilogue, je ne le reverrai qu'à l'aéroport, il y sera tout seul comme un vieux célibataire. Je finis la salade que Paul m'a préparée. Demain sera mon dernier jour africain.
Je débute cette nouvelle journée chez Paul, par un lait concentré et de grandes tartines beurrées. Au marché, je loue une Mobylette car par mes expériences antérieures, je juge que c'est le meilleur moyen pour visiter une ville. Je donne mon passeport en caution. Le quartier du parlement et du palais présidentiel est un vrai bunker sévèrement gardé. Je me suis arrêté un instant devant le portail d'entrée du palais. Aussitôt le garde téléphonait, puis de l'enceinte, sortait un officier sur une moto de grosse cylindrée qui m'interpella. Il voulut me conduire au commissariat mais je plaidais de mon ignorance et de l'innocence d'un touriste. Il ne vit pas l'appareil photo sur moi, je l'avais dissimulé dans une sacoche de ma ceinture. Il me considéra de haut en bas puis me laissa partir après de sérieux avertissements. Deux ans plus tard, en l987, le capitaine symbole Thomas Sankara fut tué lors d'un coup d'état échaudé par son second et homme numéro deux du pays. Sankara, très charismatique, était le leader contesté du pays et le père de la jeune révolution de l983. Dans ce quartier riche sont situés toutes les ambassades et les bâtiments administratifs. J'errais de-ci, de-là mais je préférais les environs de Ouaga, très populeux. Les HLM, les barres d’immeubles et les hautes tours sont encore inconnus ici. Les quartiers pauvres ont toute la place nécessaire pour s'étaler au soleil mais ils ne sont guère animés. Echelonnés aux bords des routes, des stands vendent des boissons et des fruits. J'entreprenais de manger une mangue sans la peler de sa peau mais la probabilité qu’elle héberge des microbes était trop réelle. Je la recrachais. D'inspiration religieuse, à côté des maisons était souvent bâti un petit temple, une église ou encore une minuscule case qui faisait la fierté de ses habitants. La construction miniature était une reproduction parfaite mais d'une hauteur ne dépassant pas un mètre. Sur la place du marché, je fus souvent importuné par un homme voulant absolument me vendre quelque chose. Il ne comprenait pas que je puisse repartir d'Afrique en n'ayant acquis aucune babiole inutile en souvenir. Lorsque je recherchais un zoo, on m'en indiqua la route. Je roulais longtemps avant de comprendre que le zoo en question, une réserve nationale, se situait à deux cents kilomètres de Ouaga et qu'en conséquence, il fallait une voiture pour s'y rendre. Un mini-zoo près d'un hôtel de luxe faisait pitié car ses quatre occupants s'ennuyaient à mourir derrière leur cage. Tout près de là, le bois de Boulogne, de son vrai nom, s'improvisait en lieu de promenade pour les amoureux à bicyclette. Les lacs de retenue semblaient poissonneux par le nombre important de pêcheurs qui y lançaient leurs filets d'un geste précis et mille fois répétés. Les deux plans d'eau sont séparés par un barrage aménagé d'un passage piéton. La chaleur était tellement insupportable que les gens préféraient effectuer le tour du lac plutôt que de se risquer hors de l'ombre protectrice. Je guettais les plus belles filles pour les photographier. L'une d'elles me dit «Si toi prendre moi en photo, moi prévenir police !» Mais en même temps que cette speudo-menace, elle prenait la pose en souriant. Deux superbes femmes avaient pour époux commun un musulman. Celui-ci, fier que ses deux femmes me plaisaient, posa au milieu d'elles et ensuite voulu, timidement, m'inviter chez lui pour m'en prêter une. Son expression française n'était pas bonne mais amplement suffisante pour en saisir le sens. C'était trop aimable ! J'achevais la journée comme je l'avais débuté : à la table de Paul. Je fis le point de ce voyage qui ne me revenait pas trop cher, compte tenu de tout ce que j'ai vu et découvert. Je sais surtout ce qu'est l'âme et l'esprit africain, que seuls ceux ayant séjourné assez de temps en Afrique connaissent. A une librairie française, je peux acheter mon premier journal français qui parvient ici avec seulement trois jours de retard. Ils sont récupérés dans les avions puis repassés. Je me mets au courant de l'actualité dont pendant un mois j'ai été sevré. Dans tous les hôtels de la capitale, des Européens se préparent à rentrer chez eux. Ce vol n'a lieu qu'une fois par semaine.
L'aéroport est à l'extrémité de l'avenue Yennenga et les rares avions ne perturbent pas la vie des citadins. L'avion doit décoller à sept heures et donc je dois être à l'aéroport dès cinq heures du matin. Un taxi collectif me conduit avec d'autres Français vers le départ. Dans le hall, j'ai la surprise de rencontrer Didier, le Français de Bamako. Il est venu accompagner un autre compatriote et tous deux ont dormis cette nuit dans l'aéroport. Il me fournit des informations sur Anne Marie qui confirment mes soupçons. Les trois Européens qui restaient dans le dortoir ont plus que sympathisé avec la jeune Ivoirienne. Je revois le petit retraité qui semble honteux de m'avoir narré ses nuits de douces orgies et m'adresse un bonjour plein de retenue. Avec des tas d'images dans la tête, le sol africain se dérobe sous le train de décollage de l'avion. Des hublots, le Sahara absorbe vite tout le paysage puis ce redoutable désert est survolé et traversé en deux heures seulement. Le commandant de bord nous informe du passage de l'appareil à la verticale de Tamanrasset en Algérie. De l'aéroport de Marseille à la gare Saint-Charles, le bus n'avait à son bord que des passagers algériens d'un vol d'Air Algérie. N'ayant pas de bagage dans les soutes, je pouvais passer rapidement et me mêler à ces Algériens. J'avais toujours le sentiment d'être le seul étranger. Le temps était pluvieux et le ciel de février, d'un gris morbide.
2 AFRIQUE AUSTRALE
Afrique du Sud, Botswana, Zimbabwe et Zambie
De l'extrême Sud du continent africain aux Chutes Victoria, d'un apartheid sur son déclin aux pays d'Afrique Noire plus tolérants.
Afrique du Sud, Zimbabwe
A dix-sept heures quinze, l'avion quittait un petit paradis pour une autre terre de mêmes dimensions baignée par l'océan Indien, le soleil et les forêts de Filaos. Les cent cinquante kilomètres qui séparent les deux îles sœurs des Mascareignes sont avalés en trente-cinq minutes par le B 737 d'Air Austral. Le hasard des vols m'oblige à transiter une nuit sur l'île Maurice. A peine ai-je détaché ma ceinture qu'il faut la remettre tant la durée du vol est courte depuis la Réunion. Je ne reconnais pas l'aéroport de Plaisance que j'ai découvert neuf années auparavant. L'île Maurice a bien changé dans cette décennie et depuis quinze jours elle est même devenue une République. Un président de la république remplace désormais la Reine d'Angleterre. Des drapeaux nationaux traînent encore de-ci, de-là dans le hall rappelant les fastes de la fête inaugurant cette seconde indépendance. Le temps de changer quinze euros en trois cents roupies mauriciennes, des cohortes de chauffeurs de taxis m'entouraient pour m'inciter à utiliser leurs services en m'arrogeant de courtes injonctions commerciales. De mon hôtel d’une nuit, une musique mauricienne s'échappe d'une vaste pièce, du restaurant transformé en boîte de nuit à l'occasion d'un mariage. La centaine d'invités endimanchés, chaussettes blanches et nœuds papillons reflètent la population de l'île par les ethnies de diverses origines.
A cinq heures, les sept appels à la prière successifs du muezzin de la mosquée voisine me tiraient de mes rêves africains. De jour, le site de l'hôtel est plus agréable, planté de cocotiers dans un quartier populaire qu'un chemin peu carrossable et poussiéreux relie à la route principale. La route est en excellant état et n'a rien à envier à nos nationales. Dans le centre de l'île une brume matinale épaisse impose une vitesse réduite. Malgré cela, le conducteur roule vite, il m'a promit de ne mettre qu'une heure et veut tenir sa parole. C'est avec la compagnie Air Mauritius que je vais à Johannesburg en Afrique du Sud. A l'enregistrement, l'employé tente de me faire payer la taxe d'aéroport de cent roupies. J'insiste sur le fait que je ne suis qu'en transit et obtiens avec réticence l'exonération de cette taxe. A dix heures, l'appareil décolle à destination de Durban. Les passagers sont en majorité des Blancs et le reste est composé d'Indiens. Après un survol infini de l'Océan, une côte se dessine, soulignée de sable blanc. C'est l'île géante et rouge de Madagascar. Je poursuis des yeux un long fleuve aux eaux boueuses qui se jette dans le bleu de la mer en créant un delta saumâtre de couleurs changeantes. Cette terre d'aventures disparaît ensuite pendant une heure pour être remplacée par la terre africaine. A la vue de la côte sud-africaine, quelques Sud-Africains enthousiastes poussent des exclamations de joie mais je n'en saisis pas les termes précis. A cette escale, tous les Indiens, soit presque la moitié des passagers, descendent. J'apprendrai plus tard en y allant que Durban est la ville la plus Indienne de RSA, de la République Sud-Africaine. Les abords de l'aéroport sont bouclés par des barbelés ainsi que tout ce qui est quelque peu stratégique, tels que des réservoirs géants de carburants. Ma première vue de l'Afrique du Sud est donc quadrillée de fils barbelés. De ma place, je distingue des gens bien habillés sur la piste, ce sont des Blancs, et d'autres employés mal vêtus qui eux sont Noirs. Avant de pouvoir décoller, la priorité de la piste est cédée à deux avions militaires qui atterrissent dans un concert d'applaudissements de la part des Sud-Africains. Nous ne sommes plus que des Blancs dans l'avion, à l'exception du personnel naviguant d'Air Mauritius qui parle aussi en français pour mon plus grand plaisir. Le trajet de Durban à Johannesburg ne nécessite que quarante minutes de vol au-dessus des paysages du Natal et du Transvaal. A l'aéroport de Johannesburg sont alignés tous les avions en partance ou en provenance du monde entier, sauf des autres pays africains. Les avions de la Lufthansa sont en grand nombre, devant ceux de British Airways. Le contrôle douanier est peu sympathique bien que ce soit une jeune femme en tenue militaire qui examine mon passeport. Une seule chose l'intéressait : mes billets de retour vers l'Europe. Mon retour sur Maurice n'était pas suffisant à ses yeux. Je lui montrais le billet de Maurice à la Réunion en lui affirmant que Saint-Denis est en France. Elle parut rassurée et elle estampilla mon billet d'avion d'un tampon «Non remboursable». Contre deux cents dollars, j'obtiens six cents rands, devise sud-africaine. Le tableau des départs internationaux réserve quelques surprises. Les destinations sont le Swaziland, le Lesotho, le Transkei, le Ciskei, le Venda, le Bophuthatswana et la Namibie, des pays quelque peu sous-connus. A la sortie de l'aéroport, un vrai déluge tombe sur Johannesburg. Il n'est que quatorze heures mais le ciel est bas et gris, l'atmosphère humide. Ici en mars, la saison est entre l'été qui s'achève et l'automne qui s'annonce précoce. Avoir quitté sa famille et la météo idéale de la Réunion pour un pays à priori peu hospitalier avec un temps exécrable me démoralise un peu. Pour sortir du complexe aéroportuaire, il existe un bus pour Pretoria et un second pour Johannesburg toutes les demi-heures. Pour douze rands, je me décide pour Johannesburg, là où je pense dénicher plus facilement à me loger et pour trouver davantage de moyens de transport. La pluie cesse enfin en cours de route. Le mauvais temps ne sera pas une généralité. Je n'aurai en tout que deux jours de pluie au cours de ce voyage dont aujourd'hui. Le parcours jusqu'au centre ville est mon premier vrai contact avec l'Afrique du Sud. En quarante-cinq minutes, je passe de la banlieue aux quartiers centraux. Bien sûr la circulation se fait à gauche comme tous les autres pays de l'Afrique Australe. Les barbelés, toujours eux, délimitent les différents quartiers. Toute la périphérie est peuplée de populations noires mais leurs maisons, souvent identiques, ne sont pas dépourvues de confort. Au loin, la skyline de Jobourg dresse ses gratte-ciel à la verticale. Le bus navette me dépose au Rotunda, la gare des bus grandes lignes qui est fréquentée par des Blancs. A deux cents mètres de ce lieu, la gare ferroviaire fait concurrence à ces bus. De suite je me renseigne sur les possibilités de transport afin de quitter Jobourg dès ce soir. Je suis décidé à partir vers le nord, le Botswana ou le Zimbabwe, en train si possible. Très vite je me rends compte des difficultés pour se déplacer dans ce pays. Il n'existe qu'un train par semaine pour le Botswana et également un unique convoi hebdomadaire pour le Zimbabwe. Les jours de ces départs ne correspondent pas et je serai obligé de rester trois ou quatre jours à Johannesburg. Pour les bus, c'est à peu près la même chose. Il existe quatre ou cinq compagnies de bus privées dont les Blancs en sont les principaux usagers. La compagnie Greyhound porte le même nom que la célèbre compagnie américaine de transport et aussi qu'une société de bus australienne bien qu'elles n'aient aucun rapport entre elles. Un bus part ce soir pour Bulawayo, mais les guichets sont fermés et ce bus doit déjà être complet. Je suis donc contraint de rester cette nuit à Johannesburg, il faut maintenant trouver un toit. J'ai le choix entre plusieurs hôtels minables et assez chers, deux auberges de jeunesse très éloignées du centre et une YMCA proche des gares. J'opte pour l'institution Chrétienne des Jeunes Hommes. Le prix est modique, la chambre est double. D'une propreté moyenne, dotée d'une salle de télévision collective, le confort est acceptable. Pendant vingt-trois jours, je ne parlerai strictement qu'en anglais, ne rencontrant personne de locution française. Mais la conversation de ce soir sera courte avec mon voisin de lit dont je partage la chambre. C'est un Africain comme le gérant et le gardien de la YMCA, ainsi que quatre-vingt-quinze pour cent des personnes de l'établissement. Il est étudiant à Jobourg et appartient à l'ethnie Xhosas, comme Mandela, d'après sa propre présentation qu'il me fit de lui. Il parle anglais, afrikaans et xhosa, une des langues à clicks. C'est sûrement psychologique, mais je trouvais amusant qu'en Afrique du Sud blanche, on me fasse dormir avec un Xhosas. Lui-même semblait ne pas apprécier cela. Je venais de toucher au problème racial de ce pays. Pour l'instant, je ne le comprends pas. Il me suffit de faire quelques pas dans les rues de Johannesburg pour me rendre compte que j'y vois quatre-vingt-quinze pour cent de Noirs, selon mon estimation. Je croyais que c'était une ville peuplée de Blancs, mais c'est l'inverse, ou plutôt les piétons sont Noirs et les automobilistes sont Blancs. En quelques minutes je comprends l'atmosphère pesante et l'ambiance qui règne en ville. Aujourd'hui, c'est le surlendemain du référendum où les cinq millions de Sud-Africains blancs ont voté à soixante-dix pour cent pour la poursuite des réformes en vue de l'abolition complète de l'apartheid. Il reste un océan de réformes à effectuer mais ce sont surtout les esprits qui sont à changer. Partout sur les murs des affiches appellent à voter «yes» ou «jag». Si le résultat du vote avait été l'inverse, je ne crois pas que j'aurais été en sécurité ici. Dès dix-sept heures les bureaux se vident dans les rues et une demi-heure après c'est au tour des rues de se déverser dans les banlieues. Les bus pour les Noirs ont un aspect plus misérable que ceux empruntés par la communauté blanche qui eux sont climatisés. A dix-huit heures il fait nuit, je me rapproche le plus vite possible de la YMCA. Sur les consignes de l'établissement, une note rappelle que ce quartier autour des gares est dangereux. Plus rien n'est ouvert pour dîner, je me hâte dans le Rotunda et achète précipitamment une pizza et quelques gâteaux avant sa fermeture. Sur le trottoir, je suis presque seul, unique Blanc en tout cas, je n'ai qu'une impatience : rentrer dans la chambre en sécurité. De la fenêtre, j'aperçois la tour des télécommunications au design très caractéristique de la ville qui brille de tous ses feux. Le soir, tous les horaires de bus et de train en main, j'étudie toutes les possibilités de transport.
Levé à sept heures trente comme tous les étudiants de la YMCA, mon premier geste est d'aller mettre mon sac à la consigne afin de réfléchir les mains libres. Le bus qui part pour Bulawayo, seconde ville du Zimbabwe, à vingt-deux heures est plein. L'employée me laisse percer un espoir en me disant que souvent des gens se désistent et libèrent ainsi des places. Elle me conseille donc de repasser vers vingt et une heures trente ce soir. Cette heure tardive et ce départ incertain m'embarrassent. Je n'ai pas le choix car je ne tiens pas à croupir ici, ce n'est vraiment pas l'endroit idéal pour des vacances tranquilles. Je mettrai donc cette journée à profit pour visiter cette ville, la plus grande cité de l'Afrique du Sud. Ce pays a deux langues officielles : l'anglais et l'afrikaans. La province du Cap est Anglophone mais ici au Transvaal, les Afrikaners sont majoritaires. Cette langue ressemble à un mélange de néerlandais et d'allemand : «Kinder» pour enfant, «Dunku» pour merci et «Jag» pour oui. Tout est inscrit en bilingue, jusqu'aux plaques de bouches d'égout et sur les portes des toilettes. Les Blancs Sud-Africains sont plus que blancs. Ils sont grands et blonds, souvent aux yeux bleus... De vrais Allemands ou Hollandais. Dans les rues, les bus à Impériales et les boîtes aux lettres cylindriques et rouges font penser à Londres. Enfin, la ville moderne avec ses buildings, ses fast food et les Noirs pauvres font ressembler la ville à une cité américaine. Tous les véhicules sont Japonais. L'architecture des vieilles maisons est hollandaise. Toujours beaucoup de barbelés devant les bâtiments officiels, c'est un type de Chiendent propre au pays car il pousse partout. L'armée n'est pas massivement visible mais des soldats blancs, fusil mitrailleur prêt à faire feu, en uniforme léger sont présents à de nombreux carrefours par groupe de quatre à cinq. Il n'est pas rare de voir passer un véhicule militaire blindé. Parfois des Noirs en uniformes bleus, des auxiliaires de la police, accompagnent les soldats blancs, mais eux ne sont armés que de simples gourdins. L'atmosphère me fait penser à l'Allemagne Nazie d'entre 1936 et 1939, d'après les documents que j'ai pu en lire, par la langue, les barbelés, les soldats omniprésents, le classement des catégories de populations dont une élite est désignée. Les Noirs, au contraire des autres pays du continent n'ont pas ou peu de sourires sur leurs visages, surtout pas pour moi et les autres Blancs. L'attraction principale de la ville est le centre commercial de Carlton Tower, la tour la plus élevée de la ville. A son sommet, le panorama de la cité est superbe. Toute la périphérie de la ville est boudinée de collines jaunâtres, terrils des mines d'or. Des tables d'orientations précisent les vues que l'on a suivant les différents axes. Dans la direction de sud ouest, j'aperçois Soweto, le plus fameux bidonville du monde, un ghetto de Noirs d'une population de plus d'un million d'habitants. Ce nom signifie SOuth WEst TOwnship, soit bidonville du Sud Ouest. Je ne m'en approcherai pas de plus, c'est dangereux et à cette distance je n'en voyais aucun détail pour en juger de la misère. A deux cents mètres d'altitude, je vois les avenues qui sont tout à fait américanisées avec les blocs à angles droits. Soudain, dans l'avenue Commissionner une manifestation de plusieurs milliers de personnes traverse la ville. Ce serpentin humain est impressionnant par son ampleur mais de la tour aseptisée je n'en percevais pas le bruit ni la motivation des manifestants. Un musée au dernier étage de ce building explique l'expansion de la ville au début du vingtième siècle grâce à la découverte de l'or. Dans l'immense centre commercial, Blancs et Noirs, jeunes pour la plupart, se côtoient sans toutefois se mélanger. Les Blancs achètent et les Noirs regardent les Blancs acheter. L'office de tourisme de Namibie est fermée ce jour, je n'aurais aucun renseignement sur ce jeune pays de deux ans que j'espérais éventuellement visiter en train. Windhoek la capitale est en effet reliée directement par voie ferrée à Johannesburg. Je vais tuer ensuite le temps en errant au hasard des rues. Dans les artères peu commerçantes, les piétons sont peu nombreux et tous sont Noirs. J'ai franchement l'impression que les regards que je croise sont hostiles. Joubert Park est l'unique espace vert de la ville. Les quelques bancs sont occupés par des gens tristes, des Noirs. Autour d'un échiquier géant, une trentaine de jeunes africains regardent sans passion s'affronter deux Blancs retraités jusqu'au mat. Les rares Blancs qui se promènent ici sont tous assez âgés alors que les nombreux Noirs sont tous des jeunes, certainement sans travail ni but. Dans le quartier de Hillbrow, je prospecte les hôtels au cas probable où je n'aurai pas de place ce soir dans le bus. Les critères que je recherche pour cet établissement sont de ne pas être trop éloigné de la gare, peu cher et surtout offrant un minimum de sécurité. La sécurité parfaite serait d'aller dans un hôtel pour Blanc, mais ils sont trop luxueux et onéreux pour moi. Hillbrow est le quartier chaud et vivant de Johannesburg pendant la nuit, exclusivement habité par des Africains. Dès la tombée de la nuit, c'est extrêmement dangereux et quasi-interdit aux Blancs non escortés, mais les hôtels bons marchés sont tous regroupés ici. Les gares sont distantes de trois kilomètres environ. L'idée de revenir dans ce lieu en pleine nuit, après vingt-deux heures lorsque le bus sera parti sans moi si je n'y trouve pas de place, ne me séduit vraiment pas. Dans trois de ces hôtels je suis fouillé avant d'y pénétrer. Je suis conscient que traverser Hillbrow de nuit serait suicidaire. Plusieurs rues adjacentes à Joubert Park servent de parking à une multitude de minibus japonais. Parfois une étiquette annonce la destination du véhicule. Ce sont les moyens de transport pour Africains. Les Noirs sont obligés de beaucoup se déplacer à l'intérieur du cet immense pays. Ils sont originaires des provinces éloignées et habitent en très grandes banlieues des villes industrielles créatrices d'emplois. Ces minibus sont directs à destination du Lesotho, du Quaqua, du Lebowa, du Kwa Zulu et d'autres bantoustans qui sont de véritables réserves autonomes de populations africaines. A dix-sept heures trente, la nuit s'installe progressivement sur le Witwatersrand et la vie quitte la cité. J'engloutis plusieurs pizzas et quelques sodas et m'empresse de rejoindre la gare. Je récupère mon sac à la consigne, déambule dans la gare ferroviaire en m'étonnant qu'il n'y ait que si peu de trains pour ce vaste bâtiment. Je descends sur un quai au hasard pour sentir l'atmosphère cheminote sud-africaine. Les quatre circulations que je vois sont des trains rouges de banlieue comportant trois classes. Les compartiments des troisièmes classes ne sont pas éclairés et composent les trois quarts des rames. Les premières classes se réduisent à une voiture et demie. Les conducteurs, les quatre que je vois, sont tous des Blancs. En dehors de ces moments, la gare reste silencieuse et lugubre, je ne m'y sens pas en sécurité, aussi je vais attendre confortablement dans la gare des bus de luxes, au Rotunda. Ici un gardien refoule énergiquement les personnes indésirables, les voyageurs sont tous des Blancs ainsi que les hôtesses d'accueil. C'est un lieu assez intime par ses modestes dimensions. Ces bus privés sont chers et donc surtout réservés de fait aux Blancs. La société blanche voyage peu de cette façon, préférant l'avion ou l'automobile. Les Blancs sont peu nombreux dans ce pays par rapport à sa surface, il en résulte que ce transport par bus est peu développé et les lignes réduites aux agglomérations blanches qui les utilisent. Il en est de même pour les trains grandes lignes. Le revenu d'un salarié blanc est de dix fois supérieur à celui d'un Noir. Cela explique en partie que les Noirs ne fréquentent pas les mêmes endroits que les Blancs, qu'ils ne peuvent s'offrir les mêmes moyens de transport. Les premières classes et les bus climatisés ne sont plus officiellement interdits aux Noirs mais par la barrière de l'argent et du niveau de vie, la ségrégation se fait tout de même. J'attends vingt-deux heures avec beaucoup d'impatience et d'inquiétude. A une heure tardive pour cette ville, le dernier taxi s'en va. Si je suis obligé d'aller à l'hôtel, je devrai m'y rendre à pied, avec tous les dangers que comporte le parcours. Le bus pour Harare sera le dernier à quitter Jobourg. En trois ou quatre bus le hall se vide, les portes de la gare sont maintenant fermées à clés, ouvertes seulement aux voyageurs exhibant un billet de bus. Dehors, rien ne bouge. La gare Rotunda est un bâtiment circulaire tout en verre. Enfin le bus pour le Zimbabwe se positionne à quai. Nous sommes quatre dans le même cas, à vouloir prendre ce bus sans réservation. Un Blanc patibulaire au faciès d'aventurier et allant à Salisbury, maintenant Harare, est certain que nous aurons de la place. Il est inscrit sur la liste d'attente avant moi et pourrait partir tandis que je resterai coincé ici. Finalement nous pouvons tous prendre place à bord. Une hôtesse de bus, métisse et très belle, prend soin de nous toute la nuit et jusqu'à la frontière. Le service est irréprochable, à l'instar d'un avion. A l'exception de quatre ou cinq voyageurs, la cinquantaine de passagers sont tous des Blancs. Pretoria est atteinte en trente minutes. Trois Indiens montent dans le bus dont un s'assit à côté de moi. L'autoroute est superbe mais vide. L'éclairage abondant et inutile fait ressortir la chaussée de la nuit comme un fleuve dans le désert. Louis Trichart est la dernière grande ville blanche dans le Nord de la RSA. Un voisin de siège m'indique que le mois dernier un touriste allemand a été assassiné poignardé dans cette région et que je dois être vigilant. Charmant pays ! Le bus s'arrête régulièrement toutes les deux heures pour permettre aux passagers de se restaurer dans des snacks perdus en pleine campagne. Ces snacks hyper modernes semblent importés directement des USA. On peut tout y faire et y acheter à trois heures dans la nuit. C'est comme un éclat de civilisation qui jaillit en bordure d'une route toujours déserte. Les paysages sont mangés par la nuit, laissant à l'imagination le soin de se forger des images de rêves sur le bush africain. Dormir dans un bus n'est pas une chose aisée mais je suis sûr de m'être assoupi au moins trois heures qui me satisfont.
A Messina, nom d'une ville sicilienne, le jour est au rendez-vous. Il faut attendre dans le bus que le poste frontalier ouvre à sept heures. Les douaniers sud-africains sont tous d'origine européenne et pas joyeux du tout. Ils esquissent une ombre de sourire en feuilletant les passeports des Blancs et daignent à peine toucher les pièces d'identités des individus noirs et indiens. L'Indien qui était à côté de moi possède un passeport du Bangladesh où je lis que sa profession est businessman, homme d'affaire. Nous repartons dans le même bus et sortons de l'enceinte fortifiée du poste frontière. A partir de cet endroit, à gauche comme à droite s'étendent des barrières de trois à quatre mètres de hauteur, hérissées de barbelés. Elles courent sur des centaines de kilomètres le long de la frontière septentrionale de l'Afrique du Sud. Cette protection métallique se voit même d'avion comme je l'ai constaté lors du survol de cette frontière. La limite naturelle entre ces deux pays est le fleuve Limpopo qui sépare la RSA du Zimbabwe que deux ponts franchissent ici, l'un routier, l'autre ferroviaire. Jusqu'à Bulawayo, la route suit la ligne ferrée du Trans-Limpopo. Le pays a changé et le paysage également. Le soleil est déjà haut lorsque le bus se présente au contrôle frontalier d'entrée au Zimbabwe. Nous resterons ici entre trois et quatre heures. Je reconnais la lenteur et l'inefficacité des formalités africaines. Cela permet aux passagers de mieux se connaître et de ne plus être des inconnus. Les douaniers zimbabwéens sont tous des Noirs et on pourrait presque penser à du racisme le fait qu'ils fassent attendre un temps infini les passagers blancs de ce bus. Nous attendons dehors, alignés et bagages aux pieds. Les ordres et les contre-ordres se succèdent, les formulaires à remplir sont au nombre de quatre dont leur utilité est douteuse. Les déclarations de devises sont vérifiées avec zèle. Les passagers de ce bus représentaient certainement les seuls clients de la journée à ce poste frontalier peu utilisé hormis quelques camions de fret. Le bus sud-africain et son équipage sont reparti dans leur pays. A sa place nous avons un vieux bus zimbabwéen qui n'a plus rien de commun avec son prédécesseur. Adieu climatisation et hôtesse ! Bonjour la chaleur écrasante et les troupeaux sur la route. Avec une paire d'heures de retard sur l'horaire, le bus bringuebalant reprend sa direction du nord pour Bulawayo. Peu de kilomètres après le départ, il pénètre dans la cour d'un hôtel surgit au beau milieu d'un paysage désertique. Son nom est d'ailleurs «l'Oasis Hostel». L'altitude est certainement beaucoup plus basse qu'à Johannesburg car la température à cette heure de milieu de matinée est déjà d'environ trente degrés. Cet arrêt est motivé par la pause du petit déjeuner mais un brunch ferait mieux l'affaire. Je profite de la monnaie que l'on me rend pour obtenir des devises zimbabwéennes à un taux plus défavorable que le change officiel. Arriver dans un pays le dimanche sans argent relève de la galère car tout est fermé, y compris les banques. Avec un retard encore plus accentué, le bus reprend sa course, cahotant sur les nids de poule. De chaque côté de la route, le paysage n'a plus rien à voir avec celui de RSA. Jobourg semble être à des milliers de kilomètres d'ici, voire sur un autre continent. La frontière m'a fait basculer dans l'Afrique profonde. Le bus est toujours aussi solitaire sur le ruban du bitume. Aucun train ne passe sur la voie ferrée qui semble très peu fréquentée. Aucun vrai village africain n'est visible de la route, seules quelques modestes villes sont traversées par l'itinéraire du bus. Pourtant, tout au long de la chaussée les piétons sont nombreux. Quelques jeunes filles ont leurs seins découverts, à mon grand enchantement, mais elles restent tout de même assez rares. La plupart des femmes préfèrent s'enlaidir en se recouvrant la poitrine d'un pull-over déchiré qui les font ressembler à des clochardes. Cette Afrique rurale est très différente des campagnes des pays de l'Afrique Occidentale. Je traque du regard les cases rondes en terre et aux toits de chaume, mais je n'en verrai pas, juste quelques baraques en tôles ondulées et rouillées. A plusieurs reprises le bus a dû s'arrêter ou ralentir pour laisser le passage à des animaux. Mais je ne voyais point de lion ou de buffles, seulement des vaches, des chèvres, des zébus et des ânes. La chaleur est étouffante. La poussière de latérite s'infiltre par les vitres grandes ouvertes. Le soleil s'estompe par moments pour laisser une pluie drue et brève arroser la route. Très rares sont les voitures particulières sur cette route internationale, juste quelques camions chargés à l'excès et des bus locaux bondés et anciens. Vers quatorze heures, après avoir traversé une campagne peu peuplée aux paysages de steppes, le bus s'immobilise au centre de Bulawayo, la capitale du Matabeleland et deuxième ville du pays. Nous ne sommes que quatre Blancs à descendre ici, les autres continuent sur Harare, la vraie ville du Zimbabwe. Je suis le seul à ne pas être attendu et pris en charge à bord de voiture. Un écriteau met en garde les voyageurs contre les pickpockets apparemment nombreux. C'est dimanche et la ville entière semble en léthargie. Peu de personnes en mouvement, peu de bruit et aucun commerce n'est ouvert. Ma première démarche est de trouver la gare ferroviaire pour mettre le cap sur les Chutes Victoria, puis pour la Zambie, Lusaka et Harare avant de redescendre sur Bulawayo. Cette boucle de plusieurs centaines de kilomètres est très longue à la vue des lenteurs des moyens de transport et je dois économiser le temps. Trouver cette gare ne paraît pas une tâche ardue mais dans cette ville entièrement endormie et inconnue, c'est une chasse au trésor. Elle semble très excentrée du centre car les trois policiers rencontrés sont incapables de me l'indiquer. Ils me désignèrent le commissariat où ils me conseillaient de me rendre. Je n'ai aucun plan ni aucun guide de la ville, ni du pays d'ailleurs. Dans le poste de police, tous les policiers sont Noirs, dans des uniformes qui font respecter leur autorité. Les uns après les autres, aucun n'est capable de me dire où est situé l'objet de toutes mes sollicitudes, même l'officier de garde qui s'en grattait sa tête chauve. Il me conseilla d'attendre le retour d'une patrouille motorisée qui m'escortera en véhicule de la police à la gare. L'attente est longue et chaque fois, en trois reprises, que je me levais pour partir la quérir moi-même, l'officier me décourage en m'affirmant que c'est trop dangereux pour moi. C'est vrai, pendant l'heure d'attente, des policiers ont amené deux malfrats, menottes aux poignets, dans le poste. A part les autres passagers du bus descendu ici, qui doivent être loin maintenant, je n'ai pas vu un autre Blanc dans ma courte traversée de Bulawayo. Je constitue une cible privilégiée pour d'éventuels détrousseurs. La gare ne doit pas être un établissement très fréquenté et les trains ne doivent pas y être très nombreux. Enfin, de peur de rater un train en partance ce soir, je décide quand même de partir sans attendre la patrouille policière. Sans devises locales il n'est impossible de manger où d'acheter quoi que se soit. L'unique lieu est l'hôtel Bulawayo Sun. Bulawayo est une ville moderne, au plan américain. Les rues se coupent mathématiquement à angles droits et les gens auprès de qui je me renseigne sur les directions me donnent la distance à parcourir sous forme de nombre de blocs. Au Bulawayo Sun j'obtiens des dollars zimbabwéens. Les rands sud-africains sont moralement mal vus ici mais économiquement ils sont bien acceptés. J'en profite pour demander une carte de la cité. L'air frais et climatisé de cet hôtel me donna envie de rester ici. En étudiant le plan, je suis éclairé sur la position de la gare. Elle se trouve effectivement retranchée de la ville, dans une zone industrielle. Une zone industrielle signifie ici une seule usine : La centrale électrique. Pas de chance, même la gare est fermée en ce dimanche, il m'est impossible d'avoir ne serait-ce qu'un horaire, qu'un renseignement sur le départ de ce soir. Les habitants de ce pays sont sans aucun doute de fervents religieux à la façon dont la ville est morte en ce jour saint. Toujours par des policiers j'apprends qu'un train quitte Bulawayo vers vingt-deux heures pour Vic Falls et que la gare sera ouverte pendant une heure à cette occasion. Il fait nuit vers dix-huit heures, pas question pour moi d'errer plusieurs heures avec mon sac dans une ville apparemment peu hospitalière. J'attendrai demain pour quitter cette ville. Mon but est maintenant de trouver un toit pour la nuit. J'avais remarqué quelques hôtels minables en marchant et je fixe mon choix sur le Palace Hostel, au nom prometteur, pour un confort moyen et une bonne sécurité. Face à la gare, un hôtel, le moins cher de la ville, déborde de décibels africains et de bières. C'est un bouge où ivrognes et prostituées cohabitent. Les environs de la gare sont dangereux et pendant le trajet je remarquais de nombreux regards noirs de menaces sur moi. Avec mon sac, si petit soit-il, chacun pouvait deviner que je n'étais pas un autochtone mais un touriste vulnérable. Dès qu'il fit nuit et que l'obscurité recouvrait les rues désertes, je me réfugiais dans un Wimpy pour un dîner solitaire au goût très américain de hamburger. Je n'eus pas le choix, rien d'autre n'était ouvert.
Je suis surpris par le petit déjeuner, il est fort copieux et très British : Saucisses, omelette, toasts et Bacon dans un salon de l'hôtel au style Victorien. Le train pour Victoria Falls part à dix-neuf heures, j'aurais ainsi toute la journée pour visiter la ville. Les trains sont effectivement peu nombreux, trois ou quatre partent quotidiennement de Bulawayo pour l'ensemble des destinations. Les prix au Zimbabwe sont faciles à calculer, le dollar local équivaut à peu près à un franc français. En ce lundi, la vie reprend sa revanche sur le dimanche par une débauche d'activités. Toute la population est de sortie et se démène doublement pour pallier l'inertie d'hier. Maintenant, il n'y a plus de danger, les rues fourmillent de monde et le climat d'insécurité des ruelles désertes s'est dissipé. Je m'étonne de voir autant de Blancs alors qu'hier j'étais l'unique peau claire, ou peau de cochon. En effet, dans cette ancienne Rhodésie du Sud, ou Rhodésie tout court de 1970 à 1980, les Blancs étaient la classe dirigeante exclusive du pays. Ils appliquaient un apartheid plus rigide qu'aux temps les plus répressifs de son voisin la RSA. En 1980 les Africains sont parvenus au pouvoir sans grande effusion de sang ni en chassant la population blanche. Bien qu’il y eut ensuite de nombreuse expulsions et d’expropriations musclées de grands fermiers blancs. Beaucoup de ces Blancs sont partis d'eux même de Rhodésie ne croyant plus dans un avenir pour eux au Zimbabwe. Ian Smith est resté ainsi qu'environ un quart de million de Blancs. Sans cette population de souche européenne très minoritaire, le pays se paupériserait plus vite car la richesse essentielle du pays est détenue par cinq mille gros fermiers blancs. La plupart des autres Blancs résident dans les quartiers les plus huppés des banlieues des grandes villes telle Bulawayo. Ils sont cadres d'entreprises, commerçants et aussi fonctionnaires. Mais l'exode des Blancs continue toujours petit à petit. Il y a un certain climat de revanche et de jalousie des Noirs à majorité pauvres envers ces Blancs plus aisés de nationalité zimbabwéenne et qui n'ont que peu de parenté avec l'Afrique. Je passais cette journée à explorer cette ville en tous sens. L'office de tourisme enfin ouvert me procure tous les plans et documents nécessaires. Se déplacer dans ce pays comme dans ceux limitrophes ne semble pas aisé. Les trains sont rares et les bus encore moins fréquents. Il est possible de se rendre du Zimbabwe au Malawi en trois jours de bus et en transit par Lusaka en Zambie. L'autre choix pour cette destination est plus court mais oblige de traverser le Mozambique en guerre par la route de Tete. Sur cet axe international, les voitures, bus et camions sont escortés en convois militaires pour parer aux attaques de la RENAMO. Si un véhicule tombe en panne, il n'est pas attendu et ses occupants doivent l'abandonner ou accepter un gros risque. La liaison routière Lusaka-Harare paraît hypothétique et pas toujours assurée ce qui remet en cause mon trajet initialement prévu. Les transports en commun sont peu développés dans cette région. L'idéal est de posséder son propre véhicule mais les frais en sont grandement alourdis. Bulawayo est une grande ville mais aux proportions humaines. Je n'y vois pas vraiment de misère ou de gens très pauvres. Trois grands magasins se partagent le centre ville et ils n'ont rien à envier aux nôtres. Les escalators mécaniques ainsi que certains rayons de superflus paraissent insolites dans ce coin d'Afrique. Un seul hypermarché en self service est comparable à ceux de l'Europe et ses prix concurrentiels ainsi que la diversité des produits attirent une foule considérable. Au-dehors, une file d'attente en zigzags longue d'environ cinq cents mètres permet l'entrée au compte-gouttes des clients africains. Il n'était pas question pour moi d'attendre ainsi deux heures. Je me suis directement présenté à l'une des portes et je suis entré sans qu'aucune protestation n'émane de la part des Africains qui attendaient leur tour. L'impressionnante file d'attente n'est composée que de Noirs tandis que la moitié des clients à l'intérieur sont Blancs. Il est amusant de voir quels sont les produits de grandes consommations au Zimbabwe. La plupart des marchandises sont importés de RSA. Les photos sur les étiquettes et les publicités représentent des Blancs pour des produits destinés à quatre-vingt-dix pour cent à des Noirs. A la caisse, SIDA oblige, des préservatifs sont en vente et il en existe de couleur noire à destination des Africains comme le démontre un joyeux couple de Zimbabwéens en photo sur l'étui. Cette région de l'Afrique est la plus atteinte au monde par le virus du SIDA. Trente à quarante pour cent des populations de ces pays sont contaminées. Chaque famille a au moins un membre atteint par cette maladie. Même le propre fils du président zambien Kenneth Kaunda est décédé du SIDA. Dans les années à venir, cette maladie qui se propage à grande vitesse décimera une grande partie de ces pays et accentuera davantage le chaos des économies locales. Une rumeur démentie depuis affirmait que des Blancs sud-africains avaient introduit le SIDA pour éliminer les populations noires de la République Sud-Africaine. Cette supposition paraît folle mais serait tout à fait dans l'état d'esprit de bon nombre de Blancs sud-africains. La propagation du SIDA est encouragée par les mœurs très libres des Africains. Je continue à me méfier des moustiques car je ne suis pas persuadé qu'ils sont innocents à la contamination malgré les protestations des médecins. Beaucoup de boutiques de mode sont tenues par des Européennes. Une majorité des commerces ont des Blancs et des Noirs comme vendeurs, travaillant ensemble en apparente amitié ce qui est un signe positif et optimiste pour l'avenir. Sur le plan culinaire, l'Afrique Australe est bien triste. Les grandes chaînes américaines telles que Mac Donald et Burger King sont absentes de RSA et des pays limitrophes, en application du boycott international. On peut au moins leur rendre cet hommage même si leur absence ne nuit pas à mon palais. En revanche Wimpy et Kentucky Fried Chicken sont largement représentés. A Bulawayo trois Wimpy composent la moitié des tables gastronomiques, les autres sont celles des grands hôtels luxueux. Il n'existe guère de petits restaurants africains où je pourrais manger en quantité et pour pas cher des plats de base. Je préfère me confectionner moi-même les repas, ce qui est rare lors de mes précédents voyages. Le pain, toujours de mie est mauvais et le fromage rare, sans choix et de type hollandais. Il m'arrive de rêver à une bonne bûche de chèvre au fort arôme. Enfin, ce sera malgré moi le régime Hamburger-coca. Je crois que même au plus profond de la savane, dans les villages les plus reculés, les hamburgers et le coca sont roi. Dans la rue, les vieilles femmes africaines sont aussi des inconditionnelles de la firme de sodas américaine, elles marchent le goulot de la célèbre bouteille à la bouche. En RSA, la communauté indienne propose de succulents repas mais au Zimbabwe il n'y a pas de gargote chinoise ou indienne pour combler mon palais. Sur un parking, je vis des véhicules blindés, caractéristiques des guérillas. Ce sont presque les mêmes que ceux utilisés en Irlande du Nord et en RSA. Ils sont spécialement étudiés pour passer sur les mines sans dommage. Ils sont hauts sur roues et servaient aux déplacements de petites unités militaires de l'armée blanche de Rhodésie. Aujourd'hui, les ennemis d'hier, soldats blancs et noirs, sont intégrés dans une seule et même armée zimbabwéenne. Avant 1980, une poignée de soldats blancs hyper équipés étaient plus compétitifs qu'une multitude de guerriers Noirs mal armés. L'après-midi me poussa sur la place ombragée près du City Hall qui matérialise le centre ville. Des bancs accueillaient des Blancs et Noirs fatigués. Les Blancs de ce parc étaient tous âgés et au regard nostalgique sur le bon vieux temps, pour eux. Les Noirs au contraire avaient une moyenne d'âge de vingt ans, en reflet avec la démographie galopante. Les Blancs retraités restaient au Zimbabwe car ils n'ont certainement pas d'autre endroit où aller, mais je ne les jugeais pas à leur place ici. Des enfants pauvrement vêtus vendaient des bananes à l'unité, leur carton de bananes sur la tête. Tout à côté de cette place étaient installés des marchants de souvenirs. Ils exposaient à même le sol une multitude de souvenirs en bois représentant l'art Nègre. Je ne vis pas d'autre touriste dans la ville. Deux taxis étaient des Renault Quatre qui troublaient le monopole des voitures japonaises. Bulawayo est une gare en impasse et il faut attendre que la rame soit refoulée à quai. En seconde classe, toutes les places sont en couchettes, d'où la réservation obligatoire. Dans le triage, deux locomotives à vapeur tirent et manœuvrent les wagons. J'ai chaud au cœur à voir passer et repasser ces vétustes machines devant moi, toutes hurlantes et suintantes de vapeur blanche au rythme des bielles. Beaucoup de locos à vapeur sont en service en RSA et au Zimbabwe mais elles n'assurent plus maintenant de train de voyageurs, sauf pour quelques lignes exclusivement touristiques dans la province du Cap. Le chef de gare est Blanc et sous un képi autoritaire il donne ses ordres aux subalternes Noirs, mais son supérieur en civil est Africain. Lorsque le train s'immobilise à quai, je recherche mon compartiment. Nous sommes une vingtaine de touristes Occidentaux sur ce quai, noyés dans une foule de Zimbabwéens. Ce train devait partir à dix-neuf heures mais il accuse déjà une heure de retard lorsqu'il démarre de Bulawayo. Il s'arrête ensuite de longs moments dans la périphérie de la ville, loin de toute lumière extérieure. Je suis dans un compartiment de bout de voiture, ou plus exactement un demi-compartiment composé de trois couchettes. Je partagerai cette nuit ainsi que la prochaine avec un Américain de San Francisco qui répond au prénom de Mike. Il était nurse de profession et bien que je compris de suite ce mot prononcé avec un fort accent, je doutais de l'avoir parfaitement assimilé car c'est plutôt un métier de femmes. Mike était tout le contraire d'une silhouette féminine, grand et tout en muscles. Il partageait avec les femmes un goût puissant pour la conversation. J'étais donc contraint à un dialogue cahotant du fait de mon piètre anglais. Je suis comblé par le style de la voiture qui semble sortir directement de la période de l'entre-deux guerres. Le charme britannique signe l'aménagement intérieur. Tout est en bois verni et patiné, un lavabo très chic se cache sous une table escamotable en bois massif. Les rideaux blancs aux fenêtres sont pourvus de dentelles. Tout est estampillé aux armes des Rhodésians Railways où sur les vitres des fenêtres deux «R» géants s'entrelacent. Les Zimbabwéens blancs doivent être ravis que l'on n'ait pas troqué ces sigles par ceux plus actuels des Zimbabwéens Railways. Ce train rétro est donc assez luxueux. Aux extrémités de toutes les voitures, des réservoirs d'eau potable sont à la libre disposition des voyageurs et sont régulièrement remplis. De grand bavard, Mike se double d'un grand voyageur. Avec les chutes Victoria, il accumulera le palmarès d'avoir vu les trois plus belles chutes d'eau du monde : Niagara et Iguaçu entre le Brésil et l'Argentine. Il revient de Zambie et il ne m'encourage pas à aller à Lusaka, grande ville administrative sans aucun intérêt.
Au matin, c'est frais et détendu que j'accompagne Mike à la voiture restaurant. Là aussi, le petit déjeuner est servi comme pendant la période coloniale. Belle nappe, couverts luxueux, breakfast British et serviteurs Noirs en grande tenue de smoking et aux petits soins envers nous. Nous y ferons la connaissance de Jeremy, un jeune Anglais de vingt ans qui arrive par voie terrestre du Kenya, via la Tanzanie, le Malawi et la Zambie. Un itinéraire de rêve que j'avais osé projeter au départ mais dont le temps manquait pour son exécution. Jeremy voyageait depuis six mois, entre une période d'études et la recherche d'un travail. Les Anglais se déplacent dans cette partie d'Afrique comme chez eux, tout comme moi en Afrique Occidentale Francophone. Il a navigué sur un vieux bateau allemand presque centenaire sur le lac Tanganyika entre la Tanzanie et la Zambie. Nous resterons ensemble toute la matinée mais mon anglais ne suivra pas toujours le leur en me plaçant souvent hors sujet. Ils trouvaient formidable le fait que je sois conducteur de train. Ne comprenant pas toujours leurs dialogues lorsqu'ils parlaient à vitesse de croisière, j'en profitais pour scruter au-dehors. Je ne voyais toujours aucun village africain, rarement des gens et aucune route aux abords de la voie. En revanche, je vis un, puis deux animaux qui me surprenaient à être si près du convoi puis la vue d'animaux sauvages devenait plus fréquente. Il fallait de bons yeux pour les distinguer dans le lointain, dans les hautes herbes et les bosquets d'arbres chétifs. Très vite tous les touristes, tous des jeunes, se pressaient aux fenêtres pour les observer. Dès qu'une bête était en vue par l'un de nous, nous la désignons du doigt pour que tous en profitent. Ce n'était pas comme dans un zoo, les animaux y étaient moins nombreux, juste un de temps en temps, peut-être une vingtaine en tout sur ce parcours. Je ne reconnaissais pas une seule de ces bêtes, sauf les phacochères dont certains se tenaient près de la voie. Les autres animaux étaient des herbivores à cornes, des sortes d'antilopes et de gazelles. J'étais très étonné et heureux de voir ces animaux à l'état sauvage, sans qu'aucune barrière ne les emprisonne. Peu de pays d'Afrique ou d'Asie offrent cette observation. Le Zimbabwe, à l'instar du Kenya est bien l'un des derniers sanctuaires de la faune originelle africaine. Le train roulait très lentement. Depuis le petit jour il pleuvait et j'espérais que cette pluie cesse à l'arrivée. Victoria Falls, ou Vic Falls pour les habitués est le terminus de la ligne zimbabwéenne, aucun train de voyageur ne poursuit au-delà, en Zambie. Nous y parvenons à midi, avec juste cinq heures de retard. Je n'ai l'intention de rester ici qu'une journée mais elle est déjà bien entamée. Vic Falls est une toute petite ville dont les maisons sont disséminées sous la végétation. Je ne sais pas où dormir cette nuit. Sous la pluie battante, je tourne en rond. Les trois hôtels du site n'ont que des chambres à cent dollars US, ou cent euros la nuit, ce dont je me refuse à payer. Je croise le chemin de Mike qui grâce à son livre-guide en anglais, me propose de l'accompagner au Rest Camp, l'hébergement le meilleur marché de Vic Falls. Je le suis avec raison car pour une modique somme de dollars zimbabwéens nous partagerons à deux une case de type africain très confortable. A travers le martèlement des gouttes de pluie, j'entends un grondement sourd et continu. C'est le bruit du déferlement de l'eau dans les chutes Victoria. Nous nous y rendons immédiatement après nous être installés. Par la route qui mène en Zambie nous atteignons l'entrée du parc national des Chutes Victoria. Un sentier percé au milieu d'une végétation très dense nous permet d'arriver au bord du précipice. La première chute est Devil Fall, la chute du Diable. C'est une toute petite partie de l'ensemble des chutes mais elle est déjà assez impressionnante. Les trombes d'eau qui s'abîment au fond de la cassure géologique provoquent des tourbillons de vapeur d'eau en suspension qui forme un voile en empêchant de tout voir. Les Vic Falls furent découvertes par le docteur Livingstone et il les baptisa du nom de sa souveraine. Ce sont les plus belles chutes du monde selon certains, en seconde position selon d'autres, après les Chutes d'Iguaçu que je verrai plus tard. Les Chutes du Niagara sont célèbres mais elles sont très loin d'être aussi majestueuses que celles-ci. Vic Falls sont deux fois plus hautes que les Niagara, quant à sa largeur, le Zambèze atteint un kilomètre six cents en haut du précipice. Il est impossible de voir l'étendue du site en une seule vision. L'eau du Zambèze, l'un des plus longs fleuves d'Afrique, est trouble. Je ne vois pas l'eau au fond du ravin car en permanence une vapeur d'eau s'élève des profondeurs. Les chutes sont visibles à vingt kilomètres à la ronde par le cône d'évaporation au-dessus des cascades. Une grande statue de Livingstone regarde fixement sa découverte. Le sentier qui suit la lèvre du ravin est humide et arrosé en permanence par de fines gouttelettes résultant des énormes masses d'eau se fracassant cent mètres plus bas. La forêt alentour se nomme d'ailleurs «Rain Forest», la Forêt des Pluies car il y pleut toujours. La végétation s'y est développée de façon différente, en excès par l'addition de l'humidité et de la chaleur. Je n'ai que ma grande veste peu étanche à opposé contre l'eau et je suis transi jusqu'aux os. Les photos des chutes sont difficiles car par moments j'ai l'impression d'être sur un nuage, entouré de brouillard et tout le paysage est blanc opaque. Danger Point est un endroit rêvé pour les suicidants. Un rocher mouillé et glissant domine le vide sans aucun rempart. Il est dangereux de se pencher pour apercevoir un filet d'eau à peine visible au fond de la fissure du lit du Zambèze. Deux cents mètres en aval des chutes, un pont enjambe le ravin du Zambèze et permet à une route et une voie ferrée de relier le Zimbabwe à la Zambie. C'est Cecil Rhodes au début du siècle qui voulu ce trait d'union entre les deux Rhodésies. Il désirait que du train, les voyageurs puissent admirer les chutes assis sur leur siège. Le pont fut inauguré quelques mois seulement après sa mort. Juste quelques convois de fret l'empruntent maintenant en désenclavant la Zambie. Cette voie ferrée devait à l'origine relier Le Cap au Caire en traversant tout l'empire anglais du continent africain. Aujourd'hui ce parcours est presque réalisable, du moins du Cap à Dar-es-Salaam en Tanzanie et même jusqu'à Nairobi et Kampala. Du Caire à Khartoum, seule la traversée du lac Nasser nécessite l'emprunt d'un bateau. Les rails ne manquent que dans le sud du Soudan pour que la liaison Sud-Nord soit continue. La pluie à baisser d'intensité mais il pleut toujours, de toute façon nous sommes trempés par les effluves des chutes. Mike rentre par le plus court chemin car il doit changer de l'argent, Je choisis un chemin qui louvoie dans une forêt sur les berges du Zambèze. Je suis absolument seul sur cette petite route qui doit être longue de cinq ou six kilomètres pour rejoindre la ville. Un policier sur une grosse moto et revêtu de l'uniforme des motards américains s'arrête à ma hauteur et me questionne sèchement sur ce que je fais ici. Il me laisse repartir en me mettant en garde sur je ne sais quel danger, je ne l'ai pas entièrement compris. Les Zimbabwéens pensent que tous les Blancs et les touristes sont parfaitement anglophones. Plus loin, une pancarte rappelle que tous les animaux sauvages sont dangereux et surtout les crocodiles qui se tapissent au bord de l'eau. Je verrais une dizaine de ces pancartes régulièrement implantées sur la route et qui attirent l'attention sur la férocité sur ces sauriens de crocodiles. Je fus de moins en moins rassuré. Ensuite je croisais deux troupeaux de phacochères aux dents longues et retroussées. Je n'ai pas reconnu de suite ces animaux aux faciès antipathiques. J'avais peur et regrettais de m'être aventuré seul ici. Je comprenais les mises en garde du policier. A mi-parcours, je ne pouvais pas faire demi-tour. J'évitais de faire des gestes brusques et passais le plus loin possible de ces gros cochons sauvages, à dix mètres environ. Je ne me mettais pas entre des petits et des parents, leurs réactions de protection auraient pu déclencher une attaque. Ils me regardaient passer nonchalamment. Les jours suivant, je verrai d'autres familles de phacochères et j'apprendrai qu'ils ne sont pas dangereux, à condition de ne pas les défier. Au Zimbabwe, il y a autant de phacochères que de lapins de Garenne chez nous. Un énorme baobab est sur le bord de cette route. Un écriteau délavé rappelle que cet arbre est plusieurs fois centenaire et qu'il a connu Livingstone qui l'avait déjà remarqué en son temps. Il faut au moins trente personnes se donnant la main pour boucler une chaîne humaine autour de la base de son tronc. Des tas de singes attendent à la périphérie de cet arbre des hypothétiques visiteurs venus leur apporter des friandises. Une voiture quatre-quatre vient d'ailleurs de s'arrêter et quatre Occidentaux en descendent pour se photographier mutuellement devant le vénérable baobab. Des phacochères me coupent encore la route un peu plus loin. Je marche comme sur des œufs pour ne pas effrayer ces porcelets de cent kilos. Je les dépasse puis accélère le pas pour mettre le plus de distance possible entre eux et moi. Dans les branches, quelques singes me narguent, je ne m'approche pas non plus d'eux : Ils mordent. Pendant cette heure de marche accélérée, je ne croiserais personne d'autre à pied. Par endroits sur la chaussée, des excréments d'animaux sauvages témoignent de la richesse de la faune de la région. Tout le site des chutes est un immense parc. Je reconnais les excréments d'éléphants tant la masse du crottin est importante. C'était apparemment frais mais je ne vis pas de pachyderme, et c'était mieux ainsi. J'étais de plus en plus craintif et j'inspectais du regard le moindre buisson pouvant abriter un crocodile. Aucun danger n'était à craindre des félins. C'est soulagé d'un gros poids d'angoisses que j'atteins Vic Falls et ses habitations éparses au milieu desquelles je ne crains rien. Mike riait de moi car je lui avouais avoir eu peur des phacochères, des « Rotdogs «. Avec Mike, nous faisons nos courses et dînons dans notre home. Le repas est surtout constitué de conserves. Mike a acheté de la bière au ginger où je reconnais le goût caractéristique du gingembre. Le camp est constitué d'une trentaine de bungalows, genre de cases africaines contenant de trois à quatre lits. Il fallait aller chercher de l'eau à cent mètres avec un seau pour se laver. La discussion de la veillée avec Mike était instructive sur ses voyages antérieurs et sa vie de nurse en Californie mais mon cerveau travaillait au maximum pour comprendre son anglais et me fatiguait. On entend les vagues lorsque l'on dort près de la mer, ici c'était le grondement grave des chutes qui ont bercé mes rêves.
ZAMBIE - BOTSWANA
Le lendemain en ouvrant la porte, nous sommes joyeusement surpris de découvrir une colonie de singes qui ont investi le camp pendant la nuit. En voulant les approcher pour les photographier, ils déguerpissent dans les arbres et nous les revîmes plus. Le camp s'éveilla et des têtes blondes émergèrent des cases. Le gros du contingent des touristes est anglo-saxon, ensuite les Sud-Africains et les Allemands composent le reste des nationalités. Uniquement des jeunes aux faibles ressources séjournaient dans ce type d'hébergement. Les plus âgés et argentés dormaient au Victoria Hôtel, un palace du début du siècle extrêmement luxueux. Je fais mon adieu à Mike, il repartira pour Bulawayo par le train de ce soir. Moi je continue dans la direction opposée sans avoir un itinéraire bien précis. Dans un premier temps je vais passer la frontière et aller à Livingstone en Zambie. Les bouteilles de bières sont consignées mais je n'ai pas le temps d'attendre l'ouverture du magasin devant lequel une queue s'est déjà formée. Je donne mes quatre bouteilles à un gamin qui ne comprend pas mon geste mais il est tout content car il en récupérera quelques dollars zimbabwéens. Je reprends la route des chutes sous un soleil qui brillera désormais tous les jours. Je traverse à pied avec émotions le pont qui sépare le Zimbabwe de la Zambie. Juste au milieu de celui-ci, une ligne blanche et un panneau matérialisent la frontière fictive de la limite des pays. Je m'arrête un instant à cheval dessus, un pied dans chaque pays pour jouir du panorama de l'ensemble des chutes qui barrent l'horizon. A l'extrémité zambienne du pont, une guérite abrite un soldat fortement armé, fusil mitrailleur à la hanche et à la mine patibulaire. Au poste zambien je dois payer vingt-cinq dollars US de taxe du visa. A Paris le visa zambien est gratuit, c'est à l'arrivée dans le pays que l'on paie. C'est une meilleure solution que de payer en France et qu'ensuite ne pas se rendre dans le pays. C'est le cas pour le visa du Swaziland que j'ai acheté très cher à Paris alors que je n'ai pas eu le temps d'y aller. Je suis le seul touriste ici. Au-delà du poste, l'Afrique profonde m'attend. Le Zimbabwe est un pays très développé par rapport à la Zambie. Dès mes premiers pas en Zambie, la route en excellant état jusqu'à la douane devient défoncée, aux nids de poule profonds et au bitume quasi-inexistant. Il n'y a aucun bureau de change, je suis donc obligé de changer au noir afin de payer un minibus qui me conduira à Livingstone. Changer des devises au marché parallèle est généralement une opération réprimandée par la loi et surveillée par la police. Il faut donc être toujours prudent et discret. En sortant de la douane, je n'eus pas le temps et il n'y avait aucun lieu pour se dissimuler des regards afin de cacher mon passeport, l'argent et mes traveller's chèques. J'étais donc très vulnérable pour d'éventuels voleurs. Un gosse, puis deux me proposèrent d'échanger des US dollars contre des devises locales, des Kwachas zambiens. Pour cette opération illégale ils m'entraînèrent dans le contrebas de la route. J'étais très méfiant mais la nécessité d'avoir de l'argent zambien m'obligea à les suivre. A quelques centaines de mètres du poste de police, l'endroit était absolument désert et parfait pour un détroussage en règle. Dès que j'eus sorti dix dollars pour l'opération, la bande de gamins déguenillés s'agrandissait de deux autres petits Zambiens. Je jouais mon voyage car en cas d'attaque j'aurais été submergé par le flot. Tout mon argent et mes papiers officiels se trouvaient dans une petite poche sur le côté à la vue et à la connaissance de tous. J'ignorais absolument le cours officiel de la Kwacha, introuvable ailleurs que dans ce pays et interdit d'exportation et d'importation. Les quatre enfants de dix à quinze ans sortaient tous des poignées de billets en Kwacha et criaient presque pour que je les échange avec eux. J'avais préparé des petites coupures de dollars. J’échangeais un billet de cinq, un billet de dix de-ci, de-là et rejoignis la route presque en courant après avoir traversé la voie ferrée. J'avais échangé à un taux de rue vingt-cinq dollars contre plusieurs milliers de Kwachas. Les poches pleines de billets de cinq, dix, vingt, cinquante et cent Kwachas, je demandais plusieurs fois à des gens avachis sous l'ombre des arbres où prendre le bus pour Livingstone. Il n'y avait aucune indication, aucun arrêt ni pancarte. Un minibus embarquait des grosses mamas africaines, travailleuses zambiennes frontalières au Zimbabwe. Je me joins à elles. Dans un espace prévu pour dix Européens, nous nous serrons à quarante, assis sur des petits bancs en bois rustiques dans un inconfort total. Sur les vingt kilomètres qui séparent les chutes de la ville de Livingstone, je perçois le dénuement de ce pays. Il semble vivre le même chaos que son voisin le Zaïre et que bien d'autres pays africains en ruine. L'an dernier, la Zambie a acquit la démocratie et changer de président par élection. Le minibus, japonais bien sûr, s'arrête dans des endroits désolés pour déposer des passagers. Il a dû pleuvoir à verse cette nuit car la place où s'immobilise le véhicule est une pataugeoire. Je suis la cible de tous les regards et tous ne sont pas amicaux. Je serais le seul Blanc à Livingstone à l'exception de deux curés missionnaires en aube d'église que je croiserai l'après-midi. Je suis étonné en voyant les limites de cette ville. Sur les cartes, la ville est indiquée par un gros point laissant penser que Livingstone est une importante ville. C'est tout de même la cinquième ou sixième plus grande agglomération du pays qui est lui même deux fois plus étendu que la France. En réalité, la ville se résume à une simple avenue centrale pelée d'où part parallèlement une myriade de petites rues lépreuses se terminant dans la brousse. Je veux déposer mon sac et trouver un hébergement ici car je ne suis plus sûr de vouloir monter dans le Nord zambien. Le choix est facile à faire, il n'y a en tout que deux hôtels. Un hôtel de luxe est situé sur cette grande avenue, j'y pénètre. En insistant, on m'indique l'autre établissement, celui pour les fauchés et les indigènes. C'est le North Eastern Mansion et un maître d'hôtel se propose de m'y accompagner en tenue de pingouin du style 1920. Plus tard, je croiserai cet homme dans une rue, il me serrera la main et me parlera comme si j'étais un ami de longue date. Cet hôtel, sans être très éloigné du centre ville est en même temps à la périphérie et à la lisière du néant. A sa proximité je ne vois qu'une sorte de savane plantée de rares arbres. Son prix de mille Kwachas, soit dix dollars US est raisonnable et son allure misérable attirante. En payant, j'ai droit à un cours de politique intérieur en demandant quel est l'homme représenté sur les billets de banque. C'est KK, Kenneth Kaunda, l'ex-président à vie qui fut malgré tout battu aux élections. C'est un président charismatique qui s'est fait connaître en chantant lors de rencontres entre chefs d'états. A la banque, changer des chèques de voyage est une opération ô combien délicate, faite une fois par an au plus, dans un climat de suspicion. Je dois signer plusieurs documents, assis avec une employée dans un recoin de la banque. Le temps passé pour cette opération, afin de changer une modique somme d'environ quinze euros, est d'une heure. Au début de l'avenue, je vois un nuage qui s'élève vers le ciel en direction de l'est, à la limite de l'horizon. C'est la vapeur d'eau des chutes Victoria. J'ai très vite effectué le tour de la ville. Il n'y a rien à voir à part l'atmosphère générale qui demande peu de temps pour son appréciation. La gare est excentrée et loin du centre. De grands panneaux interdisent de la prendre en photo, pour des raisons stratégiques sans doute, imbéciles de toute façon. Je consulte le tableau horaire qui est vite lu vu le faible nombre de trains. Il faut vingt heures de train pour rejoindre Lusaka à moins de cinq cents kilomètres d'ici. La vitesse moyenne doit osciller aux environs de vingt-cinq kilomètres à l'heure. Le prix est attirant car totalement dérisoire : Le prix d'une bière. Ces horaires sont certainement fantaisistes, une fois le train parti, personne ne sait quand il arrivera. Ce voyage jusqu'à Lusaka m'aurait comblé mais ensuite rejoindre Harare était plus incertain. De plus une autre nuit de train m'attendait entre Harare et Bulawayo, suivies par d'autres nuits sans dormir. Près de mon hôtel, un bus part tous les soirs pour la capitale mais je décide de ne pas séjourner plus longtemps en Zambie. Ce pays est sans doute formidable mais il faut un véhicule personnel pour s'y déplacer et le tourisme dans les réserves est élitiste et pour les plus fortunés. Mon style de voyage ne convient pas à ce pays. Une bifurcation sur l'avenue, désignée par la seule pancarte de la ville, donne la direction de la ville de Kasane, près d'ici, à la frontière de la bande de Caprivi en Namibie. J'avais aussi prévu, éventuellement, d'aller en Namibie par cette route mais les transports en commun sont inexistants et faire le trajet en stop est trop incertain et le temps non compté. J'ai marché toute la journée. Je veux louer un vélo mais on ne me propose que des voitures dont le tarif n'est pas le même. L'office de tourisme, il y en a une, est bien pauvre en document, pareille aux curiosités à voir dans la région. A part les chutes, il n'y a strictement rien, pas même un village africain. Je suis la voie ferrée, mais les trains sont rares. Les gens rencontrés se demandent bien ce que fait un Blanc par ici, sans que je ne devine un soupçon d'animosité dans leurs expressions. Le pays n'a pas vécu l'apartheid et les différentes communautés ne sont pas dressées les unes contre les autres comme au Zimbabwe. Du reste, les Blancs de nationalité zambienne ne sont qu'une centaine. Un seul cinéma est l'unique divertissement de la ville. Le choix est limité car un film exclusif est imposé pour l'équivalent de vingt centimes français. Les spectateurs ne sont que des hommes. La salle est comble et par ma couleur de peau je dois me faire remarquer bien que l'ensemble soit plongé dans une obscurité complète. Toutes les scènes légèrement osées sont tronquées, ce qui enlève tout l'intérêt et le caractère au film. Le film est Américain, en langue anglaise et non sous-titré dans l'une des langues zambiennes. Je ne reste qu'une demi-heure car l'histoire ainsi coupée n'a aucun sens. A chaque geste à connotation vaguement sexuel, tous les spectateurs applaudissent de concert dans une ambiance collégienne, et c'est cela le vrai spectacle de ce lieu pour moi. Je sors du cinéma avant qu'il ne fasse nuit car je doute que l'éclairage des rues fonctionne. L'obscurité engloutit l'Afrique de son voile noir et je recherche un restaurant dans la quasi-pénombre. A part l'avenue principale chichement illuminée, les autres rues n'ont pas cette chance et ce néant de lumière m'angoisse. Peu de monde est dehors à cette heure, ce qui ne me rassure pas. Les gargotes populaires sont rares et je choisis celle qui est la plus proche de mon hôtel pour éviter tout risque à une heure aussi tardive. Là, les pieds sous la table bancale, je suis comme un roi ou un chef de tribu, traité avec maints égards par la famille du patron. Le repas, riz avec diverses viandes, est copieux et excellent et le prix est sympathique. La bière locale d'un demi-litre coûte la moitié du repas. Cet alcool léger me donne des ailes et l'audace de rentrer à mon hôtel dans l'obscurité totale. Le revêtement de la rue est complètement défoncé et je manque plusieurs fois de tomber à terre. Jusqu'à tard dans la nuit, des bruits suspects mêlés aux cris d'hommes et aux exclamations de femmes me maintiennent éveillés. Une musique rythmait de temps à autre cette atmosphère surréaliste de fête permanente.
Je me lève tôt sans plus savoir dans quel pays je dormais. L'eau dans la chambre est coupée, comme dans le reste de la ville. Le précieux liquide n'est distribué aux robinets que quelques heures par jours et à un débit faible. J'ai donc choisi de ne pas continuer plus au nord et de consacrer ainsi plus de temps à la République Sud-Africaine, si riche d'enseignements relationnels entre les peuples. Je veux également transiter par le Botswana, aussi je mets le cap sur Gaborone sa capitale que je n'atteindrai que dans trois jours. Je délaisse la Zambie en me frustrant de ne pas aller dans sa capitale Lusaka. Sur la place toujours aussi boueuse, le même minibus que la veille recherche des passagers afin de partir complet. Le rabatteur me reconnaît et me parle comme à un ami. Les Zambiens n'ont pas les complexes des Noirs sud-africains envers les Blancs. L'endroit n'est pas exactement une gare routière, il n'y a que des minibus en nombre restreint. Le trajet du retour vers Vic Falls est le même qu'à l'aller. Sur la voie ferrée un train de marchandises franchit à la vitesse d'un homme au pas le vénérable pont. Deux locomotives diesel des Zambian Railways tirent les lourds wagons à destination de la RSA. Certains wagons appartiennent aux chemins de fer zaïrois dont le sigle SNCZ est arboré sur le flan. Le logo des cheminots zambiens est ZR. Dès la frontière franchie, je me dirige vers la gare pour réserver une couchette dans le train de ce soir qui partira à dix-sept heures. Je pars à la recherche d'une ferme de crocodiles. Le plan succinct qui l'indique n'est pas à l'échelle et il me faudra marcher pendant deux heures pour la trouver. Mais j'ai le temps et toute l'après-midi sera consacrée à la marche, sous un soleil de plomb qui fait fondre le bitume. Très peu de voitures empruntent cette route qui semble interminable. Sur une hauteur j'ai une vue de l'ensemble de la région. Le pays est relativement plat, entièrement recouvert de forêts et vide de population car je ne vois aucune habitation. Le panorama qui s'offre à moi est certainement dans le même état que celui que Livingstone vit un siècle et demi dans le passé, sans la route. Atteindre la ferme de crocodiles est une délivrance après tous ces kilomètres pédestres. Cet établissement à moins de vocation touristique que ses égales de Californie, Floride ou Thaïlande. La peau de ces sauriens est travaillée directement dans un atelier à l'intérieur de la ferme. Les crocodiles sont innombrables et parqués dans des enclos suivant leurs tailles et leurs âges. Certains sont laissés en paix sur le bord d'une rivière reproduisant leur biotope. Je n'aimerais pas me trouver en face de l'un d'eux à la vue de leurs dents et de leur appétit lors de la distribution de poulets au repas. Ces animaux sont originaires de cette région où ils sont nombreux à l'état sauvage sur les rives du Zambèze. Pour le retour, je suis une piste qui longe le Zambèze. Marcher sur une route est lassant et j'étais trop exposé au soleil. Ce chemin quant à lui paraît idyllique, le sentier est tracé au travers d'une végétation dense et exotique. Je ne vois pas souvent le fleuve tant les luxuriantes plantes envahissent les abords de l'eau. Je fais mes premiers pas dans le bonheur de la solitude, du silence et de la quiétude des lieux. Très vite je découvre des singes peu peureux qui me montrent leurs dents acérées. Je me munis d'une branche morte pouvant faire office de gourdin. Puis d'étranges animaux à poils me coupent le sentier devant moi. Ils sont gros comme des renards mais je suis bien incapable de leur donner un nom. Ils ne semblent pas agressifs. Je progresse en faisant de plus en plus attention, en faisant le moins de bruit possible. Je pense maintenant que c'est une erreur d'être silencieux car plus on fait de bruit et plus les animaux sont effrayés et s'enfuient. Je n'aime pas les rencontres de troisième type avec la faune sauvage. Je pense soudain aux crocodiles qui se prélassent à quelques mètres de moi, tapis dans les fourrés ou à la lisière de l'eau. Puis j'ai des frissons dans le dos en entendant d'énormes cris, sortes de beuglements graves. J'ignore quel animal fait cela et je ne tiens pas à le savoir car il doit être à moins de cent mètres de moi. Je décide, la peur au ventre, de m'éloigner de ce sentier qui se poursuit encore sur trois ou quatre kilomètres. A la première occasion je rejoins le havre de paix qu'est la route bitumée. Le bonheur est réel de voir du goudron et du béton ! Avant de regagner cette route, je croise un ouvrier affairé sur une canalisation d'eau qui pompe l'eau du Zambèze pour irriguer. Après lui avoir imité tant bien que mal le rugissement puissant que j'avais entendu, il m'affirme qu'il provient d'un hippopotame dont un troupeau patauge tout près d'ici. Je ne les ai pas vus et ne le regrette pas. Un hippopotame est herbivore mais il peut l'oublier en me voyant ! Ce Zimbabwéen me dit aussi qu'il faut se méfier des serpents qui évoluent dans les arbres. Pour voir ces serpents, je regardais auparavant par terre, jamais je n'aurais pensé à observer les branches. Après avoir entendu cela, c'est presque en courant que je rejoignis la route salvatrice. Je me promis de ne plus jamais retourner seul dans la brousse et à pied. Il est vraiment étonnant qu'il y ait encore tous ces animaux à l'état sauvage dans ce pays. Au Mali, au Sénégal, au Burkina ou en Côte d'Ivoire jamais le danger ne provenait des animaux appelés sauvages, ils y sont devenus tellement rares. Un mur ceinture un village africain construit à but touristique. Une case en terre de chaque ethnie du Zimbabwe est représentée en grandeur exacte, soit un total d'une vingtaine de cases. Ce sera le seul habitat africain traditionnel que je verrais au cours de ce voyage. Des acteurs, payés à la photo, miment inlassablement les gestes ancestraux. Dans une boutique de souvenirs, les arcs, les lances et les boucliers n'étaient pas très réalistes, je pourrais moi-même en construire de plus beaux. L'objet touristique le plus prisé était semble t-il le pied d'éléphant recouvert d'une peau d'antilope qui faisait office de tabouret. Ces deux espèces d'animaux sont en surnombre au Zimbabwe mais je ne pense pas que se soit un exemple à suivre pour protéger la faune. J'arrive à temps à la gare de Vic Falls pour monter dans le train en stationnement. Dans le triage, une fumée blanche indique une vieille locomotive à vapeur qui manœuvre. Je fus seul dans le compartiment jusqu'à la nuit lorsqu'un homme vint occuper une autre couchette. Il paraissait quelque peu ivre et voulait absolument parler. N'en ayant aucune envie, je lui affirmais ne pas parler anglais ce qui mettait un terne à tout dialogue.
Cette fois-ci, c'est à l'heure que j'arrivais à Bulawayo à sept heures du matin après quatorze heures de train pour un parcours de quatre cent cinquante kilomètres, soit trente-deux kilomètres à l'heure de moyenne. Je m'imaginais tous les éléphants et girafes que le convoi métallique a réveillé dans la nuit africaine. Le sac à la consigne, le premier train pour la capitale botswanaise Gaborone est à treize heures trente. Le billet de seconde classe est vraiment cher et m'obligerait à changer encore des devises. J'opte donc pour la troisième. Pour cette classe dite inférieure, les guichets ne sont pas les mêmes et je dois aller cinq cents mètres plus loin, dans une sorte de cour de réception des marchandises. Là, au moins trois cents personnes forment une file d'attente interminable. Je suis découragé et je n'ai pas l'intention d'attendre ainsi deux ou trois heures. Il n'existe qu'un seul train quotidien entre Bulawayo et Gaborone, je prendrai donc celui du lendemain à la même heure. Je reviendrai acheter mon billet de troisième classe à une heure de moindre affluence, si elle existe. Je vais loger à l'hôtel le moins cher de la ville, environ cinq euros. De jour l'endroit est convenable mais la nuit il se transforme en un gigantesque coupe-gorge à l'atmosphère électrique. C'est un milieu fantastique à vivre et à voir. Je changerai deux fois de suite de l'argent. La première banque de type ancien travaillait sans ordinateur. L'opération fut très rapide et la commission réduite. Dans la seconde en revanche, moderne et informatisée, la même opération sur ordinateur dura près d'une heure et la commission fut le triple que précédemment. Je n'en étonnais auprès de l'employé et commençais à protester car j'y perdais quelques précieux dollars zimbabwéens. Enfoncé dans sa conviction, il me déclara qu'avec les ordinateurs le service rendu est meilleur, ce qui justifiait la lourde commission. L'informatique en Afrique, où des coupures d'électricité sont monnaies courantes, n'est pas forcément une bonne chose. J'achète une carte de la ville et je loue un vélo. Je parcours la ville en tous sens dans des rues qui me sont familières. Dans cette région d'Afrique, il faut rouler à gauche et mon réflexe est de revenir sur la droite lorsque je suis surpris. C'est à vélo que je vais acheter mon billet de train. Il y a toujours une file d'attente mais celle-ci est raisonnable, juste une heure de patience. A ce guichet de troisième classe, je suis le seul Blanc mais je ne pense pas qu'il y a un danger à voyager avec les Africains comme en Afrique du Sud. Je dois montrer mon passeport dont le numéro est reproduit sur le billet. La frontière Botswano-Zimbabwéenne est très sensible ! En pédalant à un rythme tranquille, je me fais doubler par d'autres cyclistes nonchalants et même par un policier en vélo. Il me tient compagnie quelques instants. Il m'avait vu conduire à droite et voulait s'assurer que je ne recommencerai pas. Les panneaux «stop» sont différents des nôtres, si bien que je ne les remarque souvent qu'au dernier moment. «Stop» est pourtant un mot anglais mais ici il est traduit par «give way». Je n'ai aucune difficulté à faire pénétrer mon vélo dans l'hôtel après une âpre discussion avec la tenancière. Je trouve un enfant pour garder mon véhicule moyennant quelques centimes de rétribution. Seul sur mon cycle, la tête pleine de liberté, je sors de la ville. Je veux aller visiter un parc national à vingt kilomètres de Bulawayo. C'est un modeste parc sans animaux dangereux, ou plutôt peu dangereux. Les autres réserves du pays ne sont accessibles qu'aux automobiles et sont très onéreuses. Ces parcs nécessitent de rétribuer des guides locaux et de payer des campements pour voir de loin des grosses bêtes. Un séjour dans un parc animalier au Zimbabwe, tout comme au Kenya, revient à au moins quatre cent euros. Je ne dépenserai quant à moi que deux euros, pour d'aussi intenses émotions. La banlieue de Bulawayo est huppée. C'est une succession de belles villas mais elles sont anormalement gardées. Tous les portails annoncent par de larges pancartes la présence de chiens féroces. Des caméras vidéos surplombent les barbelés afin de protéger les habitants des menaces de la rue. Ces maisons cossues appartiennent toutes aux Zimbabwéens blancs, apparemment assez aisés. Ils vivent reclus entre eux, à la périphérie de la cité, regroupés dans des quartiers inaccessibles économiquement à la majorité des Noirs. Je me réapprovisionne en boissons auprès des commerces au bord de la route tenus par des Blancs. Je transpire un litre de sueur par kilomètre parcouru. La route se poursuit, plus étroite, tandis que les habitations se raréfient puis disparaissent complètement au profit du bush. La route est, malheureusement pour mes mollets, loin d'être plate et à partir des sommets je ne vois que des étendues de savanes plantées de petits buissons épineux. Par deux fois je demande à des piétons si je ne me suis pas égaré. C'est assoiffé que je parviens au parc. L'unique gardien semble être la seule âme qui vive par ici. Il n'y a malheureusement pas d'eau et c'est déjà déshydraté que je pénètre au guidon de mon vélo dans ce sanctuaire. Pendant toute l'après-midi je sillonnerai le parc d'après un plan remis à l'entrée. Il est surtout prévu de le visiter en voiture, si bien qu'avec mon cycle je ne le verrais pas dans son ensemble. Le vélo est un moyen original de se promener au milieu de la faune et de la flore sauvage mais peu adapté pour cela. Je devais sans cesse slalomer entre les ornières des traces des voitures. Certaines pistes étaient si labourées par le piétinement des troupeaux d'animaux, buffles ou antilopes, que les roues du vélo s'embourbaient et je devais pousser avec peine mon véhicule. Il me fallait à tout prix voir de loin pour éviter de rouler sur les épines multiples que les buissons des végétations sèches laissaient sur les pistes. Je vis des dizaines d'oiseaux de toutes les couleurs et tailles s'envoler en montrant peu d'effroi devant moi. Je ne connaissais aucun de ces oiseaux dont certains étaient sublimes de beauté. Le parc est délimité par des pistes qui le partage en plusieurs parties. Ainsi la savane est proche de la forêt et une vaste aire de broussailles succède à une steppe aride. A découvert, je vis un important troupeau de zèbres qui paissaient tranquillement. Je m'en approche sans bruit, le vélo à la main, dans un silence le plus total. J'étais absolument seul dans cet immense parc. Le grincement de la chaîne du vélo rompait un mutisme parfait. A deux reprises je faillis me faire renverser par des grosses bêtes qui coupaient ma piste d'un bond et disparurent aussitôt dans les taillis. Je ne les connaissais pas non plus, C'était des sortes d'antilopes de la taille d'un cheval. Partout sur la piste, des multiples traces et empreintes de sabots trahissaient le passage des animaux. Je n'étais qu'à demi rassuré et je me rendais à l'évidence que mes connaissances sur le cheptel sauvage étaient très restreintes. Les espèces de la faune dans cette partie de l'Afrique sont tellement diverses qu'il faut une vie entière pour les apprendre. Là aussi, les troupeaux de phacochères étaient en nombre important mais ces cochons ne n'inspiraient plus aucune peur. Les gazelles et autres cervidés ne se laissaient pas approcher, j'en distinguais de très loin car leurs masses marron sombre tranchaient sur la verdure et les herbes sèches jaunies. Les singes non plus ne s'approchaient pas, ici ils ne sont pas habitués à être nourris par les visiteurs. Je descendais rarement de ma monture sauf quand le terrain devenait trop défoncé. Au bout de trois heures et de vingt kilomètres à rouler dans le site, j'étais épuisé par la chaleur étouffante de fin de journée. J'étais obligé de m'arrêter sous le peu d'ombre que distribuaient chichement les arbustes d'épineux. A la recherche de girafe dans le sud du parc, je n'en voyais pas. A cette heure chaude de la journée, les animaux sont moins stupides qu'un certain cycliste : Ils se reposent dans des endroits frais et profiteront de la douceur de la nuit pour se mouvoir. J'avais très soif mais il n'y avait ni source ni fontaine pour m'hydrater. Je stoppais de plus en plus souvent, comme à l'agonie, et choisissais les parcours les plus ombragés ainsi que les pistes les plus plates pour économiser l'effort. Lors d'une de ces haltes, je percevais un souffle puissant près de moi. En me retournant vivement, je n'eus que le temps d'apercevoir fugitivement un énorme buffle noir qui s'enfonçait dans les broussailles. A vingt mètres de moi, il avait déjà disparut sous le dôme de la végétation épaisse. J'écourtais cette pause en oubliant la fatigue pour m'éloigner au plus vite en pédalant avec empressement. Un buffle qui charge est sûrement dangereux et je ne tenais pas à le vérifier. Je croisais enfin une voiture, climatisée, dont les quatre occupants Blancs me saluèrent en un geste d'encouragement et d'ironie. La course du soleil commençait à s'incliner vers l'ouest en décroissant la puissance de son feu. Je demandais avec une insistance polie de l'eau au gardien, mais il n'en avait pas. Lentement, je repris le trajet du retour et je m'arrêtais au premier commerce rencontré dix kilomètres plus loin. Mon ventre se gonfla d'un coca et d'un autre soda bu en même temps, d'une seule goulée. J'étais heureux de remettre mon vélo au gardien du garage où je l'avais loué. J'avais les fesses réduites à l'état de purée et les premiers pas de mes jambes furent maladroits tant elles étaient habituées à pédaler. J’avoue manquer de pratique. Je dînais d'un fade hamburger, n'ayant pas d'autre choix. Il faisait nuit lorsque je rejoignis l'hôtel sordide, dont les environs étaient devenus malsains. La clientèle ivre débordait sur le trottoir et la musique Afro emplissait les rues environnantes. Le bar de l'établissement était rempli d'une foule joyeuse que je pris soin de contourner sous des regards brouillés d'alcool et de fumées. Au moins deux cents Africains festoyaient et j'étais le seul Blanc. J'évitais deux filles aux sourires commerçants pour me réfugier dans ma chambre. Les sanitaires communs étaient dans un état déplorable, à la mode africaine. Là aussi, une fille m'attendait, tel un traquenard, devant la porte des douches. Elle était presque nue, juste une serviette autour de sa taille. Ses yeux étaient vitreux, sûrement droguée ou très fortement alcoolique. Elle se colla un instant à moi telle une sangsue en prononçant avec difficulté une phrase. Je ne la compris pas mais j'imaginais aisément ce qu'elle désirait. Je la repoussais énergiquement et j'allais me cloîtrer dans ma chambre, seul havre de paix dans cet univers de débauche. Peut-être me demandait-elle le savon, mais j'en doute, vu l'activité effrénée de l'hôtel. Dans la nuit, quelqu'un tenta d'ouvrir ma porte. Mon cœur se mit à battre vite, ne sachant que faire en entendant une clé tourner et retourner en vain dans la serrure. J'ouvris, en gardant une main sur mon inoffensif canif ouvert dans ma poche, à tout hasard. Un homme complètement saoul croyait ouvrir la porte de sa chambre. Sans aucune conversation, je lisais le numéro de sa clé et le menais chez lui. Ensuite, pour dormir tranquillement, j'élaborais un système derrière ma porte pour qu'en cas d'ouverture impromptue, je fusse réveillé. J'attachais une ficelle à la clé afin qu'elle ne soit pas éjectée de la serrure. Ma gourde sur une chaise en équilibre instable derrière la porte m'assurait l'alarme. Je disposais ma lampe de poche et mon canif à portée de main. Toute la nuit, de bizarres bruits de sommiers accompagnés de rires et de cris émanaient des chambres voisines.
Le matin, tout était redevenu calme et seules des canettes de bières jonchant la rue attenante rappelaient les excès de la nuit. J'allais faire les courses en prévision des vingt heures de train qui m'attendaient. Avant midi, je me rends à la gare. Le train n'est pas à quai mais une foule immense à envahi la gare et attend. Les gens sont assis ou vautrés sur des montagnes de bagages. Ce ne sont que des Africains, Zimbabwéens et Botswanais, qui seront mes compagnons de voyage en troisième classe. Quatre fonctionnaires des douanes du Zimbabwe font aligner en quatre colonnes de deux cents personnes chacune cette foule compacte et peu habituée à l'ordre. Je laisse mes préjugés, ma propreté et ma qualité de Blanc de côté et me mêle, sous des yeux d'Africains surpris, à une colonne parmi des femmes qui composent curieusement quatre-vingts pour cent des voyageurs. Je suis véritablement compressé et bousculé par cette houle humaine. Les filles, de si près, sont plutôt belles et surtout assez grasses comme le constatent mes côtes et mes coudes lors des mouvements compressifs. Les douaniers me remarquent mais ne prennent pas de mesures particulières ni de priorité pour moi, ce qui est normal. Tant mieux, attendre pour attendre, j'aime autant le faire en bonne compagnie et en faisant quelque chose, même une file d'attente. Comme je m'y attendais, ces douaniers n'auront le temps de viser qu'un cinquième des passeports. Dès que la rame entre à quai, c'est une bousculade monstre comme seuls savent le faire les Africains, en véritable hallali, dans un désordre le plus complet. Je me joins à eux et n'étant pas handicapé par de lourds bagages, je suis parmi les premiers dans le train. En troisième classe, les places ne sont pas réservées et la compétition est rude pour être assis. Les voitures appartiennent à la toute nouvelle compagnie des Botswana Railways, au sigle de BR, à l'instar des anciennes British Railways qu'il est difficile de confondre tant les réseaux respectifs sont disproportionnés. Les BR gèrent une unique ligne qui traverse le pays en joignant l'Afrique du Sud au Zimbabwe. Si le gouvernement ferme une ligne, les chemins de fer disparaissent du Botswana. Je ne me moque pas de ce train. Les voitures de troisième classe possèdent l'air conditionné et sont d'un confort remarquable pour cette partie de l'Afrique. Dans cette classe, le trajet de Bulawayo à Gaborone ne me coûte que neuf euros, contre environ quarante-cinq en seconde classe. Dans la voiture où je monte en jouant des coudes, des boîtes vides de bière et de coca sont disposées sur les sièges, une par place. Je pense d'abord que des gens montés avant moi ont réservé de cette manière d'autres places pour leur famille ou amis. Comme absolument toutes les banquettes sont marquées ainsi, j'enlève une boîte et m'installe près d'une fenêtre. Très vite, des femmes m'imitent. J'avais remarqué un homme qui disposait les gens en échange d'argent. Deux fois il me demanda deux dollars zimbabwéens pour avoir le droit de m'asseoir à cette place mais il n'insista pas trop avec moi, au contraire de mes voisines de banquette. Lorsque je lui demandais sa carte d'accréditation qui prouvait qu'il travaillait pour ce chemin de fer, il disparut du wagon. Il réapparaîtra, poursuivi par deux policiers qui le rattrapèrent par les bretelles de sa salopette. La femme en face de moi l'insulta dans sa langue et le policier obligea le malfrat à redonner les deux dollars aux personnes qui réclamèrent leurs dus. Il avait organisé ce petit racket qui fonctionnait bien car presque tout le monde avait payé sans trop discuter. Toute l'après-midi le convoi traversa le Matabeleland jusqu'à la frontière entre le Zimbabwe et le Botswana. J'avais la chance d'être assis comme une moitié des passagers, l'autre partie restait debout faute de place. Mon espace était très réduit et l'encombrement m'interdisait tout mouvement. Les bagages prenaient autant de place que les voyageurs. Des vendeurs ambulants parvenaient malgré cela à progresser dans le train lors des arrêts dans des gares en pleine campagne. Ils proposaient dans des sacs de plastique transparents des chenilles et des larves dont mes voisines se gavaient avec gourmandise. Ces petits animaux invertébrés étaient vivants et consommés crus. Ils sont bien gras mais je n'avais vraiment aucune envie d'essayer cette gastronomie très énergétique. L'unique boisson vendue était des bouteilles de coca, un vrai monopole. Des seaux entiers de bouteilles à la silhouette caractéristique disparaissaient dans les estomacs africains. Mes compagnes de voyage décapsulaient les canettes de coca d'un brusque coup de dent qui faisait mal aux miennes rien qu'à les voir faire. Certaines femmes âgées n'avaient plus que deux dents dans leur bouche qui ne semblaient servir qu'à cela. Même les plus vieilles femmes paraissaient n'apprécier que le coca. J'avais une gourde d'eau purifiée que je buvais avec délectation en délaissant le soda américain. Il est décevant de constater que dans ces pays africains la boisson nationale soit le coca, sûrement plus consommée ici qu'en Europe. Les deux uniques films de l'histoire cinématographique du Botswana sont: «Les Dieux sont tombés sur la tête» et sa suite en un second film. L'histoire débute par une bouteille de coca tombée d'un avion sur un bushman botswanais. Personne dans la tribu de ce bushman ne savait ce qu'était cet objet, mais maintenant c'est chose faite. Même dans les endroits les plus reculés du pays, aucun Botswanais n'ignore le goût du coke. Coca et hamburger sont devenu, hélas, les deux mamelles nourricières de l'Afrique Australe. A New York ou Los Angeles, les hamburgers américains sont parfois composés de viande des bœufs botswanais car ce pays est un gros exportateur des meilleurs bovins. Ma dizaine de voisines, nombreuses car nous sommes très serrés, sont toutes Botswanaises et ne sont pas timides avec moi. En leur disant que je vais à Gaborone puis à Johannesburg, elles pensent d'abord que je suis Sud-Africain. Je leur enlève très vite cette certitude en leur affirmant être Européen. J'étais vraiment mal à l'aise d'être considéré comme un Blanc sud-africain. A cette annonce, je fus mieux traité et à l'heure du repas ma voisine d'en face me donna du riz et du poulet. Les femmes mangeaient avec leurs doigts. Les os étaient jetés pêle-mêle sous les banquettes, c'est à dire sur les sacs et sur les pieds, dont les miens. Au bout de sept heures de train, le sol était jonché de détritus et les odeurs commençaient à irriter mon nez. C'était l'ambiance des troisièmes classes où j'étais l'unique Blanc parmi deux bons milliers de Noirs modestes ou pauvres. Les femmes composaient presque la totalité des passagers. La femme en face de moi ne s'embarrasse pas de préjugé, pour son aise elle cala ses deux pieds nus entre mes jambes sur le siège. Avant la frontière elle me demanda de lui prêter de l'argent du Zimbabwe. Ne comprenant pas le pourquoi de son besoin et n'ayant presque plus de dollars zimbabwéens, je ne pouvais la satisfaire. Apparemment, plus on est riche et que l'on a de l'argent à montrer, plus la frontière est facile à franchir. Cela vaut uniquement pour les Africains, les Blancs n'ont pas ici ce genre de problème. J'espère qu'il n'est pas besoin de corrompre les douaniers, auquel cas je me prépare à argumenter contre cela. Envers un Blanc, les douaniers demandent rarement de l'argent contre un coup de tampon sur le passeport. Les Européens se défendent tandis que les Africains se laissent plumer sans protester. En fin de journée, le convoi s'immobilise dans un site désolé où seulement une dizaine de maisons rompent la monotonie d'un paysage plat et jaune. C'est la frontière où tous les passagers de troisième classe doivent descendre du train. Le terre-plein se trouve d'un coup rempli de plus de mille personnes qui courent et s'agitent en tous sens pour former rapidement des files d'attente devant des douaniers en nombre très insuffisant. Ces sept ou huit files d'attente aux couleurs vives forment des serpents humains de trois cents mètres de long. Je pris tout d'abord une place dans une de ces queues. Aucune ne comptait de Blanc. Je m'en dégageais ensuite pour prendre de la hauteur afin d'admirer ce peu d'organisation et ce mépris des autorités envers ces gens de conditions pauvres. Je me sentais totalement solidaire de ces gens dans ces tracasseries administratives. J'ai décidé de ne pas faire partie de ces files d'attente grotesques, de toute façon mon passeport sera forcément visé, même si je suis le dernier à le présenter. Cette cérémonie des passeports dura environ trois heures, sous le soleil. Les gens restaient stoïques, debout en piétinant sur place. De plus, il fallait attendre deux fois pour recevoir deux tampons, l'un pour sortir du Zimbabwe et l'autre pour entrer au Botswana. Le train comprend dix voitures de troisième classe, deux de seconde et une en première classe. Les passagers de ces trois dernières voitures restent dans le confort de leur compartiment et sont traités avec tous les égards par les fonctionnaires. Il est amusant de noter que ces passagers sont tous des Blancs. Je préfère réellement être parmi le millier d'Africains qu'avec ces privilégiés dans lesquels je ne me reconnais pas. Ils s'inquiètent un peu du temps perdu en regardant, effarés, tous ces Africains au-dehors, résignés à leur sort. Un Blanc descend des secondes classes, un caméscope au poing et filme ces scènes affligeantes. Un douanier l'invective violemment et il retourne, tête basse, dans son ghetto de Blancs avec ses congénères. Il fait nuit totale lorsque les files s'amenuisent, je m'intègre alors à une colonne, derrière une trentaine de femmes. Dès que l'autorisation d'entrer au Botswana est frappée sur mon passeport, je remonte dans le train dans l'obscurité complète et le convoi part aussitôt. Le train est tracté par une unité multiple de deux locomotives diesel des Botswana Railways. Loin après ce passage tourmenté de frontière, une paire de douaniers contrôle les bagages. Ils montrent beaucoup de mépris pour ces passagers de troisième classe, paysans pour la plupart. Il y a peu de villes au Botswana. En effet, ils marchent en écrasant les sacs de leurs pieds et parlent sèchement et de façon familière aux femmes qui tremblent presque devant leurs uniformes. Ils s'assoient sur le dossier des banquettes en foulant les sièges et désignent vulgairement du doigt dans un ordre sec les bagages qu'ils désirent fouiller. Il faut dire que tous les passagers ont quelque chose à se reprocher. La quasi-absence d'hommes conforte dans une position dominante les fonctionnaires douaniers. Dans les valises ouvertes de mes voisines, je vois surtout des savons et des produits d'entretien qui n'ont rien d'illégaux s'ils n'étaient pas importés dans ces grandes proportions. Je comprends pourquoi une femme voulait que je prenne un de ses sacs pour moi lors de la déclaration à la douane. Des sacs entiers étaient remplis de savons. Il ne doit pas y en avoir au Botswana. La contrebande entre le Zimbabwe et le Botswana se fait donc en savons et savonnettes. Ces douaniers sont en plus complètement corrompus. Les amendes sont rares car ils se servent eux même en nature dans les sacs des voyageuses en infraction, sans aucune protestation et comme une formalité tout à fait normale. Je ne suis pas d'ici, je ne me mêle pas des affaires de ce pays. Un de ces douaniers est plus hargneux et sur le ton de la plaisanterie il me pose des questions intimes. Je feins de ne pas parler anglais pour m'en débarrasser. Il me demande, revanchard, à voir mon sac mais il ne s'intéresse pas à son contenu. Il s'étonne que je me déplace en troisième classe et juge cela anormal. Avant minuit, ma voisine Tswana en face de moi et à laquelle je m'étais habitué descend à Francistown, seconde ville du pays. Les lumières électriques peu nombreuses qui trouent la nuit australe laissent deviner les limites d'une ville aux dimensions réduites. Un ivrogne monte dans notre voiture et sèmera la zizanie pendant quelques heures. Les femmes n'osaient pas se défendre contre cet homme à l'aspect saoul. Il avait des gestes déplacés et touchait volontairement quelques femmes aux fesses ou à la poitrine. Il semblait presque dangereux si bien que les femmes se poussaient juste pour esquiver ses attouchements sans autre forme de protestation. Je m'amusais lâchement de ce spectacle nocturne jusqu'au moment où il vint près de mes jeunes et belles voisines. Il leur en fit autant en profitant des secousses et de la pénurie d'espace qui obligeait les gens à être coincés. Je redoutais qu'il ne s'en prenne à moi mais sous la pression des femmes qui se rebellaient, exaspérées, il alla cuver et s'endormit dans un panier à bagages au-dessus de nos têtes. L'accès aux toilettes était impossible tant il y avait de monde à bousculer pour y parvenir. Je dormis peu cette nuit car ma position était très inconfortable, bras, pieds et tête coincés entre les membres des femmes alentours. Pourtant, ceux qui restaient debout avaient une nuit plus terrible que la mienne. J'étais habitué à un confort plus douillet. Le Botswana signifie «le pays des Tswanas» qui est l'ethnie Bantoue dominante de la région. Le Zimbabwe voulait dire «Maison de Pierre» en référence aux ruines vieilles de deux mille ans dans le sud du pays qui attestent d'un riche passé du pays.
BOTSWANA - ETAT LIBRE D'ORANGE
J'ai réussi à me reposer pendant deux heures avant que le soleil inonde de sa lumière la campagne botswanaise. Le paysage est plat comme la paume de la main. La couleur ocre de la flore est balafrée par la route interminable de monotonie qui suit la voie ferrée. Aucun véhicule sur cette route et aucune maison ni village ne trouble cette quiétude. Du train, absorbé dans l'observation du paysage, je ne distingue pas d'animaux. Les arbres sont rares, sans feuille, et annoncent la proximité du désert du Kalahari. Ce désert occupe quatre-vingts pour cent du pays et est l'un des plus arides du monde. La devise du pays, dans les deux sens du terme, est «Pula» qui signifie : «Qu'il pleuve !» La monnaie du pays est donc le Pula qui a remplacé en 1976 le rand sud-africain. Le Botswana est presque aussi étendu que la France pour une population de seulement un demi-million d'habitants. Le premier chef de l'état, Seretse Khama, lors de l'indépendance du pays en 1966 a défrayé la chronique en Afrique et en Grande Bretagne car il s'est marié à une Anglaise. La République d'Afrique du Sud en était bouleversée en ces temps d'un apartheid fort, de même que la diplomatie britannique et que la famille royale Tswana dont il était issu. Deux ou trois arrêts à proximité de la capitale annoncent le terminus du train. A sept heures, le convoi s'immobilise à Gaborone. Nous sommes encore un dimanche et tout sera fermé dans la ville, surtout les banques où je ne pourrais donc pas changer d'argent. J'ai envie de continuer directement sur Johannesburg car le logement est difficile à Gaborone. Mais il n'y a qu'un unique train par semaine qui relie Gab à Jobourg. Ce train ne circule que le mercredi, ce qui m'obligera à rejoindre Johannesburg par la route. La cour de la gare est remplie de minibus pour toutes les destinations du Botswana. Sans argent local, je ne peux rien faire. Il est officiellement interdit de payer en rands SA mais cette monnaie étrangère semble appréciée des commerçants qui ne me la refuse pas lorsque je prends un café. A pied je me dirige vers le centre ville. Les avenues sont larges mais désertes. Par endroits le désert reprend un peu le dessus. Gaborone, seule ville digne de cette appellation dans ce pays, est une cité moderne, construite en 1965 pour les besoins d'une capitale. Elle est sortie directement des sables mais semble y retourner progressivement. Je comprends vite l'architecture de la ville qui est axée sur le Mall, boulevard piéton très centralisé où sont concentrés tous les commerces, le cinéma, la poste et les autres services. En ce jour il n'y a strictement aucune activité, je suis seul dans toute la ville. Je pénètre dans un grand hôtel pour me documenter et me renseigner. Je suis reçu par une réceptionniste Tswana extrêmement belle et fine. Elle m'annonce qu'il n'y a que trois hôtels en tout pour l'ensemble de l'agglomération de Gaborone. Ici, c'est un hôtel de luxe et le prix qu'elle m'annonce est trop élevé pour moi, bien que j'y serais resté pour elle. Je peux ici échanger mes derniers rands SA en pulas botswanaises. J'obtiens ainsi cent trente-quatre pulas, soit environ soixante euros. Elle me donne une carte de la capitale et me désigne les deux autres hôtels. L'hébergement le moins cher ne figure pas sur ce plan car le Morning Star Hôtel est hors de Gaborone, sur la route de la RSA. En réalité la ville de Gaborone est minuscule, une heure suffit amplement pour en faire le tour. Tout y est neuf. J'ai un coup au cœur en découvrant dans une venelle le drapeau tricolore français flottant au-dessus d'une modeste maison. C'est l'ambassade de France au Botswana. C'est rassurant de découvrir une présence française par ici. L'ambassadeur ne vois pas ses compatriotes souvent et il doit fermement s'ennuyer dans cette petite capitale. Des écriteaux indiquent une YWCA, je les suis en espérant qu'il accepte aussi des hommes, comme dans beaucoup de pays. Pas de chance, ici le «W» pour Woman (femme) est respecté et les mâles sont refusés. Il n'existe pas le penchant masculin à cette institution à Gaborone, pas de YMCA. Je m'y fais confirmer mon itinéraire pour l'hôtel et une femme me prévient que c'est loin, à sept ou huit kilomètres après la sortie de la ville. A l'entrée d'une église catholique, des petits groupes arrivent à l'heure de la messe de dix heures, endimanchés dans de beaux habits. Avant de sortir de la ville, je fais le plein en me désaltérant de coca chaud à une gargote typiquement africaine aménagée sur le trottoir. Je m'aperçois ici que le niveau de vie est assez élevé ou que le taux de change ne m'était vraiment pas favorable. Vers midi, la chaleur commence à devenir insoutenable. Le plan de la ville ne me sert plus car je laisse Gaborone derrière moi. L'accotement n'est constitué que de poussière et de cailloux. Je suis toujours seul à marcher et lorsque je vois des Botswanais derrière moi, je pense qu'ils me suivent et je change de côté de route. Ici comme au Zimbabwe, en Zambie et RSA, la circulation se fait à gauche mais vu la rareté des voitures, le centre de la chaussée paraît plus approprié. De temps en temps des îlots d'habitations jalonnent le bord de la route. J'entre dans chaque débit de boisson ouvert me renseigner sur la distance restant à parcourir et boire un soda. Je transpire autant que je bois. Un de ces cafés ainsi que le paysage alentour me faisait penser à l'Ouest Américain. Les cow-boys étaient des vachers Tswanas aux larges chapeaux, la serveuse trop aimable semblait sortir du film «Bagdad Café». La majeure partie des maisons sont en planches ou en tôles et recouvertes de paille. Je voyais des piétons arrêter des minibus et s'en servir comme des taxis collectifs. Je ne savais pas comment fonctionnait les règles de ce transport, aussi je préférais continuer à pied en étant certain d'aller où je veux. Je passais devant un autre hôtel de luxe, l'Oasis hôtel, dont l'aspect rupin me poussa à poursuivre mon chemin. Enfin, après deux heures de marche continue, je parvenais au Morning Star. Là aussi, la réceptionniste était une ravissante Tswana qui me parla d'abord en setswana, puis en anglais elle m'avoua vouloir plaisanter. Aucun Blanc ne comprend cette langue nationale, officielle au même titre que l'anglais. Le prix de la chambre la moins chère est de cinquante pulas, soit environ vingt euros mais je n'ai pas d'autre choix que d'accepter. Ce sera l'hébergement le plus onéreux de ce périple. C'est un petit bungalow assez confortable, avec une douche et rempli de moustiques. Au-dehors la chaleur est intense, il est quasiment impossible de sortir sans se faire cuire vivant. J'en profite pour laver mes quelques vêtements qui sèchent au vent brûlant en moins d'une heure. Je découvre que des coups de soleil me font souffrir sur le visage et la nuque. Je les ai attrapés pendant la marche sans m'en rendre compte. Cette dernière nuit a été pénible mais très riche en contacts humains. Je reste quelques heures étendu, amorphe, sous le brassage salvateur de l'air du ventilateur plafonnier. J'exploite ce temps pour faire le point. Je suis exactement à mi-parcours de ce voyage. Je viens de consacrer cette première partie aux pays noirs, à partir de demain je resterai en Afrique du Sud. Le soir la canicule s'estompe un peu, j'en profite pour flâner le long de cette route. Les Botswanais m'imitent et commencent eux aussi à sortir. Des groupes de jeunes filles me croisent en rigolant franchement de moi, pauvre «peau-grattée» que je suis. Elles se retournent après m'avoir dépassé et rient toujours. Le soleil se couche dans un éclat terni par l'épaisse poussière. Aussi loin que porte le regard, le paysage est absolument plat, sans aucune verdure. Une majorité des voitures sur cette route internationale, surtout des véhicules tous terrains, sont conduites par des Blancs. Sûrement des coopérants et des diplomates Occidentaux qui reviennent à Gaborone après un week-end dépensé dans les villes blanches, plus vivantes de RSA. Ne trouvant pas d'autre restaurant alentours, je me rabattais pour un dîner au motel. J'arrivais trop tard, je me retrouvais seul à me restaurer dans une vaste salle lugubre. Je n'avais plus le choix du menu et dû accepter ce que les autres consommateurs n'avaient pas voulu.
Je me levais une nouvelle fois de bonne heure, vers sept heures, alors qu'il fait une température délicieuse de fraîcheur. Ayant observé la veille le système des transports, je me postais sur le bord gauche de la route et tendis mon pouce à la façon des auto-stoppeurs. Plusieurs minibus déjà pleins me firent des appels de phares et continuaient sans s'arrêter. Mais rapidement un autre minibus moins bondé me prit à son bord. Pour une somme dérisoire par rapport à l'effort fourni pour effectuer le trajet à pied, je suis déposé près du Mall de Gaborone. J'en profite pour faire quelques courses et me rendre à la poste. Beaucoup de Blancs sont dans ce bureau de poste mais aucun autre touriste. Les adresses sur les lettres et colis des gens devant moi sont à destination des USA, du Canada et de l'Europe. Ce sont de Organisations Non Gouvernementales qui opèrent dans ce pays dont Gaborone est le centre névralgique. Le tourisme de luxe se développe dans le Nord-ouest du pays, dans d'immenses parcs nationaux dont le fameux delta de l'Okavambo. Aller voir les bêtes dans ces réserves naturelles revient très cher et ce n'est pas à ma portée financière ni à celle de ma passion. En revanche, traverser le Botswana par les pistes du Kalahari pour rejoindre la Namibie m'aurait intéressé mais il est nécessaire de posséder son propre véhicule. Les transports locaux ne sont pas assez développés, proportionnés à une population trop peu nombreuse. La Namibie fête ses deux ans d'indépendance ce mois ci. Les rapports entre la minorité blanche et le gouvernement noir ne se sont pas trop dégradés malgré quelques assassinats de fermiers blancs. La Namibie constitue un peu un exemple et un test pour l'avenir de l'Afrique du Sud bien que dans ce dernier pays l'apartheid dur pendant des décennies ait creusé davantage le fossé entre les communautés. Je ne sais pas exactement où je veux aller mais la première étape obligatoire semble être Johannesburg qui regroupe tous les moyens de transport. Je voulais atteindre une autre ville de RSA comme Kimberley mais il est difficile d'y accéder directement de Gaborone. J'ai beaucoup de peine à dénicher un minibus, genre de taxi collectif pour Africains, à destination de Johannesburg. La gare routière est un véritable capharnaüm où une centaine de véhicules de tous gabarits sont stationnés sans ordonnancement et sans indication de destination. Je suis toujours l'unique Blanc et c'est par le bouches à oreilles que je parviens au bon véhicule. Je paie avec mes derniers pulas mais il faut attendre que l'estafette nippone soit complète pour démarrer. Après un quart d'heure de route je repasse devant mon motel. Dix kilomètres plus loin c'est l'arrêt à la frontière entre le Botswana et la république du Bophuthatswana dont j'ai le visa. Je suis surpris qu'un douanier botswanais me parle en français en prononçant quelques mots dans ma langue. Il a apprit ces phrases grâce aux travailleurs zaïrois qui émigrent en RSA et transitent à ce point de frontière. Entendre ces mots en français sont d'un grand réconfort dans ces pays anglophones. Le poste botswanais est aussi sympathique que le poste frontalier Bophuthatswanais est antipathique. La république du Bophuthatswana n'est reconnue mondialement que par l'Afrique du Sud, le Venda, le Ciskei et le Transkei. De tous ces pays, seul la RSA est reconnue par la France et les autres nations démocratiques. Les quatre autres républiques, indépendantes selon Pretoria, sont des bantoustans, réserves éparpillées sur les mauvaises terres du pays et dans lesquelles sont rattachés tous les Noirs sud-africains. Dans la République Sud-Africaine, il ne reste donc que des Blancs. Le Bophuthatswana, dont la capitale Mafikeng a troqué son nom pour Mmabatho, regroupe les gens d'ethnie Tswana de RSA. A cette frontière, ce ne sont donc pas les autorités sud-africaines mais celles du Bophuthatswana qui sont soumises au gouvernement sud-africain qui contrôlent les entrées. Le drapeau du Bop (appellation courante de ce bantoustan) flotte sur cette terre. Il n'est pas tenu grand compte de mon visa Bop mais uniquement de celui d'Afrique du Sud car il n'existe pas de réelle frontière entre Bop et RSA. Le Bophuthatswana est réparti en sept territoires qui n'ont pas de communication entre eux. La ville la plus connue du Bop est Sun City, la Cité du Soleil, lieu de jeux et de débauches où les lois restrictives sud-africaines sur les mœurs ne s'appliquent pas. C'est une sorte de Las Vegas aux portes de Johannesburg. Le contrôle pointu achevé, l'allégresse s'éprend des Africains qui se laissent aller à chanter en accompagnant la musique purement de culture sud-africaine noire que l'autoradio débite au volume maximum. C'est un peu dans le style de Johnny Clegg sans les apports à connotation de musique blanche. Lorsque notre minibus qui contient une dizaine de voyageurs en croise un autre, les conducteurs, par les fenêtres ouvertes se font un signe de la main, sorte de «Vé» de la victoire. Tous les autres passagers qui sont Africains doivent le comprendre, quant à moi j'interprète ce geste comme un encouragement de la lutte du peuple noir sur la communauté blanche. Ce sera le dernier parcours que je ferais exclusivement avec des Noirs. En RSA, même si ce n'est plus interdit depuis deux ans, cela ne se fait toujours pas ou peu et que surtout cela peut se révéler très dangereux. Il faudra en tout cinq heures pour rallier Gaborone à Johannesburg, distante de trois cent cinquante kilomètres, compte tenu du décalage d'une heure perdue à la frontière. Le paysage de désert se transforme peu après la frontière. En RSA tout est verdoyant, les collines sont couvertes de cultures et les villages aux églises centrales sont disséminés au milieu des champs. Des silos à grains témoignent de la richesse agricole de la région. La température est acceptable car l'altitude est supérieure à celle du Botswana. Les maisons ressemblent aux constructions hollandaises par les murs aux façades découpées et décalées par rapport à la toiture. Ce ne sont que des maisons de Blancs, les villes noires ne sont pas visibles de la route ou n'existent pas. Je ne crois plus du tout être en Afrique mais dans l'Est de la France, voire aux Pays-Bas. Pour le déjeuner, le véhicule stoppe devant un drugstore dans une petite ville blanche. Les commerçants sont un vieux couple de Blancs et tous leurs clients sont Noirs puisqu'ils sont mes compagnons de voyage. Lorsqu'il s'agit de vendre et de faire du profit, qu'importe la couleur de peau ! La seule grande ville que nous traversons est Zeerut, une ville du Transwaal totalement blanche, je n'y vois pas un seul Noir. Des terrils jaunes annoncent l'entrée dans le Witwatersrand. Je retrouve la banlieue de Johannesburg avec les alignements de maisons identiques séparées de la route par des rangées de grillages et de barbelés. Le véhicule nous dépose près de Joubert Parc dans Hillbrow, sorte de gare routière pour les taxis collectifs africains. Je me hâte de sortir de ce quartier et de foncer à la gare des trains en suivant Smit avenue. Les trains sont toujours aussi peu nombreux et je tente de prendre un billet pour le train quotidien à destination de Durban. Peine perdue, il est obligatoire de réserver en seconde classe et maintenant il est trop tard. D'ailleurs les guichets ferment. Il n'est que dix-sept heures, l'heure de fermeture des bureaux. A la Rotunda, la gare routière, le choix des bus est aussi très limité. Tous ces transports en commun ne sont prévus que pour seulement les cinq millions de Blancs, qui de plus se déplacent peu. Je suis prêt à tout plutôt que de rester à Jobourg que je hais au fur et à mesure que je la connais. La compagnie de bus la plus chère est la « Greyhound » (lévrier). Le dessin de ce chien apposé sur les flans des bus me rappelle mes trente mille kilomètres effectués aux USA dans les bus de la société homonyme. Le bus Greyhound partira à vingt-trois heures, je devrai donc attendre trois ou quatre heures dans la sécurité relative de cette petite gare. Jobourg n'a pas changé depuis dix jours, lors de ma première visite, elle conserve toujours cette atmosphère pesante. Sur les trottoirs de cette ville moderne des marchés africains sont disposés anarchiquement. Beaucoup de femmes Noires portent un béret rouge caractéristique. Des hommes âgés Africains ainsi que de rares femmes revêtent fièrement une médaille à gauche de leur poitrine. J'en ignore la signification et n'osai pas le leur demander redoutant de ne pas en comprendre l'explication. Un musée du chemin de fer en RSA est installé dans le sous-sol de la gare. Il est gratuit, déserté de curieux et guère passionnant. Je me perds ensuite dans l'immense gare et ne parviens pas à revenir dans la gare origine. Je suis dans la gare des troisièmes classes qui n'a aucun accès à celle, commune, des secondes et des premières. Ici je suis l'unique Blanc parmi une foule misérable de Noirs. Les sièges et les commodités sont en nombre bien insuffisant, au contraire de la gare des secondes où c'est l'inverse. Au-dehors, une gare grandes lignes de bus affiche toutes les directions de RSA et des bantoustans. Même le Lesotho et le Swaziland sont aussi desservi quatre à cinq fois par semaine, mais pas aujourd'hui. Je demande à un employé Blanc, enfermé hermétiquement dans une casemate de verre, si je peux prendre ce mode de transport. Il me répond que ce n'est pas interdit mais que le confort sera trop insuffisant pour moi et que l'avion est plus adéquat. Il ne me dit pas que c'est dangereux. J'ai un certain pressentiment qu'en étant le seul Blanc dans un bus de cette compagnie Interstate, réservée initialement aux Africains, la sécurité ne sera pas totale étant donné le climat social actuel. De retour à la Réunion, je lirai dans un journal que pendant le premier trimestre de cette année, englobant donc ce mois de mars, deux cent cinquante-six personnes ont été assassinées dans les transports en Afrique du Sud. Bien sûr, ces meurtres ne concernent presque exclusivement que des Noirs tués par d'autres Noirs dans des trains de banlieue. Cela me donne raison de ne pas voyager en troisième classe. Je tire un trait sur le Lesotho et le Swaziland, pays dont les indépendances sont reconnues internationalement mais dont l'accès est trop difficile. Il faisait encore jour quand je vis la ville se vider de sa population et les boutiques baisser le rideau. Un hamburger hawaïen, avec une tranche d'ananas à l'intérieur me fit détester ce pays un peu plus. Dès qu'il commençait à faire nuit, je courais me réfugier dans la gare avec les clochards. Le monopole de la pauvreté n'est pas une exclusivité des Noirs, beaucoup de clochards sont Blancs et cet état les rend plus agressifs que ceux des autres ethnies. Des rondes permanentes de policiers paramilitaires font régner un semblant d'ordre, leurs armes prêtes à l'emploi et mises en évidence sur la hanche. Le climat n'est pas fraternisant et malgré cela je fis connaissance avec deux Indiens sud-africains. Comme la quasi-totalité des Indiens, Andy et Chris étaient originaires de Durban où je serai demain. Ils parlent anglais et afrikaans mais ont complètement perdu l'usage de la langue indienne de leurs parents. Je me sens plutôt proche des communautés indiennes et j'avais une relative confiance en eux, aussi nous nous parlions pendant deux heures. J'avais du temps à perdre et eux aussi, ils passeront cette nuit dans cette gare car ils sont Sans Domicile Fixe. Chômeurs à Durban, ils sont montés à Johannesburg depuis une semaine dans l'espoir de trouver du travail dans les grands centres industriels de la région. Les Indiens sont mal appréciés des Blancs et des Noirs à la fois. Le gouvernement a proposé aux indiens, il y a dix ans, de rentrer en Inde moyennant un gracieux pécule. La plupart de ces gens n'ont plus rien en commun avec l'Inde de leurs ancêtres. Il est d'ailleurs amusant d'entendre un Indien parler en afrikaans. Ce seront les deux seuls vrais Sud-Africains auxquels je parlerai au cours de ce voyage. Ils m'indiquent deux hôtels bons marchés à Durban tout en me précisant que je n'aurai que l'embarra du choix. J'achevais cette journée assis sur les sièges plus confortables de la Rotunda. Ici, il est hors de question de rencontrer des clochards car après vingt-deux heures les portes sont verrouillées et l'entrée filtrée. La musique d'ambiance est à fond. Le confort des bus est en rapport avec le prix élevé du billet. Télévision, sandwiches, écouteurs, oreillers, café et l'hôtesse ont fait que la nuit fut courte. Le bus était direct et deux fois plus rapide que le train. Les villes importantes traversées furent Ladysmith et Pietermaritzburg.
Dans les premières clartés du soleil, la route se faufilait aux pieds des contreforts montagneux du massif du Drakensberg et traversait le territoire du Kwazoulou, l'état autonome du Zoulouland. J'avais du mal à croire que les gens sur la route étaient des Zoulous tant je les imaginais en farouches guerriers emplumés et fortement armés de lances. Le roi actuel du peuple zoulou, Mangosuthu Gatsha Buthelezi, est un descendant du célèbre Chakha Zulu, qui fut souvent comparé à Napoléon pour ses plans de guerre. Buthelezi est aussi le chef du parti zoulou Inkhata opposé violemment au mouvement ANC (Congrès National Africain) de Nelson Mandela. Durban est le point de départ des excursions dans les villages zoulous et de leur capitale Empangeni. La gare commune routière et ferroviaire de Durban est immense et le béton brut est utilisé sans modération. Des panonceaux rappellent qu'il est interdit d'emprunter les escaliers mécaniques pieds nus à l'aide de pictogrammes insolites. La gare est distante du centre ville. En une heure de marche je suis sur le port. Les hôtels bons marchés et la YMCA mentionnés dans un guide n'existent plus maintenant. La ville commence à palpiter d'activités et tous les employés de bureau se pressent pour être à l'heure à leur travail. Il est bientôt neuf heures. L'office du tourisme m'indique une auberge de jeunesse en bordure de plage. Elle est magnifiquement située, entre les commerces et l'océan. Son style est libertaire, les façades extérieures sont peintes de dessins Baba cool. Deux filles blondes s'occupent de cette auberge et tous les jeunes résidents sont Blancs. La première chose que je fais est d'aller me baigner sur cette plage splendide. Cette plage de Durban, quatrième ville de RSA, était l'un des symboles de l'apartheid. Aujourd'hui j'y vois des Blancs et des Noirs mélangés bien que ces derniers soit en nombre nettement inférieur. Autrefois, il n'y a que deux ans, toute la plage était pour les Blancs et strictement interdite aux autres races. Si les Africains sont peu nombreux, c'est simplement que le privilège des loisirs est majoritairement Blanc. Sur les quarante surfeurs, aucun n'est de couleur. La particularité de ces plages sont les rouleaux gigantesques qui viennent s'écraser sur le sable. Il m'était impossible de nager tant la crête des vagues qui me balayaient était haute. Avec de telles vagues, Durban est le paradis des surfeurs très nombreux. Je croisais même la gérante de l'auberge, une planche de surf sous son bras qui surfait quotidiennement tous les soirs après son service. Par ce côté détente, Durban est une ville plaisante car tous les habitants se croient en vacances continuelles grâce aux plages et au soleil permanent. C'est une grande station balnéaire où les tensions entre les races sont moins visibles qu'à Johannesburg. Les quatre ou cinq espaces ouverts à la baignade sont bien délimités par des périmètres flottants, des drapeaux et sont sous surveillance constante de sauveteurs. Dès qu'un nageur sort de ces limites, un coup de sifflet strident le lui rappel. Le danger des côtes de la province du Natal sont les requins. Sur la plage des pancartes implantées régulièrement mettent en garde les baigneurs presque inconscients qui se mouillent dans une eau infectée de ces squales. Tous les ans les requins prélèvent leurs quotas de surfeurs sur les plages sud-africaines. Les nageurs sont rarement dévorés en entier mais ont un bras ou une jambe d'amputée. Je vois au large une ligne de bouées, à environ trois cents mètres du rivage. Elles maintiennent un filet anti-requins censé les empêcher d'approcher des plages. Ils parviennent quand même à passer par-dessous et se retrouvent ensuite prisonniers du côté des baigneurs. Je me souviens des films «Les dents de la mer» et je ne séjourne pas longtemps dans l'eau. Après avoir réussi à éviter les crocodiles du Zambèze, il serait dommage que je finisse dans les estomacs des squales. Les pancartes avertissant de ce danger sont écrites en anglais, en afrikaans et en zoulou et disent que l'on pénètre dans l'eau à nos risques. D'ailleurs dans ce pays tout est à nos risques. Ce genre d'expression est marqué sur les ascenseurs, les escalators, l'entrée des piscines, au zoo, dans les musées et tous les lieux publics en général. Sur les boîtes de condoms, cette phrase doit sûrement figurer en bonne place. Les autorités semblent se dégager de leurs responsabilités. Il ne faut rien faire car tout est dangereux. D'autres pancartes aussi ont fleuri, c'est «All right of admission reserved» (tout droit d'entrée est réservé), sur les vitrines de tous les magasins. Par cette phrase anodine, toute personne ne convenant pas au commerçant peut être expulsé ou ne pas être servi. Cet avertissement remplace finalement les anciennes enseignes «black only» ou «white only» (Noir seulement ou Blanc seulement). La sélection des clients peut toujours se faire en toute légalité. Sinon, je n'ai jamais vu l'emblème de l'apartheid : « réservé aux Blancs ou aux Noirs », dans aucun endroit public ou privé. Le Weell est l'immense centre commercial ultra moderne de Durban, c'est aussi l'endroit de prédilection où se rassemblent tous les jeunes. A l'entrée est installé un peloton de gardiens qui fouillent tous les clients et chacun est obligé de passer au travers un portail électronique qui détecte les métaux comme dans les aéroports. Je regagne ensuite la gare pour réserver les billets de train afin de rejoindre Le Cap. Cette ville est à l'autre extrémité du pays. Le trajet coûte cher et je n'y resterai pas longtemps. Mais aller en Afrique du Sud sans voir Captown, c'est aller à Paris sans voir la Tour Eiffel. J'avais prévu de passer au sud du Lesotho et par les villes de East London et de Port Elisabeth mais pour cela il me faudrait traverser les bantoustans du Transkei et du Ciskei. Pour transiter par Umtata, capitale du Transkei, il est nécessaire de posséder un visa de ce pays fictif délivré à l'ambassade de Pretoria et que je n'ai pas. L'employé comprend que la France ne reconnaît pas ce pays mais il lui est impossible de me délivrer un billet de bus par le Transkei. Aussi, j'achète trois billets de train sur la ligne classique dans des trains de renom. Le Trans-Oranje partira de Durban pour Kimberley où je m'attarderai une journée, puis le train Trans-Karoo me mènera de Kimberley à Captown. Mon dernier parcours sera de Captown à Johannesburg à bord de nouveau du Trans-Karoo. Pour un total de trois mille cinq cents kilomètres je paie environ cent trente euros, ce qui est relativement bon marché par rapport à cette distance où je resterai soixante-trois heures dans ces trains sud-africains. A Durban beaucoup de restaurants rapides sont tenus par des Indiens et un double curry me rassasia. Avec le soir la chaleur se radoucissait rendant l'air enfin respirable. A l'ouest de la plage, des gros navires marchands attendaient pour entrer dans le port. Le va-et-vient de ces gros paquebots devait polluer l'eau dans laquelle s'ébrouaient les nageurs. Sur la promenade bétonnée qui longe la plage, des batteries de toilettes publiques et chimiques sont bien pratiques et surtout gratuites. Ce sont des petites cabanes en plastique vert d'un mètre carré qui donnent finalement une touche de verdure à l'endroit. Avec cette atmosphère de vacances, même la nuit venue des gens errent dans les rues et sur le front de mer en ne vont pas se terrer chez eux comme dans les autres villes de RSA. Durban est bien la ville la plus accueillante et agréable du pays. Je regardais dans la salle commune de l'auberge la télévision dont les programmes sont là aussi très Américanisés. Les spots publicitaires mélangent les enfants blancs et africains en les montrant toujours souriants. Ce sont les seules occasions où je vois des Noirs heureux et riant en Afrique du Sud. Il y a deux chaînes, une en anglais et l'autre en afrikaans. Dans le dortoir, mes collègues de nuit seront Américains, Australiens, Allemands et Anglais. Leur principale occupation à Durban était de surfer toute la journée. Je m'endormais dans une odeur de chaussettes usagées en écoutant la musique des vagues déferlantes sur la plage voisine.
Ce jour sera une journée de repos entre le sable, la mer et le soleil. Il me faut auparavant affronter la débauche de vitalité du centre ville. Devant le front de mer une dizaine de rickshaws d'un genre particulier attendent d'éventuels touristes. Ce sont des Zoulous en habits traditionnels africains, pagnes et plumes, qui ont adopté le pousse-pousse indien comme taxi. Les charrettes de ces rickshaws semblent provenir directement de Calcutta. Les trottoirs devant les hôtels du bord de plage sont envahis par des vendeurs ambulants africains qui proposent de l'artisanat zoulou : Ceintures de cuir, statuettes en bois et autres gris-gris. J'entrais dans le Sea World, le monde de la mer, un vaste aquarium sur la plage. Ses dimensions sont tout de même plus modestes que l'aquarium de Chicago Illinois. Dans une multitude de bassins, toute la faune des mers et des lagons est exposée. Dans une énorme piscine circulaire au centre de l'établissement tournent continuellement de grosses espèces telles que les tortues marines, des thons, des poissons scie, des petits requins ainsi que de gigantesques raies. Un autre bassin n'expose que des requins, animaux familiers de ces côtes. Par d'épaisses vitres les visiteurs peuvent épier l'intimité de ces carnassiers. Soudain je vis un homme au milieu d'eux. Dans une cage de fer immergée parmi ces mangeurs d'hommes, il nettoyait dans une routine de gestes quotidiens et sans aucune frayeur les vitres que les algues envahissaient. Une exposition expliquait le dispositif anti-requins installé le long des côtes. Mais cette protection semble dérisoire au regard du bilan annuel des attaques des requins sur les plages sud-africaines. Sur une carte murale toutes les attaques de squales sont répertoriées et à chaque année correspond son lot de Sud-Africains mangés ou blessés par ces poissons. Les filets anti-requins sont plus psychologiques que pratiques pour parer l'intelligence des requins. Je vais ensuite nager dans une piscine car les rouleaux des plages océanes rendent impossible la nage sans boire quelques tasses salées. Il faisait tellement chaud que le seul endroit viable était l'élément liquide. J'y rencontrais d'autres jeunes de l'auberge de jeunesse. Le soir Durban veille un peu plus tard que Jobourg, Pretoria ou que les autres cités de RSA. Tant qu'il fait jour toute la population est encore dehors. A la nuit les rues se vident progressivement, laissant l'espace public à des gens plus ou moins louches. Des filles noires esseulées et vêtues de façons provocantes arpentent les rues fréquentées dans l'espoir de clients. Des hordes de jeunes noirs en maraude me font me rapprocher de l'auberge de jeunesse dont la proximité me rassure. Les Blancs se font plus rares, se terrent ou se déplacent en voitures, toutes portes sûrement verrouillées. L'esprit balnéaire de la ville sous le soleil où l'apartheid semble une histoire très ancienne se troque le soir et la nuit en une atmosphère de méfiance et de violence. La télévision sud-africaine occupait encore une partie de la soirée. Il est néanmoins intéressant de voir un pays au travers de sa télévision, du choix des programmes offerts et de ses publicités. Les Sud-Africains sont assez pudiques et les interdits visuels sont nombreux. C'est une télévision plutôt à destination des cinq millions de Blancs, de quelques indiens, des métis et d'une infime minorité de Noirs aisés. Le paysan Venda dans sa case n'a que faire des intrigues des séries américaines basées sur le luxe et le profit. En revanche, en matière de violence, les films policiers US contenant des courses poursuites effrénées, des dizaines de meurtres à l'heure, n'ont rien à apprendre aux Noirs de ce pays pour qui cette violence est quotidienne.
Je suis réveillé depuis longtemps mais je n'ose pas bouger car tous les autres dorment encore dans le dortoir. A huit heures le soleil chauffe déjà la pièce. Je descends de mon lit à l'étage supérieur dans le grincement des sommiers. Avant la grosse chaleur je veux voir les quartiers périphériques de la ville. Je suis la rue Smith sur cinq kilomètres et je constate que plus je m'éloigne du centre et plus les habitations sont délabrées. La proche banlieue de Durban est populaire et peuplée d'Africains. Sur un immense marché où je suis le seul Blanc, je sens tous les regards de gens inactifs reposer sur moi. La plupart des femmes africaines ont le visage recouvert d'un masque de terre jaune ou orangé. Ce sont des masques de boue pour le bienfait de l'épiderme ou juste de la terre séchée afin de protéger la peau des rayons du soleil. Les produits proposés sont typiquement africains et les étals de légumes ou de viandes sont peu hygiéniques et rebuteraient une clientèle blanche. Un terminus de bus urbain à fort trafic d'où part un bus par minute est rempli d'une foule très cosmopolite. Les Noirs n'y sont pas majoritaires, ils sont supplantés par les Indiens. Une compagnie de bus affiche son nom sur le flan du véhicule, c'est la Krishna Bus. A son bord, je ne vois que des visages d'indiens et d'indiennes, dont la pigmentation de la peau varie du clair au foncé. En suivant à pied une partie de l'itinéraire de ce bus, je parviens dans le quartier indien. Ces indiens semblent musulmans pour la plupart tant foisonnent les mosquées. Les minarets et les coupoles de ces mosquées me rappellent l'Orient. Les boutiques arborent des vitrines richement garnies de saris somptueux et d'autres robes indiennes dont la couleur safran domine. De nombreux tissus sont brodés de fils d'or. A l'intérieur de ces magasins, souvent de plusieurs étages, ma présence semblait déplacée tant je me serais cru en Inde. Cette communauté est ici d'un niveau social moyen. Ils sont plus riches que les Africains mais plus pauvres que les Blancs. En prévision des nombreuses heures de train qui m'attendent, je recherche de la lecture. Je suis presque surpris de dénicher des livres de poches français dans une grande librairie du centre à des prix d'occasions et donc très abordables. Pendant ces trois jours à Durban, j'avais commencé à prendre des habitudes et allais toujours dans un restaurant où j'étais sûr de bien manger, dans une bonne atmosphère et pour peu de rands. Je passais un peu de temps, assis sur un banc face au City Hall sur la place historique de Churchill Square, en plein centre ville. Cette vieille architecture d'inspiration irlandaise contraste avec les bosquets de palmiers qui bordent l'endroit. Beaucoup de couples traversent cette place, Noirs, Blancs ou Indiens mais jamais mixtes. Une classe scolaire en promenade était disciplinée et les enfants marchaient en ordre par deux. C'était des petites filles de huit ou neuf ans, toutes vêtues d'un uniforme bleu clair et elles étaient absolument toutes blondes aux yeux bleus. L'origine pure de la souche hollandaise était probante. Héritage de la séparation des races, les écoles blanches et noires sont toujours distinctes, à de très rares exceptions près. L'enseignement n'est pas le même suivant la couleur de peau et les chances de réussites futures sont truquées dès l'enfance.
Je regagne assez tôt la gare. Elle a un style très impersonnel et ses dimensions gigantesques font que je m'y perds facilement. Ce sera mon premier trajet en train sur le réseau ferré sud-africain. Sur le quai, tous les voyageurs qui attendent sont Blancs, âgés pour la plupart. Je suis seul et le resterai pour tout le parcours jusqu'au Cap. Je passerai donc mes deux prochaines nuits dans les trains, entrecoupées d'une journée à Kimberley. Après une douzaine de jours en Afrique Noire, j'ai le sentiment de m'être reposé à Durban. A dix-sept heures trente, le train laisse Durban derrière lui, déjà assoupie dans une demi-pénombre. A l'extérieur tout est sombre et absorbé par l'obscurité totale. Le train est très propre, à l'instar des wagons des Zimbabwe Railways. La moquette est présente aussi bien dans le couloir que dans le compartiment. Aux heures des repas, un employé Noir en jacket fait tinter une clochette annonçant le début du service de restauration. Un autre employé questionne tous les voyageurs pour prendre en note les commandes. A chaque arrêt un cheminot, toujours de couleur, essuie consciencieusement toutes les bringuebales d'accès aux voitures. Une marche en bois est parfois positionnée sous le marchepied, palliant un quai trop court ou son absence.
C'est le tintement aigu de la clochette maniée énergiquement qui me réveilla en annonçant le breakfast. Il n'est que six heures et le soleil inonde déjà de lumière la campagne de l'Etat Libre d'Orange. Des plaines arides succèdent aux contrées plus riches comme l'attestent les cultures. Ce paysage est plat et bien peu Africain. Les habitations sont dispersées et les villages africains inexistants, du moins au bord de la voie. Dans la nuit, le convoi a contourné par le nord le Lesotho. Bloemfontein est la capitale de la province d'Orange, état Afrikaans qui fut pendant quelques années indépendant au début du vingtième siècle. Bloemfontein est maintenant la capitale judiciaire de RSA. Son nom fut connu lors des sanglantes émeutes raciales qu'a connu le pays. Un dépôt où de nombreuses motrices électriques attendent prouve la modernité des chemins de fer sud-africains bien que la plus grande partie de ce parcours soit effectuée en traction diesel. A la sortie de la gare de Bloemfontein, je vis un vaste camp de cabanes cerné par des barbelés. Des milliers de gens habitaient dans ce ghetto, l'unique que je verrais dans le pays. A l'inverse des habitations noires que je vis dans les autres banlieues, ces cabanes ci n'ont ni l'eau ni l'électricité et les gens semblent errer dans la poussière, sans occupation. Ils n'ont peut-être pas le droit de sortir de ce camp. Deux heures plus tard, vers midi, je descends du train à Kimberley. Dans le Nord de la province du Cap, c'est la cinquième ville du pays et le cœur historique de la richesse sud-africaine par ses nombreuses mines de diamant. La compagnie De Beers est le plus grand employeur de la région, sinon du pays. Les pancartes dans la gare sont toutes écrites en alphabet Gothique, ce qui révèle la création Afrikaner de la ville et son attachement à la culture hollandaise et germanique. La chaleur est étouffante et trois pluies chaudes d'orages me doucheront dans la journée. Débarrassé de mon sac en consigne, j'ai toute l'après-midi et une partie de la soirée pour connaître cette ville, ce qui est amplement suffisant. L'office du tourisme est dans le plus pur style britannique et très peu de choses sont proposées malgré les dorures et le bois vermoulu. Un tramway flambant neuf, réplique exacte d'un ancien transport en commun, permet d'accéder à la vieille mine De Beers. Les gens qui montent avec moi sont tous des touristes blancs et blonds. La distance de deux kilomètres ne justifie pas la construction de ce tramway. Dès la dernière barre des maisons franchie, le regard plonge dans le plus grand trou jamais creusé par des mains d'hommes, c'est le Big Hole, le Grand Trou. Une partie de la mine est reconstruite pour les visiteurs qui peuvent s'initier au maniement de la bâtée et d'autres ustensiles miniers. Deux tonnes et demie de diamants ont été sorties de ce trou à ciel ouvert. Depuis 1914 cette mine est abandonnée et un lac a prit possession du fond. Une autre mine De Beers, moins touristique, est toujours en activité de l'autre côté de la ville près de la voie ferrée, dont j'ai aperçu la gigantesque cavité à mon arrivée à Kimberley. Un belvédère grillagé permet d'être au-dessus de l'énorme gouffre et d'en admirer son immensité. Ses dimensions sont d'un kilomètre de profondeur et de mille six cents mètres de circonférence. Les constructions de Kimberley qui se découpent sur l'horizon paraissent minuscules par rapport au trou en premier plan. Je regarde sur le sol, parmi les cailloux, dans l'espoir dément de trouver un diamant égaré mais le filon semble épuisé. Un musée de la mine ainsi qu'une ville minière sont reconstitués mais leurs vocations trop touristiques me font refluer en ville à pied. Pour une des plus grandes cités sud-africaines, Kimberley me paraît de taille très réduite. Pendant le reste de la journée, j'ai rapidement parcouru toute la ville. Dans un cimetière, le monument aux morts affiche les dates des deux guerres mondiales auxquelles la RSA a participé aux côtés des Alliés, après quelques tergiversations qui tendaient à la rapprocher des Allemands. Les dates de la première guerre sont 1914 et 1919, soit une année de plus qu'en Europe. La RSA avait à cette époque conquit le Sud Ouest Africain, alors colonie allemande qu'elle a conservée jusqu'en 1990. Dans des quartiers datant de l'origine de la ville, les vieilles demeures ont hébergé les plus grands hommes du pays. Les jacarandas en fleurs ainsi que des bougainvilliers donnent une atmosphère provinciale à la ville. Pendant les averses de pluie, je me réfugie dans les grands magasins. Il n'y a que peu de différences entre ces centres commerciaux et ceux de l'Europe. Je continue à comptabiliser les grandes marques internationales qui ne boycottent pas l'Afrique du Sud. A partir de cette année, grâce aux élections du début du mois, la RSA ne sera plus au banc des nations et les opérations de boycott n'auront plus lieu d'être. Kimberley a des allures de petite ville à majorité blanche. Les restaurants sont peu nombreux. Certaines gargotes populaires n'ont que des clients noirs attablés et aux airs farouches. Je n'ose pas y pénétrer. Je veux absolument éviter les hamburgers, j'entre dans une guinguette tenue par des indiens mélangés. Il est trop tôt pour dîner mais devant mon désir exprimé, on me confectionne un bon petit plat de riz et de curry de mouton. Ce met de choix m'est servi dans une assiette en plastique de propreté douteuse. L'unique table en bois de grande longueur me fait plus penser à une cantine. Deux enfants métis s'assoient en face de moi et me regardent, en silence, m'attaquer au mouton. Lorsque je partirai, d'un regard en arrière, je verrai un peu peiné, ces enfants finir mes os en les léchant afin qu'il ne reste plus une seule fibre de viande dessus. Habitué à ne pas traîner dehors la nuit en RSA par mesure de sécurité, dès que l'obscurité recouvre toute la ville, je vais attendre à la gare. Une fine pluie tropicale tiède me trempe et me procure une sensation agréable. Le tableau de départ des trains n'annonce que huit trains quotidiens en partance de Kimberley. C'est très peu pour une cité de cette importance, mais suffisant par rapport à la faible population blanche de la région. Mon train, le Trans-Karoo, est annoncé avec un retard de deux heures. Sur le quai principal un train de prestige s'arrête quinze minutes. C'est le Blue Train ou Train Bleu qui effectue la liaison Le Cap-Pretoria. Ce train de luxe coûte beaucoup plus cher que l'avion sur cette relation, environ quatre cent cinquante euros pour un trajet simple. Les passagers qui descendent momentanément des voitures luxueuses sont bien entendu tous des Blancs, en smokings ou robes du soir de haute couture. La classe est unique, non inscrite mais supérieur à la première. Conformément à son nom, tout le train est de couleur bleue, il comporte trois voitures restaurant. Les compartiments sont en acajous ou autres bois précieux et vernis. Les dentelles pendent élégamment aux fenêtres, les lampes richement décorées sur les tables massives font de ce train une croisière de rêve peu ordinaire et totalement hors de portée de ma bourse. Je croiserai de nouveau le chemin de ce train entre Jobourg et Pretoria. Je dois me présenter au chef de gare pour ma réservation de couchette car je prends le train en cours de route. Il est près de minuit lorsque je pars, couché, en direction du Cap de Bonne Espérance.
LE CAP - TRANSVAAL
Toute cette nuit je serai seul dans mon compartiment. La porte des compartiments se verrouille de deux façons pour plus de sécurité. Je suis réveillé à huit heures trente par la clarté extérieure. J'ai les yeux rivés sur la vitre afin de voir le paysage de cette région de l'Afrique. La campagne est semi-désertique et quelquefois c'est complètement le désert. C'est la région aride du Grand-Karoo. Il n'y a aucune ville et les villages très disséminés ne sont pas assez importants pour que le train s'y arrête. Les cultures sont absentes, les herbes jaunes dominent la flore. Je crois avoir vu une autruche s'enfuyant au loin, apeurée par le train, c'est en tout cas la terre de ces grands oiseaux qui y vivent à l'état semi-sauvage. Plus au sud le Petit Karoo doit être moins désertique car plus proche du littoral. Le désert s'estompe au fur et à mesure que le train s'approche du Cap et les coteaux pelés se couvrent de vignes. La province du Cap est une région viticole, les pieds de vignes ont été apportés par les immigrants français. La vitesse du convoi n'est jamais très excessive et j'estime la vitesse commerciale à environ soixante kilomètres à l'heure. Une des villes principales où le train marque un arrêt est Huguenot, du nom d'une communauté française qui s'est établie ici voilà deux siècles, fuyant l'Edit de Nantes contre les protestants. Les Sud-africains aux patronymes français ont de nombreuses fermes par ici. A part leurs noms, il ne leur reste plus rien de Français car ils ont été tout à fait assimilés, au besoin par la force. Les Hollandais leur interdisaient l'usage du français. Dans ces gares au milieu des vignes, les vendeurs sur les quais proposent des grappes de raisin blanc. Le ciel était d'un bleu vierge de nuage et la chaleur commençait à devenir torride. Bellville, autre nom français de cette ligne marque le début de la banlieue du Cap. La population noire est majoritaire à attendre sur les quais. Au loin se découpe sur l'horizon une montagne à la forme caractéristique : La Montagne de la Table, qui domine la ville du Cap. La voie ferrée la contourne et dans un enchevêtrement de caténaires, notre train blanc et orange termine sa course sous la verrière de la gare du Cap. Le train a rattrapé ses deux heures de retard. Il est près de quatorze heures. Il y a peu d'animation dans cette gare. Un panneau annonce les horaires pour aller à Windhoek, capitale de Namibie, que l'on atteint en trente heures de train. Si je disposais d'assez de temps, il ne fait aucun doute que je m'y rendrai. Je ne m'éternise pas dans cette gare, je dois rechercher un toit pour les deux nuits prochaines. Je prévois en effet de séjourner au Cap pendant trois jours. Dès que je suis dans la rue, je me rends compte que la ville est déserte. Nous sommes pourtant samedi et en début d'après-midi. Tous les commerces, restaurants et lieux habituels de vie sont fermés. C'est ce même état de la ville que j'aurai pendant ces trois jours. En effet, c'est le début du long week-end de Pâques et cette fête religieuse est apparemment très suivie ici. Je n'aurai pas d'autre vision que cette ville du Cap, Captown ou Kaapstad (en anglais et en afrikaans), que ces rues et ces avenues entièrement en léthargie. Vivre dans une ville morte n'est pas réjouissant mais je n'ai guère d'autre choix car ma réservation de train est faite. Ce détour par le Cap m'a coûté cher mais il est indispensable de connaître un minimum cette cité si l'on veut se familiariser avec la RSA. Avec un plan sommaire de la ville obtenu à Durban, je me rends au Crashpad «The Pack», logement en dortoirs à prix économique. Les chambrées sont de quinze lits, garçons et filles mélangés et en nombre égal. Les Allemands sont largement en nombre supérieur. Je dormirais deux nuits au-dessus d'une Teutonne. Elles ont les mœurs assez libres et les idées larges si bien qu'elles vaquent dans le dortoir qu'en slip et soutien-gorge. Je ne m'y oppose pas ! Ce paysage vu de mon lit valait en splendeur les reliefs du paysage que j'apercevais du train. Nous disposions d'une télévision, d'une bibliothèque et même d'une piscine avec vue sur la montagne de la Table. Je trouvais des livres en français abandonnés par des francophones me précédant. Des nuages cernaient la Montagne de la Table en un voile de mariée. J'entreprenais de m'y rendre. Je commence par suivre les rues fort escarpées qui rejoignent la route menant au pied du téléphérique. J'improvise des raccourcis mais ce n'est pas une bonne idée car je suis vite prisonnier des broussailles et des ronces. La vue sur le Cap est néanmoins formidable. En dix minutes le téléphérique me hisse sans effort au sommet de la Table. Je suis passé en peu de temps de l'altitude de dix mètres à celle de mille quatre-vingt-sept mètres. De cette hauteur la ville du Cap me paraît très étroite et peu importante, coincée entre océan et montagnes. La pureté de l'air et les nuages qui se sont dissipés raccourci les distances. Au large je distingue l'île de Rubben où est situé le pénitencier qui incarcéra un quart de siècle Nelson Mandela. Les cargos, simples coquilles de noix à cette distance, attendent devant le port à l'ouest de la cité. La richesse du Cap vient avant tout de la mer. Tous les visiteurs au sommet de cette montagne sont Blancs, le tourisme est une invention des nantis, Les gens de couleurs Sud-Africains ont d'autres préoccupations. La montagne de la Table est un plateau étonnamment plat, constitué en réserve naturelle. D'un seul regard je vois deux océans, à l'ouest c'est l'Atlantique et plus à l'est c'est l'océan Indien. Je ne distingue pas le Cap de Bonne Espérance, seulement le début de l'avancée de son isthme tortueux. Je me fais un ami, vert celui-là car c'est un gros lézard, sorte de caméléon de trente centimètres de longueur qui se laisse approcher et photographier en adoptant diverses poses sans aucune crainte. Avant que le soleil ne sombre dans l'Atlantique, le téléphérique me dépose à flan de montagne en un zooming de vues sur le Cap. La descente vers le centre ville est plus rapide que l'aller car je me laisse emporter par la gravité en courant dans les rues en fortes pentes. Malgré le peu de personnes que je croise, le Cap est plutôt une ville blanche. Les restaurants sont rares et ceux qui sont ouverts ne sont pas bon marché. Une pizzeria me sauva d'une disette par une énorme pizza que je ne parviendrai même pas à achever. J'étais l'unique client, le patron semblait désireux de converser avec un Européen. Mon anglais ne me permettait pas un dialogue soutenu et j'avais hâte de rentrer au Crashpad car l'obscurité de la ville alliée aux rues désertes ne me sécurisait pas. Je m'endormais en lisant un livre en français. Lire n'importe quoi en français me remontait le moral car en vingt-trois jours je n'ai jamais eu l'occasion de parler dans cette langue. J'avais vraiment l'impression d'être coupé de tout.
Je suis dehors dès huit heures pour profiter un maximum de ma journée au Cap. La montagne de la Table est sans nuage et toujours aussi majestueuse sur fond de ciel azur. En ville tout est fermé à l'exception d'un Woolworth, point de convergences des rares promeneurs. A la vitrine des bureaux d'un journal, des photos du rallye TSO Paris-Le Cap sont exposées. Les concurrents se sont retrouvés ici, au terminus de cette course transafricaine il y a deux mois. A Dakar ou au Cap, je croise souvent ce rallye malgré moi. Un groupe de musiciens africains anime une rue piétonne exsangue de piétons. Les percussions et les chants monosyllabes évoquent les traditions africaines. Mais ce qui me surprend est que la majorité des gens que je croise ne sont ni Blanc ni Noir. En toge blanche et bonnet dentelé sur la tête, en famille ils marchent rapidement. Je suis un de ces groupes qui au fil des rues augmente d'individus. Tous se rendent à une mosquée. Ce sont les fameux Malais du Cap, ethnie immigrée au siècle dernier et très représentative de cette région. Ils ne proviennent pas tous de Malaisie mais le classement des races selon les normes sud-africaines les distingue ainsi. A pied, la cité du Cap est vite parcourue, surtout en l'absence de toute source de curiosité. Les environs de la gare sont percés d'un réseau de galeries commerçantes sur trois niveaux comptant plusieurs centaines de boutiques. Des policiers armés y patrouillent en permanence, délogeant momentanément les nombreux clochards installés dans ce confort précaire. Dans ce centre commercial ultra moderne, des vielles pierres témoignent du passé de la ville. Un vieux réservoir d'eau en ruine a, paraît-il, été construit par les Anglais en 1652. C'est la plus ancienne trace des européens dans la région et de vestige humain. Cela légitime la possession du sol sud-africain par les descendants Européens, aux yeux des Sud-Africains blancs actuels. La ville du Cap est en retrait par rapport aux autres grandes métropoles de RSA. C'est la capitale législative du pays. Toute la province du Cap est à majorité anglophone même si tout est traduit en anglais puis en afrikaans, à l'inverse des trois autres provinces où l'afrikaans est en premier. Je m'achète deux gâteaux à la viande, des «Pies», que je vais consommer sur le port au milieu des mouettes rieuses qui finissent par partager mon maigre repas. Le temps de revenir au dortoir prendre les plans et cartes de la région et je retourne à la gare pour une destination que je choisis au hasard dans la banlieue du Cap. J'opte d'aller à Simonstown/Simonstad, la ville balnéaire la plus au sud de la péninsule en direction du Cap de Bonne Espérance. Je désire un ticket de seconde classe mais la deuxième classe n'existe pas dans les trains de banlieue en RSA. Il ne me reste plus qu'à opter pour la première classe car les troisièmes sont plutôt réservées aux Noirs et les billets ne sont pas délivrés par les guichets de cette gare. La gare spéciale pour les troisièmes classes est plus en dégagement, en dehors de ces quais. Des panneaux géants interdisent même l'accès de la gare des premières et secondes classes, à usage non exclusif des Blancs, aux porteurs des titres de voyages de troisième. Je me fais sommairement expliquer cela par l'employé des Spoornet, des chemins de fer SA. Le fait que je sois Français l'intéresse et lorsque je lui avoue travailler dans les Frenchs Railways, il me parle plus franchement mais je dois prendre le premier train. Je le reverrai le lendemain lors de mon départ du Cap et nous échangerons un bonjour entre collègue. J'avais comme une barrière psychologique à parler avec ces Sud-Africains. Si de l'extérieur je suis Blanc, dans ma tête je suis un peu Noir. En première classe, j'étais finalement un des seuls Blancs à emprunter ce train. La population noire a largement accès à cette classe. La ségrégation se fait dorénavant plus par l'argent que par la race. L'Afrique du Sud est en passe de devenir une nation comme une autre. L'enseigne d'une boutique me stupéfia : Le cabinet d'un dentiste était doublé d'un commerce de boucherie. Depuis le début de ce voyage, j'avais remarqué que souvent les Africains portent leurs doigts dans leur nez pour un nettoyage de celui-ci en profondeur, sans grande discrétion. Tous les jours je voyais ces scènes se répéter et aujourd'hui encore, devant moi sur la banquette, un jeune Bantou se récure ses narines allègrement, sans aucune gêne, comme si c'était une action aussi banale que de respirer. Dans une foule, partout où je portais mon regard, je voyais au moins un Africain faire cela. L'isthme est traversé rapidement puis la voie se faufile le long du rivage. Les petites stations balnéaires se succèdent, bâties de somptueuses résidences pour l'élite de la cité. Les plages sont envahies par les représentants de toutes les communautés. La mer d'une eau limpide semble assez froide. Sur le bord des plages, des bungalows pour se changer s'alignent sagement. Ils sont en bois et de couleurs vives, rouge, jaune, vert ou bleu et me rappellent beaucoup les plages de la mer du Nord, des Pays-Bas ou du Danemark. Je ne sais pas à quelle gare descendre, aussi je vais au terminus. Simon's Town est une petite ville et une base navale militaire où photographier les navires de guerre est proscrit et cette interdiction est souvent rappelée par des affiches. Je compte une dizaine de bateaux gris, puissamment armés de canons qui dépassent de la silhouette des bâtiments. Au sud de la ville commence le parc naturel de Bonne Espérance. Il faut un véhicule pour se rendre à ce cap car à pied il me faudrait une demi-journée pour l'atteindre. Le Cap de Bonne Espérance, Good Hope, n'est pas le point le plus méridional de l'Afrique. Le point le plus austral de cet immense continent est le Cap Agulhas, à plus de cent kilomètres à l'est de Captown. Le Cap de Bonne Espérance, à seulement sept ou huit kilomètres d'où je suis, fut aussi appelé le Cap des Tempêtes par les premiers navigateurs. Une foire des antiquaires sur le port n'attire que des Blancs, âgés comme les objets proposés. A la gare en terminus, je vois le mécanicien «changer de bout». J'ai une grande envie de l'accompagner mais le contact de la langue n'est pas aisé et dans le climat de méfiance qui prévaut, un étranger n'est pas forcément le bienvenu. Comment lui faire comprendre que je fais le même travail que lui ? Des panneaux publicitaires vantent des sodas américains au parfum de coca montrant des familles africaines en train de rire. Le train, un des derniers de la journée est rempli. En première classe ce sont des Blancs qui regagnent les beaux quartiers du Cap et en troisième une foule d'Africains rejoint les cités dortoirs du nord de l'agglomération. Captown downtown est toujours aussi paisible et ce dimanche soir les rues sont encore plus désertes que la veille. A l'exception toutefois des environs de la gare où un marché africain est installé dans la poussière, sans beaucoup d'hygiène. Je m'y procure à bon marché du ravitaillement pour le lendemain que je passerai dans le train. Les Blancs semblent bouder ces concentrations africaines, si riches en couleurs et en vie, car je suis le seul Européen à humer les bonnes odeurs typiques des étals africains. Dans le dortoir, les Allemands ne paraissent pas avoir bougé de leur lit de toute la journée, sachant pertinemment qu'il n'y a rien à faire.
Je me réveille de bonne heure, reposé néanmoins car on se couche tôt en RSA et je me lève sans bruit malgré le grincement des sommiers superposés. Je m'habille dans la semi-obscurité en confondant mes chaussettes, pourtant reconnaissables à l'odeur, avec celles de ma voisine Germanique qui a dormi sous moi. Sur le chemin de la gare, je me remplis l'estomac de saucisses achetées au seul commerce ouvert. Les rues du Cap sont pour la troisième journée consécutive livrées au seul passage du vent. Les uniques personnes que je vis furent un groupe de Skinheads. Je changeais vite de trottoir et ralentissais mon allure afin de les distancer. Les cheveux rasés, les épingles sur leurs blousons noirs et leurs rangers ne me disaient rien de bon. Leur présence aussi tôt dans la ville signifiait que leur état d'alcoolémie était avancé et aggravé par une nuit sans sommeil. Le vieux centre du Cap, aux balcons en fer forgés et peints en blanc me rappelle un peu le quartier français de la Nouvelle Orléans. Pourtant ce sont les Anglais qui ont donné cette architecture à Captown. Il est huit heures du matin mais tous les habitants font la grâce matinée en ce lundi de Pâques. Mon train, le Trans-Karoo Express, part à neuf heures vingt en direction de Johannesburg. Je salue une dernière fois mon collègue sud-africain, le même que la veille, devant son guichet. Le convoi comporte vingt voitures dans le même style que mes deux longs déplacements précédents en train. Nous serons deux dans le compartiment jusqu'à Beaufort West, une bourgade désolée en plein Karoo. C'est un jeune de vingt ans, parlant peu, qui achètera et mangera des grappes de raisin blanc à chaque gare. L'itinéraire est le même qu'à l'aller jusqu'à Kimberley, en traversant de nouveau mais de jour le désert du Grand Karoo. Par ici il semble ne jamais pleuvoir tant l'herbe est rare et sèche. Curieusement, je ne vois pas de poignée de signal d'alarme pour arrêter le train en cas d'urgence, en dépit de la sécurité. Trois installations près de la voie sont sévèrement gardées par plusieurs rangées de barbelés et des gardes armés. Dans le train aussi, un paramilitaire escorte le convoi, revolver dans sa ceinture. A intervalles réguliers, un balayeur en liquette vient épousseter le compartiment. Toute cette région de la province du Cap est très peu peuplée, aussi bien par les Européens que par les Africains. Ce sera la journée du voyage la plus économique où j'aurais le moins dépensé, juste quatre rands ce matin pour le petit déjeuner, soit un euro et demi. A Beaufort West mon compagnon de compartiment descend en plein bush, dans une ville écrasée sous le soleil. La nuit survient, je me calfeutre dans le compartiment. Je regrettais les troisièmes classes du Botswana car même si les conditions du voyage populaire étaient rudes, les contacts humains étaient très riches. Ici, être tout seul dans des secondes classes au confort certain était bien triste. A De Aar, deux Sud-Africains tambourinèrent à ma porte doublement verrouillée. Ils me questionnèrent en afrikaans et je leur répondis en anglais. Je sentis à leur intonation qu'ils se moquèrent de moi en tant qu’Anglophone. Je constatais une fois de plus cet antagonisme entre Afrikaners et Anglophones. Il est vrai qu'au début du vingtième siècle, pendant les deux guerres des Boers, les Anglais avaient inventé les premiers camps de concentration, de même que le barbelé. Ils y parquaient les descendants des Hollandais et les pionniers du Transwaal. Beaucoup de femmes et d'enfants Afrikaners sont décédés dans ces camps de la mort pendant que les hommes Afrikaners se battaient vaillamment contre l'occupant anglais. La haine entre les deux parties n'est peut-être pas tout à fait éteinte. Ces deux passagers descendirent au milieu de la nuit sans que je ne m'en rende compte. Lors des réservations de couchettes, il faut préciser si on est un homme ou une femme. Excepté les familles et les couples, les deux sexes voyagent dans des compartiments différents, de même que les races il y a deux ans. Cela exclu toutes mes chances d'être accompagné par une belle blonde d'Afrikaners.
Je suis encore réveillé à six heures par la cloche stridente du garçon de la voiture restaurant. Durant la nuit, le paysage a changé. L'immense plaine jaune du Grand Karoo, prolongement Sud du désert du Kalahari, a troqué son image aride par un quadrillage de champs verts, de forêts et de centres d'habitations plus importants. Les terrils jaunes, déchets des mines d'or, sont de plus en plus nombreux et annoncent l'arrivée imminente au terminus du train, à Johannesburg. Il est dix heures, je suis donc resté dans ce train plus de vingt-quatre heures pour un parcours de mille cinq cent cinquante kilomètres. Ces parcours en trains aseptisés en Afrique du Sud ne m'ont vraiment rien apporté ni appris, le train est un moyen de transport à éviter pour se déplacer dans ce pays. Contrairement à ce que je pensais, il n'existe plus de trains commerciaux à vapeur en RSA, seulement quelques-uns pour les touristes sur de faibles parcours. Avec le boycott des produits pétroliers et la richesse du pays en charbon, la vapeur représente une énergie économique. L'Afrique du Sud a inventé et développé la transformation du charbon en carburant liquide accepté par les moteurs diesels. Ils n'avaient pas de pétrole, ils ont eut cette idée, même si cette savante opération coûte plus cher que le pétrole. Je vais tout d'abord faire confirmer mon billet d'avion pour plus de sécurité à la tour Carlton, le plus haut édifice de la ville. Je ne tiens absolument pas à rester plus longtemps que prévu dans ce pays. J'en profite pour me procurer un bon plan de la cité et une carte de Pretoria quelques étages plus bas. Je me renseigne aussi sur les possibilités de dormir dans l'aéroport Ian Smuth car mon vol après-demain décolle à huit heures trente, aussi je dois être sur place dès six heures. Il serait stupide de payer un hébergement pour se lever à cinq heures du matin et les transports urbains à ce moment doivent être rares et dangereux. Je décide donc de rester encore une nuit à Jobourg puis le lendemain j'irai à Pretoria d'où je repartirai le soir pour passer la nuit dans l'aéroport. Il est difficile de trouver un gîte convenable, c'est à dire bon marché, à Jobourg. J'opte pour l'hébergement le moins cher de la ville et le plus accueillant. C'est l'auberge de jeunesse de Fairview, un peu excentrée à la périphérie de la ville. A l'idée d'être seul dans une sinistre chambre d'hôtel me donne le cafard tandis que dans une auberge de jeunesse, il y est impossible d'avoir cinq minutes d'intimité dans les dortoirs surchargés. En suivant Commissionner Street et mon plan, en plus d'une heure de marche j'atteins l'auberge qui est difficilement repérable par sa petitesse. Le bâtiment laisse plutôt à désirer par son mauvais entretient. Il n'y a personne, je dépose mon sac dans un coin de la cuisine collective et repars en ville par le bus urbain. Ce type d'hébergement n'est conçu que pour les nuitées. Ils sont en général fermés le jour, ce qui oblige au moins les gens à sortir et ne pas restés vautrer dans un lit à longueur de journée. Je déteste Johannesburg mais je n'ai pas d'autre choix que d'errer de nouveau dans ces avenues rectilignes et anonymes. J'arpente encore le quartier de Hillbrow très populaire où souvent de jeunes Africains me toisent d'un sourire narquois. Le quartier est un peu dépravé comme l'attestent quelques sex-shops aux devantures plutôt pudiques. En matière de sexe, la RSA reste chaste, sans doute aidée par une population très religieuse, toutes races confondues. Un hamburger était un repas trop fade pour moi. Dans une gargote africaine, j'ai le bonheur de me délecter de riz et d'un carry de poulet, attablé au milieu d'autres convives Africains qui mangent avec leurs doigts en recrachant les os par terre. C'est un milieu sans gêne que j'apprécie. Je me retrouve dans Joubert Parc parmi sa population de promeneurs si peu sympathiques. Vers seize heures déjà, les boutiques des grandes artères commerçantes de Market et Commissionner street ferment et la population blanche des bureaux se vide dehors. Avec l'embauche du matin, ce sont les moments où les Blancs sont majoritaires dans le centre de Jobourg. Blancs et Noirs sont un temps mélangés, je ne suis plus la seule tache claire et la ville me paraît moins hostile. Seize heures trente est l'instant de grande affluence aux arrêts de bus. Les passagers des bus sont quelquefois amalgamés mais en général les bus sont à majorité blanche à quatre-vingt-dix pour cent ou totalement noire. Les bus, suivant qu'ils transportent des Européens ou des Africains ne vont pas dans les mêmes directions. Bien que de plus en plus d'Africains aient un statut égal aux Blancs et que leurs lieux d'habitations ne sont plus imposés et réservés suivant l'appartenance ethnique. A dix-sept heures, tous les commerces sont clos et la fièvre des rues commerçantes commence à s'apaiser par des trottoirs qui deviennent rapidement vides. Certaines lignes de bus affichent leur dernier départ peu après dix-sept heures. Mon dernier bus pour rejoindre Fairview et l'auberge est à dix-huit heures, ce qui est extrêmement tôt. Je le prenais car après cette heure, à l'instar d'un couvre-feu, le centre ville est livré à une faune peu recommandable. C'est un bus à Impérial d'aspect British. La mère aubergiste est une Africaine très cordiale. Sur la trentaine de jeunes qui habitent pour quelques nuits ici, il n'y a qu'un seul Africain, un jeune Zimbabwéen à l'allure de Raggee-man jamaïquain. A l'inverse du Cap, garçons et filles sont sévèrement séparés dans des dortoirs distincts. Chacun confectionne son repas individuellement ou en groupe. Nous veillons assez tard sur la terrasse mais malheureusement je me mêle peu aux conversations, mon anglais est vraiment à améliorer. Ici, la majorité est composée d'Australiens et de Néo-zélandais, tous sont étudiants. La moyenne d'âge est jeune, je suis sûrement le doyen mais cela ne se voit pas encore trop, du moins je l'espère. Il fut un temps ou j'étais le plus jeune dans ce genre d'auberge, mais le temps s'écoule inexorablement. Fairview est sur une hauteur et le panorama sur une partie de Jobourg est superbe, c'est une constellation de lumières qui s'étend à l'infini. Aux informations télévisées, je comprends juste que Winnie Mandela et Nelson ne s'entendent plus et qu'ils vivent désormais séparés. La joie des locaux collectifs est qu'il faut attendre et faire la queue en ordre pour s'approprier la salle de bain. Mais à se faire précéder par une jeune et jolie Néo-zélandaise qui s'est abondamment parfumée n'a rien de désagréable lorsque sous la douche les relents de son parfum embaument encore la pièce. Le sommeil semble avoir du mal à terrasser mes équipiers de chambrée. Jusqu'à très tard la lumière brillera car il suffit qu'un seul désire lire pour importuner dix dormeurs. Je suis une fois de plus sur le lit supérieur, en première ligne pour les piqûres de moustiques. Mon voisin du dessous est Australien et fait l'incroyable effort de parler lentement pour que je comprenne sa conversation. Peu d'Anglophones font cela et s'étonnent ensuite de mon incompréhension.
Qui se couche tard, se lève tard ! Réveillé depuis six heures, je dois attendre huit heures pour me lever afin de ne contrarier personne. Je plie mes couvertures et d'un good-bye collectif accompagné par le serrage d'une demi-douzaine de mains, je pars. Par le bus urbain qui m'est maintenant familier, je rejoins la gare. Pour aller à Pretoria j'ai le choix entre la première et la troisième classe. J'opte pour la première solution qui me paraît plus adéquat mais dont le confort est équivalent aux secondes des normes européennes. Le prix est d'environ de trois euros pour une heure prévue de transport. C'est une rame de la banlieue de Johannesburg aux couleurs caractéristiques jaune et orange. Une plaque atteste sa fabrication anglaise à Birmingham en 1957. Vers dix heures je laisse derrière moi sans absolument aucun regret Johannesburg et son atmosphère putrescible. Le Witwatersrand entre Jobourg et Pretoria est une vaste zone habitée où les villes aux consonances flamandes se succèdent sans limites précises. Cette voie ferrée ne sillonne pas de grosses concentrations africaines, plus communément appelées ghetto. Aucune des maisons contiguës à la voie ne sont délabrées ou affichent une apparence pauvre. Au contraire, c'est une région riche de cultures et de mines d'or. En amont d'une grande gare précédée d'un vaste faisceau de triage, notre rame s'immobilise et semble ne plus vouloir repartir. Le train est en panne. Je passe ma tête à la fenêtre et je vois des dizaines de têtes africaines qui font de même. Le pantographe monte et descend, le conducteur s'assure qu'il fonctionne. Le mécanicien, toujours un Blanc, descend de la cabine de conduite, caisse à outils à la main et se dirige vers un poteau planté entre les voies. Il sort de sa sacoche un téléphone portatif qu'il branche à cette borne pour communiquer sa détresse. Les téléphones de voie implantés à demeure seraient sans doute cassés ou volés. Enfin, après trois quarts d'heure de patience et d'ingéniosité de l'agent de conduite, la rame se remet en mouvement pour effectuer les trois cents mètres qui nous séparent des quais. Une nouvelle attente indécise nous fige dans cette gare mais la rame n'est pas échangée, elle nous mènera tout de même à Pretoria vers midi. Peu avant le terminus, je vois de nouveau le Train Bleu nous croiser dans sa course vers le Cap. Pretoria n'est pas une très grande ville. Elle ne compte pas de hautes tours comme sa voisine Jobourg. C'est une ville conviviale, presque provinciale bien qu'elle soit la capitale administrative du pays. La RSA totalise en effet trois capitales : Le Cap pour le législatif et le parlement, Boemfontein pour le judiciaire et Pretoria pour les Ambassades et le président. Cette fonction administrative lui vaut d'être la seule ville à majorité résidentielle blanche de RSA. C'est vrai, je n'ai plus la sensation d'être l'unique Blanc au milieu d'une marée d'Africains antipathiques à mon égard. Je ne pense quand même pas à dire que je suis parmi les miens car je ne m'identifie pas à ces purs Afrikaners blonds. La population africaine est présente mais en si petit nombre qu'ils passent pour des étrangers. Je descends l'avenue principale face au bâtiment ferroviaire. J'entre dans une boutique d'objets africains. Ici se vend une peau de lion pour plus de cinq cents euros, une peau de python et des peaux de springboks à soixante-dix euros pièce. A ce prix là, la gazelle springbok qui est l'emblème de ce pays ne vaut pas cher. J'avais bien l'intention de rapporter un quelconque trophée en souvenir, mais ces macabres peaux m'en dissuadent. La place centrale de Pretoria est bordée de constructions basses à l'architecture typique hollandaise avec les frontons et les briques rouges. Je me croyais tout à fait dans une ville de Hollande. Toutes les statues sont à la gloire des Afrikaners et à leur formidable Treck en chariots au début du siècle qui les menèrent par ici, de ce côté de la rivière Vaal, poussé par l'armée britannique. Les héros de l'histoire des Afrikaners sont les fondateurs de la ville, dont Marthinus Pretoria qui lui donna le nom de son père, vainqueur de la bataille de Blood river sur les Zoulous. La statue au centre de la place principale est celle de Paul Kruger, premier président de la république du Transvaal. La ville de Pretoria est très plaisante, la circulation automobile peu effrénée. L'ardent soleil est atténué par l'altitude de mille trois cents mètres et par des rangées d'arbres aux fleurs rouges, des jacarandas. Leurs larges branches dispensent généreusement de l'ombre sur les trottoirs. J'opte pour une allure tranquille et découvre Pretoria lentement. A l'entrée du zoo, des Africains vendent à même le sol des sculptures sur bois représentant des animaux et des visages africains. Je pense qu'une visite au zoo s'impose pour être sûr d'avoir vu des animaux en Afrique. On voit beaucoup plus de bêtes dans un zoo que dans les réserves naturelles chères d'accès. Le zoo de Pretoria est plutôt réussi, même si l'existence des zoos est contestable en général. Je n'aurai pas le temps de tout le visiter tant il est vaste et que la chaleur est accablante en dehors des zones boisées. Un téléphérique permet de survoler une partie du parc au-dessus des fauves et de se hisser au sommet d'une colline d'où la vue sur Pretoria est sublime. La capitale sud-africaine, sans haute construction, est enfouie sous la verdure et je ne vois aucun haut fourneau ni usine polluante. J'assiste au repas des lions puis à la distribution des bottes de paille aux hippopotames. Dire que leurs cris m'avaient effrayé au bord du Zambèze Je préfère tout de même qu'un mur me sépare d'eux. Les animaux ne sont pas concentrés dans des cages exiguës mais chacun a beaucoup d'espace, bien qu'aucun enclos ne sera jamais aussi grand que leur savane originelle. La visite d'un zoo est idéal pour conclure un voyage en Afrique. Les gens qui vont en RSA pour voir la faune sauvage se rendent au Kruger Parc mais ils ne sont pas assurés d'y observer des bêtes. Mon ultime jour en Afrique du Sud arrive à sa fin. Une douzaine d'enfants de moins de douze ans convergent vers un adulte, des journaux «Times» sous leurs bras. Ce sont de jeunes vendeurs de journaux à la criée et ils donnent la recette de leur journée à un grossiste du quotidien. Ils en conservent une partie en guise de rétribution ce qui les rend hilares, heureux de cette manne. Dans la rue qui monte à la gare, une musique disco s'échappe d'une fenêtre d'un premier étage. C'est un cours de danse ou plutôt de body-building. Je me mêle à trois Africains et regarde pendant dix minutes avec eux le spectacle. Les formes élancées de vingt femmes Blanches, bien moulées dans leurs justes-au-corps fluorescents qui se dandinent sur des rythmes électroniques, font naître des sourires ironiques sur nos lèvres. Sur le reste du parcours, je ne rencontrais que des clochards, Noirs ou Blancs, égaux dans la misère. La gare aussi diminue d'activité à la tombée de la nuit. Tout le centre ville est encore plus désert que Jobourg. Dans les avenues si commerçantes et peuplées dans la journée, à dix-huit heures je suis absolument seul sur les trottoirs. J'ai eu beaucoup de peine à trouver le seul restaurant encore ouvert à cette heure pourtant peu tardive. Dans ce Steer restaurant, spécialisé dans le pavé de bœuf et de frites, j'étais l'unique client et cette sorte de fast food s'apprêtait aussi à fermer. Dans la quasi-obscurité de Pretoria, une simple pancarte sur le trottoir matérialisait le terminus du bus pour l'aéroport. Le bus de vingt heures était la dernière rotation de ce lien entre la capitale et l'aéroport. Dans ce véhicule aussi, j'étais l'unique passager. Il ne faut pas avoir peur de la solitude en Afrique du Sud ! L'aéroport Ian Smuth est commun aux deux villes principales du pays : Johannesburg et Pretoria. Il n'est que vingt et une heures trente et je suis obligé de rester dans l'enceinte aéroportuaire jusqu'à demain matin huit heures. Je connaîtrais cet aéroport par cœur. Dès minuit la partie réservée aux vols internationaux est close et il ne reste que le hall des vols domestiques. Au milieu de la nuit, les liaisons aériennes sont rares, à peine une par heure et toutes à destination de Captown. Une voix mécanique ne cesse d'égrener les numéros des vols et les heures limites d'embarquement en une longue litanie. Avec ma barbe de vingt jours et mes traits tirés, je dois ressembler à un mendiant et je ne serais pas surpris d'être jeté dehors. J'essaie de dénicher un endroit tranquille afin que je puisse me reposer un peu, sans être toutefois trop isolé. Au cœur de la nuit l'aéroport sera presque désert, les voyageurs seront moins nombreux que les policiers de faction. Je m'abstiens de m'allonger sur le sol de peur d'être expulsé de ce havre de sécurité que représente ce hall illuminé. Assoupi sur une rangée de sièges plastiques peu confortables, j'attends l'aurore.
Je fus plusieurs fois réveillé par des équipes de nettoyage qui rendent au petit matin un aéroport ultra propre. Mon avion pour l'Ile Maurice est l'un des premiers vols internationaux et je suis devant le comptoir d'embarquement dès six heures. Au-dessus du Limpopo entre Johannesburg et l'escale de Harare au Zimbabwe, je verrais briller les clôtures métalliques qui bordent le fleuve frontalier au nord de la RSA. Cette frontière est tellement grillagée que ces véritables fortifications en barbelés se distinguent d'avion à huit mille mètres d'altitude. L'aéroport de Harare paraît bien pauvre en infrastructures par rapport à ceux de l'Afrique du Sud. Au Zimbabwe l'appareil se remplit de passagers indiens. Après le court survol du Mozambique et du canal du même nom, je vois une agglomération importante au-dessous de l'avion. Je suis certain que c'est la capitale malgache : Antananarivo ou Tananarive. Le survol de cette ville sera confirmé plus tard en traçant sur une carte une ligne droite de Harare à Mahébourg. Les douaniers mauriciens tiquent sur mon minuscule canif, dans une pochette à ma ceinture. Deux policiers m'escortent alors dans une pièce discrète où je suis fouillé assidûment et questionné. Trente minutes plus tard, j'atteins la France et la Réunion où l'aéroport du Gillot m'est familier. Le contrôle sanitaire prime sur les formalités et le visa zambien de mon passeport m'oblige à attendre plus longtemps. C'est avec un réel bonheur que je retrouve l'Ile Bourbon et le lagon de Saint-Leu.
3 MADAGASCAR
Une première visite dans la Grande Ile Rouge, La quatrième île du monde, de sa côte Est à sa région Méridionale la plus aride.
TAMATAVE - TULEAR
La nuit fut longue bien que trop courte en sommeil. Pour la troisième nuit consécutive, il ne m'a pas été possible de m'allonger sur le dos. Un coup de soleil carabiné a lésé mon dos et mes épaules. Une multitude de cloques de plasma recouvrent la peau boursouflée. La cause de ce mal est Kelvina, une dépression tropicale qui s'est muée en tempête tropicale. Pendant quatre jours, l'île de la Réunion fut sous une pluie incessante et dense. Il faisait presque nuit en plein jour et était audacieux de sortir hors des habitations. Les radiers et la route du littoral étaient submergés, les écoles fermées car inondées. Kelvina n'eut pas le temps ni la force de se transformer en cyclone, mais dans les semaines qui suivirent, deux cyclones léchèrent les côtes réunionnaises. Litanne passa au nord de l'île puis se dirigea droit sur Madagascar avec des vents de plus de trois cents kilomètres à l'heure, détruisant presque tout sur son passage. Spolié de plage et de soleil pendant ces quatre jours, au cinquième je me ruais dans le lagon. Le soleil paraissait faible car quelques nuages persistaient dans le ciel. L'atmosphère se trouva lavée de toute la poussière et particules en suspension dans l'air par les journées précédentes où il plut sans arrêt. Rien ne stoppait les rayons du soleil qui en ligne droite brûlaient les peaux découvertes des Zoreilles. Je ne pouvais absolument pas supporter les sangles de mon modeste sac à dos de trois kilos sur l'échine, je le tiendrais à la main pendant les premiers jours de ce voyage. De la ville du Port, en ce samedi matin, en vingt minutes nous atteignons l'aéroport du Gillot. Nous constatons les divers dégâts de Kelvina dans les filets de protection de la route en corniche qui de gabarit deux fois deux voies est transformée en une route ordinaire à deux voies. A onze heures l'île Bourbon disparaît, puis à onze heures également nous sommes en approche de Madagascar. Il faut en effet une heure de vol et compte tenu que le décalage horaire est d'une heure, le temps de transport est rendu nul. Le liseré blanc de la bordure de l'océan tranche sur le vert, l'ocre et le rouge de la grande île. Pendant le court survol de Madagascar, je n'ai vu aucune habitation, juste une sorte de steppe pelée qui s'étend jusqu'à l'infini. L'aéroport de Tamatave, ou Toamasina en langue malgache, est très modeste, les équipements modernes des autres aéroports internationaux y sont absents. Il est vrai qu'uniquement ce vol est international, donc une seule fois par semaine les douaniers ont cette charge de travail. Les formalités ne sont pas aussi méticuleuses que je ne le pensais, elles se sont largement assouplies depuis deux ans, depuis l'avènement d'un gouvernement plus démocratique. Les chauffeurs de taxis sont en nombre important et s'arrachent le peu de clients avec témérité. Je dois d'abord changer de l'argent. L'unique bureau de change, qui d'ailleurs n'acceptera pas mes chèques de voyage a déjà deux heures de retard sur son horaire d'ouverture prévue. J'attends, assis sur un siège de bois car je ne veux pas aller en ville sans devises malgaches. Il n'est pas certain que je pourrai en changer en ville, les banques sont toutes fermées en ce samedi, de même que le lendemain. Pendant ce temps j'observe avec attention et analyse toutes ces premières images malgaches qui se succèdent devant moi. Je demeure rapidement l'unique Français, et étranger, dans l'établissement. Je me rends compte qu'il me faudra quelques jours pour m'habituer à ce nouveau pays pour m'y déplacer librement, sans aucune crainte. Contre soixante euros j'obtiens plus de cent trente mille francs malgaches, une véritable fortune. En vivant chichement, j'aurai assez de cette somme pour vivre quinze jours ici. C'est l'équivalent de trois mois d'un salaire d'un Malgache de catégorie moyenne. Ici, l'équivalent du SMIC est d'environ vingt euros. Je choisis le chauffeur d'un taxi et marchande la course dont le tarif m'a été conseillé par un douanier. Pour quatre mille francs malgaches, soit deux euros, il consent à me conduire à un hôtel dont j'ai repéré l'adresse dans un guide. Mon dos me fait encore souffrir mais cette douleur ira fatalement en s'atténuant. Un coup de soleil par rapport à la misère malgache est vraiment négligeable et presque méprisable à le citer, aussi je n'en parlerai plus. Le taxi est une vétuste 4L Renault, les autres taxis sont des 2cv Citroën, à de rares exceptions près. Ces véhicules semblent hors d'âge mais continuent à rendre de bons services ici. Les véhicules neufs qui les remplacent peu à peu sont tous de marques asiatiques et surtout japonaises, peut-être de meilleure qualité que les européennes et sûrement moins cher. Ces taxis automobiles ne sont utilisés que pour les grands parcours ainsi que dans la capitale. Dans toutes les autres villes, le moyen de locomotion principal est le pousse-pousse humain. Le problème de la langue n'en est pas un à Madagascar, beaucoup de Malgaches sont francophones. Le chauffeur de taxi n'est pas avare en paroles et il maudit ces pousse-pousse qui encombrent, selon lui, dangereusement les routes. Cette première impression à voir ces hommes pieds nus, vêtus de hardes, tirer à grands efforts des carrioles chargées de passagers ou de marchandises sont difficiles à observer sans un sentiment de pitié. La campagne qui cerne l'aéroport, la banlieue puis le centre ville se mêlent sans transition et sans changement dans le paysage. La route est toujours occupée par des vélos, des pousse-pousse, des piétons, des cochons, des poules qui se dégagent à peine sur le passage de la «4L». Je suis déjà fasciné par ces images fortes d'outre monde. Peu de masures possèdent encore un toit. Les rares toitures de tôles ondulées qui subsistent sont en train d'être consolidées par leurs habitants qui posent des sacs de sables ou des gros cailloux par-dessus. Pendant cette saison, l'île de Madagascar aura subie quatorze cyclones, ce qui est exceptionnel. D'habitude deux ou trois dépressions cycloniques passent sur cette trajectoire. Chaque fois c'est cette région du pays qui est sinistrée. Trois semaines auparavant, Géralda détruisit Tamatave à quatre-vingt-dix pour cent, tua trois cents personnes et en laissa deux cents milles autres sans logis. C'est donc une ville quasiment détruite que je découvre. A la Réunion, les dégâts des cyclones sont immédiatement réparés par des millions d'euros déversés par la métropole sans qu'elle soit trop regardante. Madagascar est bien trop pauvre pour se relever de ces blessures naturelles. Dès qu'une route est réparée, l'année suivante d'autres cyclones la détruise de nouveau. Le chauffeur de taxi m'apprend que le train ne circule plus entre Tamatave et Tananarive. Un des buts de ce voyage était d'emprunter le train qui en trois cent cinquante kilomètres et en douze heures minimums relie cette ville portuaire à la capitale située dans les plateaux. C'est un des trajets ferroviaires parmi les plus pittoresques du monde. Plus tard, à la gare, on me confirmera que la voie a été emportée sur trois tronçons et jetée à la mer par les cyclones Géralda et Daisy un mois auparavant. Donc depuis un mois, c'est la pénurie dans la capitale car toutes les denrées sont acheminées par ce train. Quelques camions acheminent en faible quantité le nécessaire absolu par la route mais celle-ci est également en très mauvais état et les camions sont en nombre insuffisant. Ce qui manque le plus à Tana est le carburant, ce qui à pour effet d'augmenter tous les prix des transports. Je m'en rendrais compte à Tana où les tarifs des taxis urbains sont multipliés par quatre, et à chaque marchandage, le chauffeur argumentera la pénurie pour enfler son prix de façon prohibitive. Le train est donc un fil d'Ariane absolument nécessaire à Madagascar. Pour le moment le taxi me dépose à l'hôtel Plage, très vieille bâtisse face à un stade. Tous les hôtels, comme les bâtiments administratifs ont résisté aux cyclones, seules les habitations pauvres ont été rasées. Des flaques d'eau éparses et profondes témoignent du dernier épanchement du ciel. Sur cette côte Est, à l'instar de la Réunion ou Maurice, il y pleut tous les jours. Le bâtiment de l'hôtel est de style colonial et supporte mal la succession des années. La chambre sent la moisissure. La chaleur est plus extrême qu'à la Réunion par le manque d'air et l'atmosphère humide me fait transpirer sans arrêt. A plusieurs reprises je tente d'écraser un cancrelat mais sans succès. Je ne le vaincrai finalement, qu'avec de la malice le soir en tenant la chaussure à la main. Je me repose quelques instants car un tel changement brusque de monde est épuisant. Au-dehors je suis confronté à deux groupes de Malgaches : Une escouade de filles bien vêtues et maquillées à outrance en attente d'un chaland et l'autre groupe est constitué d'une vingtaine de pousse-pousse. Feignant d'être un habitué de ce pays, je marchande la course jusqu'à la gare. Le tarif tombe de deux tiers mais je suis conscient que je paie encore le double d'un autochtone. C'est avec un gros poids sur la conscience que je prends place dans la charrette capotée contre le soleil. J'ai le temps et je sais qu'à pied j'irai aussi vite mais j'ignore où est située la gare et rares sont les noms des rues. En un quart d'heure d'un trajet d'un autre temps, à travers des venelles inondées mais qui semblent des raccourcis, le pauvre Malgache, pieds nus sur un revêtement irrégulier en ruine et parfois dans l'eau stagnante me mène à destination devant un imposant édifice. La course ne m'a coûté qu'un demi euro et j'ai profité d'une première découverte de Tamatave. Dans cette ville je n'aurai pas d'autre choix de transport et à l'exception de Tana, j'utiliserai ce moyen de déplacement urbain sept ou huit fois chaque jour. J'aurai de moins en moins de scrupules et paierai toujours de moins en moins cher car je marchanderai plus durement. Lorsque j'estimerai le prix trop bas par rapport à la distance parcourue, je laisserai presque le double en pourboire au pousse-pousse. Devant la gare, je ne peux m'empêcher de photographier mon coach tellement son métier de cheval m'impressionnait et je le rétribuais de quelques francs malgaches supplémentaires. Aucun signe d'activité n'émanait de cette gare dont toutes les entrées restaient closes. A un petit poste de police attenant, l'officier de garde me renseigna sur des horaires inexistants. Il me confirme que le cyclone a emporté la voie ferrée à la mer il y a un mois. Il est prévu que la ligne soit remise en service mais pas avant trois semaines ce qui exclu toute pérégrination ferroviaire sur cet axe demain. Face à la gare, une large avenue s'étale devant la mairie aux formes cubiques. Quelques modestes bâtiments administratifs bordent cette artère dont Air Madagascar. La pelouse est miteuse et les cocotiers censés donnés un air vivant sont tronqués de leurs branches par les cyclones qui viennent de se succéder. Partout des palmes de cocotiers traînent donnant un spectacle d'abandon à la ville. Peut-être à cause de la chaleur, les piétons sont rares et je suscite souvent de la curiosité sur mon passage. Je ne vois aucun autre étranger. J'erre au hasard dans le centre ville mais je suis mal à l'aise à croiser des dizaines de regards désespérés. En moins d'une heure, quinze mendiants m'ont tendu leurs mains calleuses. Je recherche un journal d'information pour me mettre au courant de l'actualité malgache mais peu de commerces sont ouverts. Seuls deux cafés et trois épiceries ont conservé leurs rideaux ouverts. Un homme m'accoste, plus hardis que les autres. Il m'explique avoir trois enfants à nourrir et que le kilo de riz est très cher. Il demande un peu d'argent en arguant calmement qu'il préfère demander que voler. Si je commence à céder à la misère, autant arrêter là ce voyage. Je lui rétorque que par sécurité je n'ai pas d'argent sur moi et qu'il doit passer ce soir à mon hôtel et me demander. Je lui fournis bien sûr un nom erroné et un autre nom d'hôtel pour m'en débarrasser. Il semblait dangereux et je ne me risquais pas à lui refusé autoritairement. Ma décision est prise de ne pas rester plus longtemps à Tamatave, ville sinistrée que la misère la rend insalubre. Le jour est sur son déclin mais la chaleur n'a pas baissé. Par un plan très sommaire déchiré dans un guide, je me dirige vers la station des taxis-brousse, seule solution hormis l'avion pour me rendre à Tananarive. Le plan se révéla faux car parvenu sur place, la gare routière n'y sera pas. Sur le parcours à chercher des rues qui ne ressemblent pas à des rues, les enfants criaient à mon encontre : «Vahaza, Vahaza»(vasa). Ce mot sera mon premier vocabulaire malgache, il signifie l'étranger ou «Le Blanc». Tous les jours je l'entendrais des dizaines, voire des centaines de fois, hurlés par des enfants toujours joyeux et même par des adultes, sans jamais d'animosité mais avec un air de surprise et de joie de voir un Vahaza. A la fin du voyage je croyais même que mon nom était «Vahaza» car je répondais à ce mot, je savais que c'était moi qui était désigné ainsi. La première personne à laquelle je demandais où était la gare routière m'y escorta immédiatement, laissant tomber son occupation du moment et sans me poser de question. C'est moi qui le questionnais sur Madagascar. Je lui disais «Tu» et il me répondit par un «Vous» plein de respect. Charmant pays ou le colonialisme n'est pas un lointain souvenir, pour le profit des Européens. Il me mena exactement jusqu'au local où je devais acheter le billet. La gare des taxis-brousse était dans le même état que la ville, toute en ruine ou en apparence. De simples baraquements en bois sont entourés de barbelés cernant une cour de terre battue inondée de flaques d'eau nauséabondes. Quelques vendeurs ambulants courent d'une bicoque à l'autre, pieds nus. Le temps de boire un soda à une buvette douteuse, qu'un ivrogne m'aborde en malgache. Une nuée de mouches tournoyait autour du goulot de ma bouteille et la tombée de la nuit favorisait les escadrons de moustiques à sortir et à se multiplier grâce à l'eau partout omniprésente. Je réserve mon billet pour demain. Le départ est prévu pour six heures le matin, ce qui est un peu tôt à mon goût mais toute la journée sera nécessaire pour rejoindre la capitale. Le prix est dérisoire, environ cinq euros pour trois cent cinquante kilomètres en dix heures de trajet environ. Je rejoins mon hôtel à pied en essayant de mémoriser parfaitement le parcours car le lendemain à l'aube, je ne rencontrerai personne dans les rues. Les automobiles sont très rares à Tamatave. Anachronisme, je croisais tout de même une Limousine noire affublée de deux drapeaux blanc-bleu-rouge horizontaux sur les ailes. Ce devait être la voiture d'un diplomate russe. L'URSS était l'ancien allié idéologique du pays. Les deux restaurants près de l'hôtel étaient trop coquets et trop fréquentés par les rares touristes. Je préfère me perdre dans la nuit à la recherche d'un buffet bon marché indigène mais malheureusement ceux-ci sont peu nombreux, les Malgaches n'ont pas l'habitude de manger hors de chez eux. Quelques commerces sur les trottoirs, éclairés par des bougies ou des lampes à pétrole proposent quelques fruits ou des gâteux. Pour manger du riz je fus obligé de pénétrer dans un restaurant où l'on est servi à sa place par un serveur en jacket qui ne cessait de s'enquérir de ma satisfaction. C'était un restaurant normal, mais pour moi c'est un luxe presque insupportable et je me promis de ne plus jamais me sustenter ainsi. Pour ce genre d'établissement, le prix était là aussi très modique. Je fis connaissance avec le riz malgache et dorénavant je le dégusterai en le mâchant doucement. Mes dents grinçaient à plusieurs reprises sur les nombreux cailloux que comporte le riz indigène, par ailleurs excellent. La nuit malgache est très sombre et l'éclairage urbain de Tamatave est totalement inexistant à l'exception d'un lampadaire au coin de mon hôtel. Jouxtant l'hôtel, un bâtiment abrite le Queen, l'unique discothèque de la ville et de la région dans un rayon de trois cents kilomètres. Les abords de l'hôtel débordent d'activités plus ou moins douteuses. La majorité des clients sont des marins du monde entier car Tamatave est le plus grand port du pays. Quelques touristes égarés perdent leurs soirées ici ainsi qu'une poignée d'aventuriers. Plus nombreuses que les moustiques, les filles malgaches haranguent d'éventuels clients en leur faisant miroiter des délices charnels. Je marche tout doucement en me tenant dans l'ombre à contempler ces scènes de vie très actives. Mais ma peau clair de Vahaza se fait vite remarquer et une escorte de filles m'accompagne jusqu'à la porte de l'hôtel en criant très fort. Les filles malgaches ne sont vraiment pas timides ou c'est la nécessité de survivre qui les rende si tenaces. Je dormirai peu cette nuit car la musique de la boîte de nuit résonna toute la nuit à mes tympans. Elle ne cessa que lorsqu'il fallut que je me lève, vers cinq heures.
A cette heure matinale, le jour pointait à l'est et le soleil devait déjà être visible à la Réunion. Cette nuit j'ai entendu plusieurs fois la pluie battre les tôles de la toiture et les rues sont transformées en bourbiers. Aucun bruit n'est audible dans la ville. Une dizaine de tireurs de pousse-pousse dorment, enveloppés dans une couverture dans leur outil de travail. A ma sortie, l'un d'eux s'éveille puis ses collègues le suivent et sont tous devant moi à m'offrir leurs services en moins d'une minute. Je choisis le premier à s'être réveillé, marchande âprement et en cinq minutes il me conduit à la gare routière dans le dédale de ruelles totalement désertes, colorées d'un pastel doux par la lueur naissante de l'astre. Déjà des passagers attendent devant le bureau des taxis-brousse. Un gros bus est prêt à partir pour Tana mais il s'arrête partout et de ce fait il est extrêmement lent. Il n'arrivera que le lendemain matin, si tout se passe bien. Notre taxi-brousse doit être un minibus japonais. Je suis arrivé avant six heures mais nous ne partirons pas avant huit heures. Il faut être très patient pour se déplacer à Madagascar, jamais rien n'est pressé. Parmi tous les voyageurs que compte la station, je suis bien sûr l'unique blanc. Je ne sais pas si les mouches font une différence entre les couleurs de peaux car je suis très apprécié par ces insectes dont une vingtaine volent en permanence autour de moi. Je comprends vite que les chasser est inutile : Elles reviennent toujours sur leurs lieux de prédilection. A huit heures l'air devient déjà une fournaise et la ronde incessante des véhicules soulève une poussière poisseuse. Notre véhicule est un Nissan et le conducteur nous fait comprendre que nous avons de la chance car les véhicules japonais sont, d'après lui, bien plus confortables que les voitures européennes. La banlieue de Tamatave m'apparaît beaucoup plus détruite que le centre. La route suit l'itinéraire de la voie ferrée en longeant tout d'abord la côte. C'est une succession de rizières, de bananeraies, de palmiers et de cocotiers. Le paysage ressemble beaucoup à celui que j'ai connu l'année précédente à Sumatra. La route est partiellement bitumée, c'est l'une des quatre routes revêtues du pays, ce qui est peu pour un pays grand comme la France et la Belgique réunies. Par endroits cette route est tellement défoncée que le minibus passe avec difficulté, tout doucement. Nous ne croisons aucune voiture particulière de toute la journée, juste une vingtaine de camions, tous recouverts de boue. De longues portions de la route nationale 2 ne conservent du goudron qu'un vague souvenir, la latérite rouge les recouvre. Des larges crevasses témoignent de la violence de la pluie des cyclones qui se sont abattus sur la région. A Brickaville, le véhicule tourne un moment dans les rues de la ville à je ne sais quelle recherche. La ville semble très touchée par les dépressions cycloniques, peu de toitures ont résisté. Nous traversons au moins trois fois la voie ferrée qui est métrique. L'herbe pousse abondamment au milieu de la voie et je croirais sans effort que cette voie est désaffectée depuis des années bien que des trains y rouleront de nouveau bientôt. Je doute que la vitesse excède les trente kilomètres à l'heure sur ces rails en très mauvais état. Nous sommes treize passagers dans le véhicule et l'exiguïté de la place rend l'atmosphère encore plus chaude. La musique de l'autoradio est au volume maximum et la musique provient du Hit Parade malgache, rarement entrecoupée de chansons françaises. Derrière moi deux femmes chantent en même temps que la radio ce qui fausse l’effet stéréo. Les commerces au bord de la route sont rares et l'occasion de manger des fruits frais aussi. Sur un étal je vis des letchis malgaches à longs poils, qui sont en retard sur la saison, laquelle s'est achevée deux mois auparavant dans les Mascareignes. Après Brickaville, l'unique route de la région s'éloigne de la côte et commence l'ascension vers les plateaux où est située la capitale. Les îlots d'habitations sont épars et en petit nombre. Les villages sont discrets, presque invisibles de la route. Les habitations étaient jusqu’ici constituées de branchages et de toits en palmes séchées et tressées. Avec l'altitude, l'habitat se modifie. Les murs ne sont plus en végétaux mais en terre et les maisons comptent plusieurs étages, deux en général. A quatorze heures nous nous arrêtons à Moramanga où je suis la cible de bien des regards et où je n'échappe pas aux exclamations de «Vahaza !» des enfants. Je mangeais encore du riz malgache aux cailloux. Je choisis comme viande du omby, c'est à dire du zébu. Sa peau ressemble à celle d'un poisson écaillé et sa viande est dure. Entre le peu de viande et la peau, il existe une couche de deux centimètres de graisse. C'est un repas de riche pour un Malgache car plus il y a de graisse et plus le plat est calorifique et donc bénéfique. C'est exactement le contraire de chez nous où nous évitons soigneusement de consommer trop de graisses de peur d'obésité. A partir de cette ville c'est le territoire de l'ethnie dominante : Les Merinas, d'origine indonésienne. La peau des gens s'éclaircit légèrement et leurs cheveux sont lisses. Le minibus écrase un gros python qui traversait la chaussée. Ce serpent inoffensif est ici appelé un «Do». Sa peau ne sera pas perdue pour tout le monde. A l'exception de quelques crocodiles, il n'existe aucun animal dangereux ou mortel à Madagascar. En revanche, la côte est infestée de requins, des dangereux Blancs, les mêmes qu’en Afrique du Sud. Les maisons d'architecture Mérina sont plutôt belles, toutes en terre séchée, aux murs noircis par la fumée des foyers. Elles ne sont pas très différentes des maisons européennes. Près de Tana nous croisons un autobus en bois, peint en jaune et tracté par un cheval. C'est un curieux attelage, le seul de cette sorte que je verrais à Madagascar. Vers dix-sept heures, les collines de Tana apparaissent au détour d'un lacet de la route. Je vois immédiatement la cathédrale rouge qui domine la ville, puis sur la droite de celle-ci le Palais de la Reine. Les rues de Tana sont encore plus défoncées que la route. Les nids de poules remplis d'eau sont plus nombreux que dans un poulailler. Le minibus nous dépose à la gare routière Nord des taxis-brousse. Je suis absolument perdu n'ayant aucune orientation de la ville. Je demande à tout hasard si les taxis-brousse pour Tuléar partent d'ici, mais la réponse est négative, il faut aller à Anosy Bé, à l'opposé sud de la ville. Les chauffeurs de taxi sont nombreux à vouloir m'arracher qui un bras, qui une épaule. Mais plus ils sont nombreux et plus il est aisé de marchander. Les prix sont déjà très bas mais il faut toujours discuter du tarif pour la forme. Pour quelques centimes d'euros, une Deux Chevaux Citroën m'emmène dans le centre de Tana, à un hôtel que je lui ai indiqué. Nous passons devant la gare ferroviaire au bout de l'avenue de l'Indépendance et j'en profite pour prendre des repères. Excepté cette artère moderne, Tana a l'apparence d'une ville extrêmement populaire et pauvre. La journée tire à sa fin et je n'aime pas vagabonder dehors avec mon sac, je fais trop touriste et suis donc vulnérable. Après plusieurs établissements, je choisis un hôtel bas de gamme dont le confort me satisfait. La nuit s'insinue sournoisement, le soleil rougeoie à l'ouest. Un taxi, encore une 2 CV sans âge me mène à la gare routière pour le Sud. Je réserve un billet pour Tuléar le lendemain, le départ est fixé à quatorze heures. Le prix du taxi-brousse pour la capitale du sud est inférieur à quinze euros pour une distance de mille kilomètres, ce qui est extrêmement bon marché. Le taxi m'attend pour me ramener dans le centre de Tana, le marchandage du trajet aller et retour était plus intéressant. La gare routière d'Anosy Bé est située dans un quartier très populaire de la périphérie de l'agglomération. Le trafic piétons est dense et les rares véhicules à moteur ont des difficultés à se frayer un chemin dans ce flot humain. Les gens sont habillés très pauvrement de guenilles déchirées et délavées. Ces gens qui habitent les taudis alentours sont parmi les plus déshérités de l'île. Un canal charrie des tonnes d'immondices et l'aspect de l'eau stagnante est celle d'un égout. Nous traversons une voie ferrée, celle d'Antsirabé. Ici aussi, l'état de la voie me fait douter que des trains puissent y circuler. J'aperçois l'hôtel Hilton, le plus luxueux du pays alors que le taxi contourne le lac d'Anosy. Une île au centre du lac est érigée d'une statue en l'honneur des combattants de la guerre de 14/18 morts pour la France. Les monuments commémoratifs les plus nombreux que j'ai vu sur la route depuis Tamatave et que je remarquerai ensuite sont datés de mars 1947. Ils sont dédiés aux victimes des massacres lors du soulèvement malgache contre les Français. Les militaires français, ainsi que Sénégalais, ont alors tué plus de quatre-vingt mille rebelles malgaches et cela constitua la plus grande tuerie de toute l'histoire malgache. Les habitants de ce pays ne semblent plus nous en tenir rigueur. Après le lac, la route passe sous une partie de la ville par un tunnel. C'est un endroit réputé dangereux pour les touristes qui parfois s'y font délester de leur argent à cause de l'obscurité quasi-totale de ce tunnel. A pied je visite la partie basse de la ville qui se désertifie au fur et à mesure que la nuit prend possession des lieux. A la gare, tout au bout de l'avenue de l'Indépendance, je constate que l'activité ferroviaire est très réduite : Seulement deux trains de voyageurs quittent et arrivent à Tana tous les jours. Et encore, celui d'Antsirabé n'est pas quotidien, juste deux ou trois fois par semaine. En face d'un grand hôtel je surprends un vieux touriste qui filme sans gêne un garçonnet de sept ou huit ans qui lui mendie quelque chose à manger. Cette vision d'un riche Occidental, caméscope au poing, à côté d'un enfant en haillons a quelque chose de choquant. Ici, les mendiants sont légion mais je commence à ne plus les voir car je n'y prête plus d'attention. A un carrefour stratégique du centre, l'unique feu tricolore de circulation de la ville et même du pays est implanté, mais il ne fonctionne pas. A t-il un jour fonctionné ? Les seuls autres panneaux de circulation que je vois sont des interdictions de stationner qui ont plutôt une fonction de décoration. Sous chacun de ces panneaux, un panonceau porte le sigle de Coca Cola. Ils sont en béton afin de ne pas être volés. A cette heure ci, je suis le seul Européen à errer sur l'avenue de l'Indépendance dans un climat pesant et peu rassurant. Je retourne à l'hôtel, havre de sécurité, protégé par une lourde porte de fer qui se referme derrière moi.
Tous les matins, je fais attention où je mets les pieds lorsque je me lève car j'ai peur d'écraser un monstrueux cancrelat. J'inspecte ensuite mes chaussures pour être sûr qu'elles ne servent pas d'habitation à ces pensionnaires peu désirés. A l'ouverture des banques, je peux faire le plein de francs malgaches et j'ai du mal à dissimuler ces épaisses liasses dans une ceinture de sécurité dans mon dos. Je cache cet argent sur moi à l'intérieur même de la banque car dès l'extérieur, il est possible de se faire proprement détrousser. Les trottoirs de l'avenue de l'Indépendance sont occupés par des centaines, voire des milliers de commerces disposés à même le sol, émanation du gigantesque marché du Zoma du vendredi. Les objets destinés aux touristes jonchent les trottoirs et je suis très sollicité pour acheter. Je fais connaissance avec les multiples escaliers de la ville. Tana est difficile à visiter à pied, les rues ne cessent de monter et descendre. Gravir des centaines de marches sous la chaleur est épuisant. Sur une place ombragée sur une hauteur, des jeunes fabriquent des voitures 2 CV et 4 L ainsi que des pousse-pousse en récupérant des boîtes de conserves qu'ils façonnent ensuite et peignent. Des hauteurs de la ville, les centaines de parasols blancs du marché forment un dôme moutonneux. Dans certains endroits de ce marché, particulièrement ceux destiné à la nourriture, de fortes odeurs de pourriture empoisonnent l'air. Je ressens quelques regards sur la sacoche en évidence sur ma hanche. Pour quelques centimes, j'acquiers un cadenas qui la fermera et la protégera d'éventuels aigrefins. Je hèle une 2 CV pour la gare routière du Sud. Je reconnais la même cohue que la veille, toute cette foule qui se meut à diverses occupations. La gare routière est visible de loin par l'épais nuage de poussière qui se forme au-dessus d'elle. Pourtant le sol n'est constitué que de boue et il est difficile de marcher au sec. Des équipes d'enfants lavent les véhicules et l'eau coule abondamment. Des tas de détritus et de pelures de fruits traînent à chaque coin et font office de toilettes publiques. Le taxi brousse est une estafette Renault qui paraît être au bout de sa vie. A l'intérieur c'est un four. L'un des chauffeurs me place sur un bon siège, à l'arrière et dans un coin en m'affirmant que j'y serais bien pour dormir. Mon numéro de billet correspondait à un siège près d'un strapontin et il est vrai que j'aurai été bousculé à tous les arrêts. Je fais une provision de bananes et de goyaves pour l'après-midi. Deux heures après le départ annoncé, le véhicule quitte enfin la gare routière après avoir effectué plusieurs faux départs et une tournée dans les environs de la gare pour d'ultimes vérifications. Nous ne partons en fait qu'une fois que le minibus est rempli de passagers. Il est prévu d'arriver à Tuléar le lendemain soir après trente heures de transport. Nous sommes une vingtaine de voyageurs, cinq rangées de quatre passagers. Dans ce bus, comme dans la gare routière, je suis et resterais l'unique Européen. Les collines de Tana nous accompagnent de loin en loin, puis disparaissent dans les rayons du soleil à son déclin. Cette route, la Nationale 1, suit la voie ferrée d'Antsirabé. Je me promets d'emprunter le train sur ce tronçon au retour. Le paysage est presque montagneux et en tout cas superbe. Je me désintéresse de mes voisins pour me consacrer exclusivement dans la contemplation de ces multiples scènes rurales. Les villages traversés, aux maisons de terre sont d'un autre âge. Les seules cultures que j'aperçois sont les carrés des rizières en terrasse dont le vert intense tranche sur la terre rouge de latérite. Le véhicule est particulièrement inconfortable et je ne cesse de bouger sur mon siège de bois, naguère rembourré, pour atténuer les douleurs de la position assise. Mon voisin, accompagné de son père, se rendent aussi à Tuléar comme la majorité des voyageurs de ce convoi. Je lui offre des bananes et en échange il me donnera de sa nourriture. Nous nous dirons trois ou quatre phrases par heure, mais multiplié par plus de trente heures, cela constitue une conversation. Deux heures après le départ de Tana, il fait déjà nuit. La première grande ville, Antsirabé, à cent soixante kilomètres de Tana, est atteinte vers minuit. Antsirabé est la ville des pommes, je n'en ai jamais autant vu. Dès que le taxi brousse est arrêté, des dizaines d'enfants et de femmes se précipitent, paniers de pommes sur leurs têtes, pour les proposer aux voyageurs. Je m'aperçois que même dans les campagnes, presque tous les Malgaches parlent le français. Les fillettes de sept ans sont les plus commerciales et aussi les plus tenaces. L'arrêt est de longue durée et chacun peu se restaurer dans l'une des nombreuses tavernes le long de la route. L'éclairage chichement distribué par les lampes à pétrole donne un air irréel à l'endroit. Je fais la connaissance de Jean. Les impondérables du voyage nous enchaînerons ensemble pendant une semaine. Un autre passager travaille dans un hôtel à Fort Dauphin, il changera de transport à Fianarantosa. Il me vante son hôtel et me conseille de venir le voir une fois que je serai dans cette ville. Alors que je parlais à Jean dans une obscurité quasi-totale, une mendiante resta avec nous pendant une demi-heure. Elle ne cessa de réclamer de l'argent et d’argumenter en montrant son jeune enfant qu'elle tenait dans ses bras. J'étais étonné par son français qu'elle parlait sans aucun accent. Aucun de nous ne lui donna de l'argent. Donner de l'argent à un mendiant, c'est l'encourager à mendier, même si parfois je donne exceptionnellement. En revanche, les fillettes qui vendent des pommes avec ardeur, je leur en achèterais en ayant toutefois âprement marchandé. Elles allaient à l'école le jour et vendaient des pommes la nuit. De la traversée en pleine nuit de la ville, je ne remarquerais que la gare illuminée et quelques tireurs de pousse-pousse endormis dans leur carriole de fortune. Le taxi-brousse glisse dans la pénombre, silencieusement vers le sud de la Grande Ile. D'importantes villes, telles Ambositra et Fianarantsoa surgissent du néant un instant puis retombent dans l'oubli de leur obscurité. Aucun éclairage n'illumine ces villes. Seules quelques âtres dans les maisons d'où émanent des lueurs rayonnantes donnent un témoignage de vie. Le paysage était constitué de hauts plateaux mais je n'en vis que peu de reliefs. Je réussis à dormir à peu près correctement malgré l'inconfort. Toute la nuit, la musique était à son niveau maximum pour empêcher le conducteur de s'endormir au volant. De ce fait, celle-ci nous tenait aussi éveillé. Je maudissais Jean qui prêtait ses cassettes audio au conducteur. Il semblait ravi que tous profitent de son choix de musique, et cela en pleine nuit. Il fit assez froid cette nuit. Je m'emmitouflais la tête dans ma capuche. Je disposais mes habits sur le siège en guise de coussin, c'était absolument nécessaire.
Lorsque j'ouvris les yeux, c'était déjà le plein jour. Je découvris l'état lamentable de la route et compris pourquoi la vitesse moyenne était si faible. La route n'était qu'une vague piste de latérite rouge. D'immenses flaques d'eau attestaient de l'humidité ambiante. Le taxi brousse suivait tant bien que mal des gigantesques ornières que les camions précédents ont creusées dans la boue. La végétation était maigre et le centre de Madagascar semblait peu peuplé, les villages étaient rares. Avant Ihosy où la route forme une fourche ayant pour extrémités les deux principales destinations du Sud : Tuléar et Fort Dauphin, l'état de la piste s'aggrave encore. Le véhicule avance au pas de l'homme et les dix kilomètres avant la ville sont parcourus en une heure. Reliques du passé français de l'île, les kilomètres sont matérialisés par des bornes blanches et rouges, identiques à celles des campagnes françaises. Ihosy, gros point sur la carte n'est en fait qu'un modeste village et un arrêt obligatoire pour tous les véhicules en provenance ou à destination des villes méridionales. La chaleur commence à devenir oppressante. La végétation plus rude est de type semi-désertique avec de hauts cactus qui s'érigent vers un ciel bleu absolu. Quelques kilomètres de bitume laissent penser que l'état de la route s'améliore. Un contrôle policier à la sortie de Ihosy est minutieux. Les papiers des trois conducteurs sont soigneusement épluchés et la boîte à pharmacie est vérifiée avec zèle. Peut-être était-ce ma présence en tant que «Vahaza» qui amenait ces policiers à être persévérant. La route gravit une sorte de col et son état s'empira. Le goudron disparut complètement et seulement les véhicules robustes pouvaient s'aventurer par ici. La circulation était extrêmement rare, à peu près un camion croiseur ou doubleur toutes les deux heures. A deux reprises des camions lourdement chargés s'étaient embourbés dans des ornières d'un mètre de profondeur. Souvent la piste originelle se révélait impraticable et deux ou trois itinéraires improvisés courraient parallèlement dans la brousse. Le paysage avait radicalement changé. Ce haut plateau totalement plat n'en finissait pas. Toujours à la vitesse de dix kilomètres à l'heure, il fallut cinq heures pour le traverser. A perte de vue s'étendait une plaine uniforme couverte d'une herbe drue et haute. Des immenses termitières jalonnaient cette savane. Certaines atteignaient un mètre de hauteur et leur couleur rouge se découpait sur le vert mat de l'herbe. Pas un seul village n'était visible de la piste. Pourtant, ce plateau de Horombe était habité par l'ethnie Bara et par trois fois je vis ces hommes, peuple d'éleveurs, accompagner des troupeaux sur la piste. Je fus surpris de voir des armes aux mains de ces gens. Quelques fusils, des gourdins mais la majorité tenaient une lance plus haute qu'eux et à l'extrémité en fer très affûtée. Ce n'était guère rassurant. L'élevage est l'unique occupation sur ce plateau et le vol de bétail est très fréquent, même routinier. Ces pasteurs défendent donc leur cheptel et une simple lance est déjà très dissuasive. Partout où porte le regard, je vois des troupeaux de zébus. Ils semblent en liberté car aucune clôture ne parcelle ce vaste territoire. L'autoradio diffuse toujours une musique au volume maximum qui devient lassante. Au milieu de l'après-midi, l'arrêt à Ranohira nous permet de déjeuner. Cette ville marquait aussi la fin du plateau interminable et le retour à une route partiellement bitumée. Les gargotes étaient une dizaine mais le choix du menu était partout identique, de même que le prix : Riz aux cailloux avec soit du gras ou soit un os de zébu. En revanche, le lieu était intime et rustique. Une grande table en bois brute servait à tous. IL n'y avait ni toilette ni même un robinet ou une source d'eau pour se laver. Il suffisait de faire quinze pas dans une direction ou une autre pour se satisfaire. Les enfants jouaient sur la route, leur aire de jeux et se poussaient lorsqu'un troupeau de zébus passait sur cette route, rue unique du village. Je ne vis que deux hôtels simples qui devaient héberger les randonneurs étrangers qui vont dans le massif de l'Isalo. Quelques kilomètres après Ranohira, une gigantesque barrière de rochers barrait l'horizon. C'est le massif ruiniforme de l'Isalo. La route de Tuléar le traverse en son milieu ce qui donne le temps d'avoir un léger aperçu du site. Pour le visiter, il faut y pénétrer à pied et pendant plusieurs jours. Juste après ce paysage minéral, de pierres énormes où toutes les nuances du gris se déclinent, une autre vue surprenante de Madagascar s'ouvre devant le taxi-brousse. C'est une plaine, elle aussi infinie, aux limites imperceptibles et peut-être inexistantes. On se croirait dans une savane africaine et je m'attends à rencontrer des éléphants ou des girafes. De la forêt originelle du site, il ne reste, très disséminés, que quelques palmiers. L'essence de ces arbres me fait penser irrémédiablement que je suis loin de tout. Ici aussi, je ne vois que très peu de trace de vie, si ce n'est cette route qui sinue dans ce paysage grandiose. Suite à cette étrange plaine, la végétation se désertifie. Les épineux et les arbres gringalets cohabitent avec d'énormes baobabs aux troncs rectilignes et aux branches atrophiées. Plusieurs espèces de baobabs n'existent qu'à Madagascar et leurs silhouettes sont bien étranges. On dirait que ces arbres poussent à l'envers, les racines à la place des branches. Au bord de la route les habitations sont très rudimentaires, en branches, quelquefois rehaussées de rares planches. Les gens ne semblent pas très riches dans leurs façons de se vêtir mais ils ne paraissent pas malheureux. Il vient de pleuvoir. Des flaques d'eau rougeâtres s'étendent devant les maisons et les enfants se font une joie de jouer dans la boue, à l'instar des gosses du monde entier. Il n'a pas dû pleuvoir longtemps mais avec une forte intensité. Les ravines d'ordinaire sèches se sont remplies d'eau et le courant y est fort. Jean me confirme que maintenant nous ne sommes plus très loin de Tuléar, quelques heures seulement et que nous y serons avant la nuit. Il vient de parler trop vite car trente minutes après, nous sommes immobilisés : La route a disparu. Toute cette portion de la chaussée a été rénovée sauf un unique passage sur un radier, qu'un pont en construction rendra bientôt inutile. Avec la pluie précédente, le ruisseau habituel qui coule en un fin filet s'est gonflé et submerge la route d'au moins un mètre. Le flux est puissant et pas un piéton ne se hasarde sur le radier. Celui-ci est même encombré de branches et d'arbustes arrachés par la crue soudaine. Il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre que le niveau baisse. Les pronostics vont bon train sur le temps de patience qu'il nous faudra. Au fil des heures, les véhicules forment deux files d'attente de chaque côté du cours d'eau. Des deux rives, les gens se regardent, se concertent en gestes mais ne peuvent pas se parler tant ce véritable torrent rend inaudibles les paroles. Le coucher de soleil sur cette campagne est fantastique bien que j'aurai préféré l'admirer de Tuléar. Il est maintenant fort improbable que nous arrivions aujourd'hui à Tuléar. Le niveau de l'eau baisse progressivement mais pas assez vite. La nuit est maintenant absolue et grâce à ma lampe de poche, je m'arroge un bon endroit dans l'herbe pour m'allonger. J'y suis vite importuné par les zébus qui rôdent autour. Les paysans malgaches veulent aussi traverser avec leurs troupeaux. Je suis l'unique étranger et ne suis qu'à demi-rassuré au cœur de cette campagne malgache au milieu de la nuit. Le niveau est ensuite suffisamment bas pour les troupeaux de zébus et une longue colonne de bovidés se met à l'eau, guidés par les pasteurs. Un véhicule de chaque côté allume ses phares pour illuminé l'endroit. Les fermiers malgaches semblent fantomatiques, enveloppés dans une couverture, la pointe de leur lance étincelante dans les projecteurs. Je n'entends que le bruit des sabots sur les cailloux et le clapotis écumeux des pas dans l'eau. Je suis d'avis d'attendre la fin de la nuit ici car sinon nous arriverons en pleine nuit à Tuléar et il me sera difficile de trouver un hébergement. L'eau arrive aux genoux, les piétons peuvent traverser mais découvrent que le radier est endommagé. Tout le monde se met alors à ramasser des pierres et à combler un trou qui se révéla énorme. Une cinquantaine de personnes s'activent dans la pénombre et dans une grande inorganisation. Vingt Malgaches des environs nous observent de loin, sans bouger et sans prendre part aux travaux, tous armés de vieux fusils ou de lances. Ces javelots archaïques m'évoquent plus de craintes que les fusils pourtant plus dangereux. Le premier camion qui s'engage sur le radier à demi-reconstruit au bout d'une heure de besogne bascule en tous sens puis s'immobilise juste à temps avant qu'il ne tombe à pic dans la rivière encore furieuse. De nouveaux travaux Herculéens commencent pour débourber le camion téméraire du mauvais pas où il s'est mis. Je n'y prends pas part car j'estime que nous ne sommes que des fourmis qui veulent terrasser un éléphant. Il me paraît en effet impossible que quelques hommes à mains nues puissent soulever un énorme camion. L'eau s'est maintenant entièrement retirée du radier et un trou béant apparaît dans l'ouvrage. Notre équipe de chauffeurs veut continuer à tous prix et l'un d'eux engage son taxi-brousse dans le lit de la rivière. Auparavant un convoi de charrettes tractées par des zébus est passé par ici à gué suivi par un troupeau de moutons. Un jeune mouton a même été emporté par le courant plus fort que lui puis a été absorbé plus loin par l'obscurité totale de la nuit. Je suis si pessimiste sur l'issue de l'entreprise de faire traverser un véhicule à moteur ici que je prends toutes mes affaires avec moi avant qu'il ne s'engage dans l'eau. A mi-rivière il est en effet stoppé net dans les galets du lit du cours d'eau. Tous les passagers, à l'exception de moi-même qui voulait rester sur place cette nuit, se mettent à l'eau jusqu'aux genoux pour pousser et tirer le véhicule au sec sur la rive opposée. Si, soudainement il venait à pleuvoir encore à verse, le taxi-brousse serait sans aucun doute emporté. Au bout de vingt minutes d'efforts et de suspense, deux roues puis les quatre sont sur l'autre berge. Je traverse à sec sur le radier en prenant soin de ne pas bousculer les autochtones armés de lances qui observent, amusés, la scène. Je me joins aux autres passagers qui hissent la fourgonnette en haut de la rampe d'accès au radier. Je suis tout sale, mes chaussures boueuses. Les chauffeurs de la vingtaine de camions qui attendent sont plus sages, ils se sont endormis dans leur cabine et verront le problème en plein jour au petit matin. Le camion au milieu du radier essaie toujours, petit à petit, de se tirer de là et ses phares éclairant l'eau écumeuse sera ma dernière vision avant que je m'endorme. Jean me réveille péniblement. Le taxi-brousse a éteint son moteur sur une place au centre d'un village totalement en léthargie. Ce village est Andranovory, point de passage obligatoire en allant ou venant de Tuléar. J'y passerais ensuite à trois reprises. Cette nuit je n'en verrais pas grand chose, tout est avalé par la nuit à l'exception de trois ou quatre échoppes pour nous restaurer. Nous prenons notre dîner à deux heures du matin mais je n'ai pas une grande faim. Mon peu d'appétit est accru par le peu de choix proposé : Du riz ou des épis de maïs. Cette place est jonchée jusqu'à pollution de feuilles de catin de maïs. Cette céréale semble être le met de base de la population locale. Je suis anxieux pour l'arrivée à Tuléar : Où vais-je loger et est-il dangereux de parcourir seul en pleine nuit une ville telle que Tuléar ? Jean me rassure et il m'invite pour cette nuit chez sa grand-mère. Mon voisin de siège m'invite lui aussi chez sa sœur. J'ai maintenant trop de possibilité pour être hébergé que je dois refuser des propositions. Il n'existe jamais de problème de gîte et de couvert à Madagascar, il suffit de demander. A peine réinstallé dans le taxi-brousse, je me rendors profondément. Je ne me rends absolument pas compte de l'heure de trajet entre Andranovory et Tuléar. C'est encore Jean qui me réveille en sursaut à la gare des taxis-brousse de Tuléar. Il est trois heures et demie du matin. Les tireurs de pousse-pousse, éveillés pour la circonstance, se jettent sur nous comme sur du pain bénit. En tant que Vahaza, je suis plus sollicité que les autres. Ces pousse-pousse sont prêts à m'emmener à l'autre bout de l'île. Je suis d'accord pour aller chez la grand-mère de Jean. Pas besoin de pousse-pousse, le taxi-brousse emmène ses passagers là où ils le veulent dans la ville. A l'hôtel Voamio, il dépose un passager et l'hôtel entrouvre sa porte de tôle pour la circonstance. Je descends avec Jean et prends la décision d'y dormir. Dans mon guide, c'est l'hébergement le moins onéreux de la ville. Jean partagera ma chambre le reste de la nuit car arriver à cette heure-ci dans sa famille n'est pas convenable. Prévenir sa famille auparavant de son arrivée tardive était impossible, les cabines téléphoniques n'existent pas dans le pays et seulement une poignée de Malgaches privilégiés ont une ligne téléphonique. Cet hôtel très modeste est composé d'une dizaine de bungalows au confort extrêmement sommaire mais au prix dérisoire d'environ quatre euros. Une douche nocturne nous débarrasse d'une épaisse couche de poussière. L'eau ruisselle à terre et tombe directement sur le sable sous le bungalow de bois. Le sommeil nous emporte rapidement pour un repos de quelques heures seulement. En effet, Jean se lève deux heures plus tard, à six heures, pour aller prendre un autre taxi-brousse qui doit le mener dans sa ville d'Ampanihy, sur la piste de Fort Dauphin.
TULEAR - ANTSIRABE
Il n'y a que deux ou trois transports par semaine qui se rendent à Fort Dauphin. Je dois aussi aller dans cette ville, Jean me donne son adresse. Ampanihy doit être une petite ville car son adresse est courte, juste son nom, son emploi et sa ville. Il profite de ce voyage pour faire du commerce. Il traîne une lourde valise pleine de sandales acquises à Tana et qu'il revendra dans la région d'Ampanihy. Il me laissera d'ailleurs une paire de sandales en plastique qui me servira. Une fois Jean parti, je continue à dormir. C'est la chaleur et mon corps tout en sueur qui me fera lever dans le milieu de la matinée. Mes vêtements, dont mon unique pantalon ne sont absolument plus portables tant ils sont crasseux, la boue et la poussière les rendent rigides. Trois femmes s'occupent de cet hôtel dont le standing est plutôt réservé aux Malgaches. La plus jeune est presque heureuse d'avoir à s'occuper de mes affaires, leur saleté ne la repousse pas. Dans son bureau, simple pièce emplie d'une unique table et de deux chaises, une cage contient deux lémuriens Maki qui paraissent s'ennuyer fermement. La couleur de leurs yeux jaunes est surprenante. Ce sont les premiers Lémuriens que je vois à Madagascar. Ces animaux, les plus proches génétiquement de l'homme, semblent effectivement être nos cousins tant leur regard est expressif. Leurs pattes se terminent par de véritables mains aux doigts effilés et très longs. L'hôtel est situé sur une rue de front de mer mais la plage est un marais de boue noire qui s'étend sur un kilomètre vers la mer. Les rouleaux de l'océan sont à peine perceptibles sur la ligne de l'horizon. Un écriteau sur une vague pelouse toute pelée rappel qu'il faut conserver ce soit disant espace vert en bon état. Cet avertissement paraît désuet et irréel dans cette ville plutôt pauvre où la population a d'autres préoccupations que l'écologie. Dans un pousse-pousse je vais à la gare routière des taxis-brousse. Le prochain véhicule pour Fort Dauphin ou Taolanaro est dans deux jours. Je paie mon billet l'équivalent de neuf euros pour un parcours de six cents kilomètres qui durera, selon le guichetier, environ trois jours. Il me montre la photo du camion-brousse, celui-ci n'est pas très engageant, c'est un gros camion benne Mercedes. Je n'ai aucune orientation dans Tuléar où peu de noms de rues sont indiqués. Je loue un vélo tout terrain à un hôtel touristique, et part ainsi à la découverte de la capitale du Sud malgache. Dans une librairie, le plan précis de la ville est trop onéreux. Je peux tout de même y acheter à bon marché l'un des deux quotidiens du pays, qui n'ont de quotidien que leurs noms. S'ils sont bien imprimés tous les jours à Tana, ils ne parviennent qu'une ou deux fois par semaine dans les villes éloignées de la capitale. Chaque journal est rédigé une moitié en français et l'autre en malagasy. J'y apprends qu'un nouveau cyclone s'est encore abattu sur Tamatave, juste après mon départ. Le train de la côte Est n'est pas prêt d'être remis en service. Toutes les rues du centre sont un marché à ciel ouvert où tout se vend à même le sol, dans une débauche de couleurs, d'odeurs et de bruits. Dans une rue livrée aux piétons, je dois mettre pieds à terre tant la concentration des gens est importante. Je suis très surpris de retrouver Jean. Le taxi-brousse d'aujourd'hui a été annulé. Il séjournera à Tuléar quelques jours chez sa grand-mère. Je profite de lui pour qu'il marchande en ma faveur un chapeau de paille à l'un des nombreux étals. Sur mon vélo, le soleil commence à me cuire et mon cerveau à bouillir. Pour un demi euro, soit rien du tout, j'obtiens un magnifique et nécessaire couvre-chef. Si je l'avais marchandé moi-même, il aurait fallu que je débourse au moins le double. Je me sépare, définitivement sans doute, de Jean. En vélo j'ai une sensation d'extrême Liberté à errer de-ci, de-là, au hasard complet de la géométrie des rues. Les voitures à moteur sont rares et je ne vois pas un seul taxi automobile. A certains endroits de la ville des stations de pousse-pousse pallient le manque de taxi. A bicyclette je prends plaisir à doubler ces pousse-pousse facilement. Les passagers, confortablement vautrés dans la charrette me regardent les dépasser avec stupéfaction. J'ai souvent de la peine à voir les tireurs de pousses haleter en tractionnant sur leurs brancards pour transporter de volumineux passagers. Ces bêtes humaines sont fréquemment des adolescents ou des vieillards. Leurs dos ruissellent de transpiration et brillent sous le soleil. Lorsque ces travailleurs aux mollets d'acier me voient, un éternel sourire s'allume sur leurs visages, découvrant des dents étincelantes. Je déjeune au gré de ma faim, au fil des kilomètres. Ici je mange des fruits, bananes, goyaves ou coco, là une petite assiette de riz et tout cela pour une poignée de centimes. J'entends toujours des enfants crier sur mon passage le mot de Vahaza, teinté d'ironie et de surprise. Je ne vois pas un seul autre Européen dans la ville, ou alors ils ne sortent pas des quelques hôtels luxueux. L'après-midi, la chaleur est à son comble, insupportable. Les gens rentrent chez eux et les rues se désertifient. J'en fais de même. Cassé par les deux nuits précédentes sur la piste, je rentre dans le bungalow en prenant soin de garer le vélo dans ma chambre, sinon il y a peu de chance que je le retrouve. Je fus réveillé dans cette sieste par le tambourinement d'énormes gouttes d'eau sur le toit en tôle. Le ciel devenu soudainement noir, en colère après cette chaleur extrême, s'épanche en torrent sur Tuléar. Le marais auparavant à sec, tout de sable noir, est maintenant recouvert d'eau et une barque échouée est remise à flot. Après cet orage de queue de cyclone, l'air était redevenu respirable. J'évitais de marcher de nuit dans les villes. Tuléar, comme le reste de Madagascar est extrêmement pauvre et un Vahaza est toujours considéré comme un riche et devient une cible de choix et facile dans l'obscurité. Cela est tout à fait normal. Entre la gargote populaire sur le trottoir et les restaurants huppés des hôtels de luxe comme le Plazza et le Capricorne, j'ai le choix entre trois ou quatre restaurants moyens dans le centre. Chaque jour, je m'efforce à absorber un repas normal, riche en calories, pour tenir l'effort d'un voyage rustique. A la terrasse, je consomme mon assiette de riz quotidienne pendant que la nuit enveloppe Tuléar de son voile de deuil. Le centre ville est réduit mais l'éclairage y est parcimonieux. Pendant que je mange, une poignée de mendiants attend sagement que je finisse pour me demander quelques francs malgaches. Ils n'ont peut-être rien mangé aujourd'hui et je suis en train de me gaver devant eux, ce qui heurte un peu ma conscience. Une vingtaine de tireurs de pousses attendent également, avachis dans leur calèche, que j'achève mon repas pour me reconduire. Les autres convives de ce restaurant sont une quinzaine, j'y retrouve les autres Européens que compte la ville. Les restaurants, même de ce standard moyen, sont réservés aux étrangers, peu de Malgaches peuvent se les offrir. Sur le vélo, mes bras étaient donnés en pâture aux rayons brûlants et de sévères coups de soleil rendent mes avant-bras et mon visage douloureux. A peine voulais-je dormir que dès vingt et une heures, une musique tonitruante perce mes tympans. La discothèque des enfants, des Zazas, ouvre ses portes et elle jouxte mon hôtel. C'est comme si mon lit était sur la piste de danse. Je pouvais difficilement m'endormir, la musique restait à son niveau maximum et me tint en éveil jusqu'à une heure très tardive. Je décidais que le lendemain je changerais d'hébergement car je voulais vraiment me reposer.
Il me fallait absolument une protection solaire car mes avant-bras n'étaient plus qu'un champ de cloques. Vu le peu de médicaments sur les étagères de la pharmacie, il vaut mieux éviter d'être malade ici. Le prix de la pommade que j'acquiers me permettrait de m'offrir deux nuits d'hôtel. L'hôtel où j'ai loué le vélo me paraît plus confortable pour un prix guère supérieur. De plus, il est situé juste à côté de la gare des taxis-brousse. Ce sera pratique car je dois quitter Tuléar demain dès six heures. Cet hôtel est aussi composé de bungalows mais dans un cadre plus chaleureux, planté d'un superbe jardin tropical. Je finirais de visiter Tuléar à pied, parfois en pousse-pousse car ce moyen de locomotion est vraiment bon marché, pratique et folklorique. Ce sont également des occasions de parler avec les tireurs de pousse, lesquels parlent toujours le français. Il n'y a rien à voir de particulier dans cette ville si ce n'est cette atmosphère particulière et l'impression d'être véritablement au bout du monde. A pied, je suis encore plus proche des gens qu'en vélo et très souvent, on me dit un «bonjour» auquel je réponds par un «Salam» courtois. L'avenue de France n'est qu'une rue assez banale, bordée de cabanes faites de branchages et de huttes sans guère de charme. Dans certains endroits particulièrement pauvres de la ville, je ressens des regards plus lourds se porter sur moi et j'accélère alors la marche. La misère absolue n'est pas toujours belle à voir, j'essaie de l'éviter bien que je ne sois pourtant qu’un voyeur. L'activité principale des enfants est de remplir des sacs de charbon et de les empiler pour les vendre aux bords des routes. La soif venant, je pénètre dans une échoppe et commande une petite bière de trois quarts de litre. Son prix de deux mille francs malgaches est égal à deux ou trois copieux repas et représente un luxe quasi-inaccessible pour le Malgache moyen. L'enfant de douze ans qui me l'apporte m'annonce le prix en anglais : «Two thousands». Je tends tout d'abord l'oreille croyant avoir mal entendu, mais il ose me le répéter toujours en anglais. Entendre des mots anglais dans cette terre francophone me contrarie. Il y a bien assez de pays dans le monde où l'usage de l'anglais est obligatoire pour un touriste qu'il faut que Madagascar reste résolument dans le camp de la langue française. Le jeune serveur comprend la leçon et désormais il s'adressera directement en français à ses clients. Un des plaisirs de l'île est sa francophonie qui fait qu'un Français s'y sent partout chez lui. Les Anglais n'y sont pas les bienvenus, en tout cas sûrement moins bien reçu que moi. En sortant de cette gargote, la chaleur et l'alcool, même à faible teneur de la bière, me rendront un moment euphorique et je me rendis compte combien il était ardu de marcher droit. Je n'aurais jamais cru que trouver un coussin fut une tâche si difficile à Tuléar. Je fis plusieurs commerces mais je n'en dénichais aucun. Il me fallait absolument un protège-fesses pour le lendemain car les sièges des taxis-brousse sont trop tortueux. Pour rejoindre Tana en passant par Fort Dauphin, j'aurais au minimum cinq jours de taxi-brousse et beaucoup d'ampoules au postérieur en perspective. Seul un dodu coussin peut procurer un minimum de confort. De vendeurs ambulants en commerces chinois, j'atterris chez un commerçant arabe. Il me fait asseoir et envoie un boy prospecter chez ses collègues. Finalement, après une longue attente, j'obtiens mon coussin, ou plutôt un oreiller. Le plus simple aurait été de le faire confectionner sur le marché mais cela nécessitait que je marchande à chaque fois, pour acquérir le duvet, puis le tissu et enfin le service d'une couturière. Aujourd'hui, je ne mangerais que des fruits. A chaque achat, c'est un plaisir toujours renouvelé que représente le peu de conversation avec le commerçant. La nuit, certains pousse-pousse ont une petite lanterne à pétrole afin de les signaler sur la chaussée. Le roulement de la carriole est accompagné des pas du colosse qui pieds nus fonce dans la nuit. Son unique habit est un short. Une étoffe pend à l'un des montants du pousse qui lui permet d'essuyer son visage couvert de sueur par l'effort fourni. Dans l'avenue principale, je n'entends que les roulements des dizaines de pousse-pousse et les croisements dans l'obscurité quasi-totale doivent être dangereux. Je suis certain qu'il doit y avoir de temps à autre des collisions entre plusieurs pousse-pousse. A la vitesse à laquelle ils roulent, dix kilomètres à l'heure, ces accidents font sûrement peu de blessés.
Mon petit réveil interrompit ma nuit à cinq heures trente. Le départ du taxi brousse est prévu à six heures mais je n'y serais pas avant sept heures et je m'y rends sans précipitation. J'ai compris comment fonctionnent les départs des taxis-brousse. Peu de Malgaches ont une montre et connaissent l'heure. Le seul temps réel pour eux est celui du soleil. Tous les départs sont donc annoncés à six heures ou tôt le matin. Les passagers arrivent progressivement et c'est seulement lorsque tous les voyageurs sont là que le convoi part. Cela requiert d'être extrêmement patient et d'avoir une bonne dose de philosophie. L'hôtel à cette heure-ci est fermé et je suis obligé d'escalader le portail. Les vibrations de la grille ont dû réveiller le gardien qui dormait bien caché. Celui-ci arrive en courant, une sagaie bien aiguisée dans sa main, prête à l'emploi. Après m'être expliqué, il me laisse partir en vie. Les yeux des tireurs de pousses agglutinés devant l'hôtel s'entrouvrent puis s'animent d'une étincelle de vie mais je n'ai pas besoin d'eux, la gare est toute proche. Le taxi-brousse est effectivement là et il est déjà rempli, non pas de passagers mais de sacs énormes et d'objets hétéroclites. Parmi cette foule de peaux sombres, je vois un autre blanc, couleur de peau que j'avais oubliée. Entre blancs, nous nous saluons. Il est Espagnol, un vrai étranger à Madagascar, et se rend aussi à Fort Dauphin. Il pleut quelques gouttes si bien que la piste risque d'être boueuse. Le gros camion Mercedes à l'air robuste mais son aspect n'est pas très engageant. La benne est aménagée de quelques sièges de bois, certains en rangs, d'autres en vis-à-vis, le dos au paysage. Des planches éparses permettent d'improviser d'autres banquettes. Une bâche recouvre la benne en prévision des intempéries. Il faut d'abord attendre le chargement des marchandises. Aucune toilette publique n'existe, aucun Malgache n'en comprendrait la nécessité. Les gens se satisfont sur un tas d'immondices qui pourrissent dans une odeur fétide tout près des bâtiments. Assis sur une marche, nombreux sont les Malgaches qui me disent bonjour. Une femme me dira même : «Salam, Vahaza», mais elle est de suite sévèrement réprimée par son mari qui lui conseille de me dire : «Bonjour, Monsieur». Que l'on me salue en français ou en malgache est pour moi identique, mais aucun ne le fera en anglais à ma grande joie. Un essaim de grosses mouches tourne continuellement autour de moi et semble ne pas importuner les autres passagers. Je les chasse pendant une heure mais elles sont hargneuses et reviennent sans cesse sur moi. Elles ne sont pas habituées aux étrangers et paraissent les apprécier. Je monte dans le camion mais les meilleures places sont déjà occupées par les habitués. Je suis agréablement surpris qu'un vieux Malgache me cède sa place, une des meilleurs, dans le sens de la marche, côté extérieur. Dans presque tous mes déplacements dans l'île, on me donnera un bon siège même si je ne le demande pas et que mon numéro d'ordre d'achat du billet ne correspond pas. C'est l'un des nombreux privilèges d'être Français à Madagascar. L'Espagnol a moins de chance que moi : Il est à l'arrière avec les sacs de jute et trois moutons. Je connaîtrais à peine cet Ibérique. M'ayant affirmé qu'il appréciait peu Madagascar, je ne l'estimais guère car, pour l'instant, les Malgaches me sont plutôt sympathiques. Avec trois heures de retard sur l'horaire prévu, le camion daigne se déplacer, pour ne pas aller plus loin, hélas, que la station service où il s'y immobilisera pendant une autre heure. Enfin, plein d'espoir, il repart mais au lieu de prendre la route du nord il effectue un tour dans la ville pour d'ultimes commissions, prendre du courrier et revoir des amis. Dans la périphérie de la ville, il stationne un temps qui me paraît interminable dans un camp composé de cabanes en branches à l'aspect misérable et au sol boueux. Je suis en même temps rassuré sur les qualités du camion car il traverse des mares de boues visqueuses où il s'enfonce jusqu'au moyeu sans éprouver de difficulté. Je suis presque ahuri quand je reconnais la gare routière : Il est revenu au point de départ et son moteur s'arrête dans un hoquet. Tout le monde redescend. Ce simple tour dans la ville m'a déjà épuisé et j'ai presque envie de stopper là le trajet sur Fort Dauphin. Nouvelle attente, la patience n’est qu’une affaire de tempérament. Je mets ce temps qui n'est pas perdu à observer toute cette vie qui n'est compréhensible qu'avec le temps justement. Avant midi, je vois quelqu'un arriver dans lequel je crois reconnaître Jean. Mais oui, c'est lui, il vient faire une réservation de taxi-brousse pour rentrer chez lui. Il est aussi surpris que moi. Sur le fait, il décide subitement de prendre ce camion pour aller à Ampanihy et de voyager ainsi avec moi, encore avec moi, je suis tenté de dire. Où est le voyage en solitaire si la même personne se trouve toujours sur notre route ? Enfin, j'ai confiance en lui et je lui promets de retenir le véhicule pour l'attendre. Il hèle un pousse-pousse pour aller chercher ses affaires. Lors de notre seconde rencontre dans Tuléar, il ne m'a pas proposé d'aller dans sa famille. Il a peur que ce ne soit pas assez convenable pour un Vahaza et il a un peu honte du dénuement de son pays. Il a largement le temps d'aller puis de revenir, chargé des mêmes bagages depuis Tana. Ce n'est qu'au début de l'après-midi que le camion prend son réel départ, avec plus de six heures de retard. Il semble qu'il n'y ait que moi et l'Espagnol à s'apercevoir de ce retard. J'ai l'impression de partir vers l'infini et personne ne peu prédire quand nous parviendrons à Fort Dauphin, entre trois jours pour les plus optimistes et cinq jours pour les gens plus réalistes. Cela dépend surtout si le camion roulera la nuit ou non. Les trois chauffeurs qui se relayeront sur la piste nous ont assuré qu'ils rouleront de nuit. Je quitte Tuléar avec soulagement, il y a peu de chose à faire finalement dans cette ville. Il aurait fallu que j'aille sur les plages très au Nord ou dans les villages de pêcheurs Anakao mais il faut avoir plusieurs jours de disponible. Je ne pense pas revoir Tuléar de si tôt même si je prévois de revenir à Madagascar dans les années à venir. La route jusqu'à Andranovory est celle de Tana et est donc partiellement bitumée. Nous laissons l'aéroport sur notre gauche, il semble être peu utilisé. Une portion de cette route est en ravalement et est complètement défoncée. Le camion tangue de tous les côtés et à un moment des cris fusent des gorges des femmes effrayées par un basculement soudain et anormal du camion. Je crois moi aussi qu'il va se renverser et c'est l'hallali vers la sortie, de toutes parts les voyageurs quittent le camion en moins d'une minute. Les femmes, les enfants et les vieillards sont les derniers à sortir, ils auraient aussi été les premières victimes. Le camion fait un angle à quarante-cinq degrés sur la route. Prudent, tout doucement il se remet en marche et sort indemne de cette position. Plus loin sur la piste, nous aurons plusieurs fois cette même peur, ponctuée par des cris puis des exclamations de soulagement. J'apprends à ces occasions à sortir le plus vite possible de la benne, par ce qui ressemble à une fenêtre, entre les arceaux de la bâche. Dans plusieurs passages délicats nous devons tous descendre du camion et le suivre à pied. Dans un autre bourbier, un camion est en difficulté sur la piste où il s'est embourbé. Jean reconnaît le chauffeur, c'est celui avec son camion qui s'était engagé sur le radié défoncé lors de l'aller vers Tuléar. Une quinzaine d'hommes est nécessaire pour le pousser de quelques mètres sur le côté afin de libérer le passage pour notre convoi. En trois heures nous relions Tuléar à Andranovory où bifurque la route sur Fort Dauphin. Je reconnais ce village par les fanes de maïs qui traînent à terre en quantité importante. Je dédaigne quant à moi cette céréale pour une assiette de riz en compagnie de Miguel l'Espagnol et de Jean. Miguel me raconte dans un français presque correct son expérience dans ce pays dont il retient surtout les désagréments des transports. Les pneus de notre camion sont usés jusqu'aux fibres. Peu après Andranovory, nous roulons au pas derrière un cortège funéraire qui rassemble au moins deux cents personnes. Un cercueil recouvert d'un drap est hissé sur les épaules de solides gaillards. Apparemment il est interdit de les doubler. Le goudron n'est plus qu'un souvenir, cette piste appelée pompeusement «Route Nationale 1O» se faufile dans un paysage semi-désertique. Elle n'est qu'une vague trace dans la latérite rouge, souvent ponctuée d'énormes ornières. Régulièrement des gigantesques flaques d'eau, parfois de véritables étangs, jalonnent cette voie. Pour éviter les divers obstacles, d'autres traces partent en parallèle à la piste principale. Une voiture ordinaire est évidement exclue de passer par ici, seuls des quatre roues motrices peuvent s'y aventurer. Les villages sont assez rares mais le camion s'arrête à chacun d'eux. Parfois des passagers nouveaux montent et parviennent tant bien que mal à s'entasser à l'arrière, d'autres fois ce sont des marchandises qui sont hissées à bord, souvent des sacs de charbon. Les gens de ces îlots de vie sont démunis de tout et leurs habits sont des guenilles aux couleurs délavées. Notre camion me fait penser à un vaisseau, d'une part par le roulis et le tangage et aussi par la concentration de vie à son bord au milieu du néant. La végétation est composée d'épineux et de rares baobabs volumineux aux troncs rectilignes. Pour éviter les plus profondes ornières, le camion mord largement la piste sur ses bords. Je suis souvent griffé par les branches d'épineux qui se vengent ainsi de l'intrusion du véhicule dans les buissons. Parfois, juste au dernier moment j'ai le réflexe de rentrer ma tête dans mes bras pour éviter la gifle saillante des branches qui caressent la benne du camion. Les roues du camion retrouvent du bitume sur quelques kilomètres, le temps de descendre un col étroit. Au sommet la vue est gigantesque sur une plaine mi-verte, mi-ocre qui s'étend à l'infini vers l'est. On n'y distingue aucune trace de vie, aucun câble électrique, aucune autre route, même cette piste y est invisible. Dans un lacet de la descente, le camion arrête son moteur. En contrebas, un autre camion est en panne, dans le sens inverse. L'étroitesse de la chaussée que bordent une falaise d'un côté et un précipice de l'autre, empêche tout dépassement. Stoïquement, tous les passagers, nous sommes maintenant une cinquantaine dont plus de la moitié de femmes, descendent du véhicule et continuent à pied droit devant eux. Ils semblent habitués et résignés. On m'affirme qu'un village est situé au pied de ce col. Je me mêle à la file de piétons qui me fait penser à une cohorte de réfugiés. Chacun a reprit ses bagages de fortune et les portes à la main ou sur la tête. Nous marchons environ une heure, c'est une occasion idéale de parler avec les autres passagers car dans le camion c'est plutôt le silence qui prévaut, tous sont à l'écoute du moteur. Les Malgaches ne sont pas avares en questions envers moi, surtout les femmes. Nous parvenons dans le village sans s'être rendu compte des kilomètres. Je suis tenté de poursuivre ainsi les six cents kilomètres jusqu'à Fort Dauphin. Ce village est évidement le plus rustique qu'il soit possible. Quelques moutons et des cochons sont en liberté, l'unique véhicule est un char à bœuf. Toutes les habitations sont des huttes dont l'architecture est très sommaire. Les pieux qui maintiennent les toits sont des troncs aux formes tortueuses. Trois étals au bord de la piste ne proposent que quelques fruits. Il suffit de cinq minutes pour faire le tour de cette oasis de vie. Miguel se montre impatient et peu intéressé par ce site. Heureusement notre camion à réussi à passer et arrive pour nous convoyer plus à l'est. La moyenne est très peu élevée, dix kilomètres à l'heure avec des pointes à vingt kilomètres à l'heure là où le sol de la piste le permet. Jean me désigne une pancarte jaune et orange sur le côté gauche de la piste. Une inscription y est rendue illisible par le temps mais il m'affirme qu'elle matérialise le tropique du Capricorne, ligne mystique et aussi imaginaire que l'équateur. A d'autres villages, la faim venant, je m'approvisionne de fruits, de minuscules oranges toutes vertes qu'un Malgache m'apprend à éplucher, des goyaves, petites, jaunes et très sucrées et des bananes, elles aussi de dimensions très réduites. Les fruits semblent être les uniques produits que l'on puisse consommer ici. Très vite le sol du camion-brousse est recouvert d'épluchures de fruits que l'on écrase allègrement dans nos déplacements. Je ne passe plus du tout par la ridelle arrière pour m'extraire du véhicule. J'ai pris l'habitude de sauter directement hors de la benne et d'escalader les roues pour y remonter. A un endroit où la piste fait un dos d'âne, un bruit étrange et rauque s'élève de sous la benne, le camion s'arrête immédiatement. Les chauffeurs s'allongent dessous et leur diagnostic se résume par le train arrière cassé. C'est une pause de plus, tous s'égaillent dans les environs, s'assoient, s'allongent ou vaquent à d'autres besoins. J'ai une confiance absolue dans ces mécanos malgaches, je suis certain qu'ils répareront en peu de temps. Tout le monde peut se tromper : je ne verrais jamais la réparation ! Une heure passe allègrement, la nuit commence à s'installer dans un silence total. Même les conversations se muent en chuchotements de peur de casser cette sérénité. Les trois chauffeurs n'ont même pas une lampe de poche, j'attrapai mon sac et leur prêtai la mienne. Je ne la reverrais jamais et elle me fera défaut les nuits prochaines. Il fait irrémédiablement de plus en plus nuit et la faune se réveille en se manifestant par une multitude de cris angoissants et peu encourageants. Dans la difficulté, Jean se révèle être un leader et forme une équipe de cinq hommes, dont je fais partie, pour aller de l'avant. Il affirme, sans doute pour nous motiver, qu'un gros village se situe à quatre kilomètres d'ici. Il aura raison sur le fait qu'un village existe mais la distance sera de vingt kilomètres environ. Les Malgaches ont autant la notion de distance que celle de l'heure. Comme à regret, nous abandonnons les autres voyageurs, sans eau, sans vivre, sur le bord de la piste. Par la pleine lune, nous nous guidons au travers des ornières remplies d'eau et des épines qui barrent la piste à hauteur des visages. Très vite les quatre premiers kilomètres sont effectués et Jean devient la cible de moqueries sur son prétendu village que nous n'atteignons pas. Nous marchons tous les cinq en ligne. Nous parlons en français et cette marche nocturne se transforme en promenade plutôt agréable. Jacques est ingénieur dans les ponts et chaussées. Je ne le félicite pas pour l'état des routes de son pays. Il a fait un stage en Allemagne Fédérale et me narre son expérience de l'Europe. Il est fonctionnaire et se plaint de son faible salaire par rapport à sa qualification. Avec mon chapeau de paille, ma sacoche à ma ceinture et mon petit sac à dos, j'ai tout à fait l'air d'un cow-boy ou d'un aventurier de vastes contrées. Cette image se dessine en ombre devant moi par la lune derrière nous. Les bornes défilent, environ une à presque chaque kilomètre ! Je doute que les distances soient exactes. Ce sont des bornes françaises blanches et rouges, mises en place lors de l'époque coloniale. L'occupation française à tout de même réalisé de belles choses…sinon comment aurions nous connu la distance que nous parcourrions. Plusieurs fois mes pieds glissèrent sur la boue ou s'enlisèrent franchement dans les flaques d'eau. La sueur collait ma chemise sur ma peau, mais qu'il était bon de marcher. J'étais allé avec eux en sachant qu'il me serait possible de manger dans le prochain village. Après deux ou trois heures de cette marche forcée nous atteignons des constructions peintes en blanc. Leurs formes et leurs masses ressemblent à des maisons, toutes situées sur la gauche de la piste. J'en déduis que des gens habitent ici mais tous rient de mon ignorance. Ces bâtiments sont les célèbres tombaux Mahafale, commun à toute la région. Des touristes viennent de loin pour les admirer. Nous nous y arrêtons même pas, de nuit l'endroit est lugubre et rempli des esprits des morts. Je distinguerais au moins quinze de ces tombaux dont certains font quatre mètres de hauteur. Je ne vois aucun des détails, juste leurs silhouettes blanches, spectrales. D'après des photos vues auparavant dans des livres, j'imagine qu'ils sont surmontés de centaines de cornes de zébus sur le toit, selon la richesse de leur occupant ainsi que des statuettes de bois. Tout ce quartier est réservé aux morts et aucun vivant n'ose y habiter. Il faut encore parcourir au moins deux kilomètres pour découvrir les premières huttes. La lune se cache parfois dans les nuages et il faut ouvrir grand les yeux pour voir, ou plutôt imaginer ce qui borde la piste. Nous n'avons rencontré aucun véhicule sur cette piste. Depuis l'origine de cette piste à Andranovory, l'unique véhicule que nous avons vu était le camion en panne dans le col. Dans l'obscurité de ce village que nous traversons en ce moment, seules des brides de conversation en malgache s'élèvent des huttes. Nous nous heurtons à un troupeau de chèvres mené par des enfants armés de lances et de gourdins. Ces animaux ne semblent pas avoir une vision supérieure à nous dans le noir. Je dis à Jean qu'ici nous trouverons à manger auprès des habitants. Il me répond qu'il doit y avoir un restaurant plus loin. J'en suis fort sceptique et j'ai faim, les quelques fruits absorbés dans la journée sont loin de me gaver. Un estomac d'Européen est forcément plus développé que celui d'un Malgache ! Sur un kilomètre, le paysage est fantomatique. Quelques feux de bois sont allumés ici et là, quelquefois à l'intérieur des huttes dont les larges espacements entre les branches laissent entrevoir l'âtre ainsi que des ombres s'agitant autour. Il est sûr que les gens d'ici n'ont que peu de chose à offrir aux voyageurs de passage. Il n'y a bien entendu pas d'électricité, pas d'eau courante, pas plus qu'un téléphone ni même une télévision. Je n'entends même pas un poste de radio, pourtant c'est le seul objet moderne que doivent posséder ces villageois. Du néant de la nuit, des hommes installés au bord de la route nous saluent d'un geste précis accompagné de «Salam» et d'autres phrases malgaches. Ma peau blanche luit dans la nuit et des enfants accourent puis se postent à un mètre de nous en nous regardant passer, sans même me crier «Vahaza». Nous laissons derrière nous ce petit village où il n'y a rien pour nous accueillir et poursuivons vers le village principal, toujours plus loin. Vers minuit, nous l'atteignons. Une chance que je ne suis pas seul car dans le fouillis des pistes et des sentiers qui s'entrecroisent, la piste principale est presque invisible et je faillis me perdre. Il faut parfois marcher en file indienne pour éviter les obstacles, souvent des zones marécageuses. Une paire de lampes à pétrole éclaire une hutte plus grande que ses voisines et un écriteau annonce que l'on peut s'y restaurer. Pour trente centimes d’euro, j'obtiens un demi-plat qui satisfait mon appétit. Le riz est accompagné d'une sauce qui le fait manger et d'un os pour la beauté de l'assiette. Par contre, une bière, surcroît de luxe après l'effort, me coûte l'équivalent de quatre repas. Je partage cette grande bière avec mes compagnons de marche. Il n'y a plus qu'à attendre le jour et la réparation que je pense imminente du camion. L'éclairage de la hutte est insuffisant, c'est à peine si je vois ce que je mange. A deux reprises lorsque je me lève, je me cogne la tête dans la lampe à pétrole dangereusement pendue au-dessus de l'unique table. La lumière vacille alors dans toute la pièce. Allongés par deux sur des nattes de paille hors de la hutte-restaurant, nous regardons passer le temps en le meublant de conversations inutiles mais réconfortantes. Le contact avec les Malgaches est total. Il n'existe pas de voyage ou de pseudo-aventures sans aucune relation avec la population que l'on désire connaître. Les yeux face aux étoiles innombrables de la voûte céleste malgache, nous nous confions quelques secrets entre Jean et moi. Les trois autres Malgaches de cette expédition nocturne nous écoutent en silence, fatigués. Avec la nuit, il fait froid et notre immobilité n'arrange rien. J'ai laissé ma veste dans le camion et je ne dispose de rien d'autre, le froid picote mon derme. Ce restaurant, extrêmement modeste, est tenu par une femme. Elle ne parle pas français mais Jean lui explique pour moi que j'ai besoin d'une couverture. Il n'y en a pas. Elle me propose de passer cette fin de nuit dans son «hôtel». Je suis étonné qu'il y ait ce genre d'établissement ici. Cet hôtel est en fait sa hutte, sa case, enfin sa maison. Le loyer pour une nuit est de cinq mille francs locaux, soit moins de deux euros. A ce tarif là, elle m'invite donc chez elle. Par son bras allongé, elle me désigne la direction de sa case mais la visibilité ne dépasse pas l'intérieur du halo de lumière que dégage la lampe à pétrole, pas plus de dix mètres. Avant de nous y rendre, un bruit sourd de moteur s'entend dans le lointain. Puis, des phares trouent la nuit en deux points infinis qui paraissent se rapprocher de nous. Nous espérons que c'est notre camion mais il n'en sera rien. Il lui faudra vingt minutes pour parvenir jusqu'à ce village à une vitesse excessivement lente. Nous apprendrons du chauffeur que nos conducteurs sont repartis sur Tuléar par un taxi-brousse en sens inverse pour y chercher des pièces de rechange. J'ai bien peur que notre séjour ici durera assez longtemps, peut-être tout ce week-end. La majorité des passagers sont restés près du camion et de leurs bagages, sans aucun confort, avec des enfants et des vieillards. Avec Jean, je vais prendre possession de la hutte. La nuit est absolue sans aucune lueur, excepté celle de la lampe tempête de Laala. La lune a totalement disparu. Dans l'intimité de la hutte, nous nous retrouvons à quatre : Moi, Jean, Laala qui est la propriétaire de ce lieu et bonne cuisinière ainsi qu'une petite fille de huit ans. C'est l'enfant de sa sœur décédée. On meurt jeune dans ce pays ! Laala, que je n'avais pas pu bien observer dans la pénombre de sa gargote est plutôt belle, âgée de vingt-quatre ans seulement. Elle pousse l'hospitalité à nous offrir son lit que je partagerais avec Jean. Elle et sa petite-nièce dorment à terre, à même une natte d'osier, dans la poussière. Laala est bavarde, Jean s'improvise interprète. Nous nous accordons une courte veillée à la lumière chancelante de la lampe qu'il faut économiser. Laala ne préfère pas que je dorme habillé, elle craint sans doute pour son couchage tant mes vêtements sont redevenus sales. Laala me donne un pagne, sorte de paréo et me montre la façon de le porter. C'est tout un art et elle m'assure que les Malgaches dorment ainsi. Le lit, artisanal, occupe la moitié de la surface habitable mais l'intérieur de la hutte est relativement coquet, même dans une extrême simplicité. Une large étoffe fait office de plafond et recueille la crasse qui tombe du toit en chaume. Le moindre mouvement ou souffle d'air fait onduler ce voile léger de façon harmonieuse. Une unique photo en monochrome trône sur une caisse qui sert de table. Il n'y a aucune chaise : c'est trop exigu. On s'assoit par terre ou sur le lit. Toutes ses richesses et ses rares bibelots sont en nombre peu important. Je ne pense pas que Laala soit malheureuse pour autant, il émane de cette fille beaucoup d'enthousiasme. Ma qualité de Vahaza (étranger blanc) facilite la vie ici.
Ce sont des bruits étranges qui me réveillent. Juste derrière la paroi en végétaux séchés de la hutte, à deux centimètres de moi, un enclos retient captif trois petits cochons blancs et noirs. Ils ne cessent de renifler et maintenant leurs odeurs fortes viennent me titiller mes narines. Laala doit être levée depuis longtemps et s'affaire à préparer les repas. Je n'ai pas entendu un seul moteur passer sur la piste de la nuit. Jean aussi se lève, rassemble ses affaires et décide de repartir au camion-brousse toujours en panne pour rassurer et escorter quelques passagers jusqu'ici. Je me retrouve donc seul dans la hutte à somnoler, avec toutefois la compagnie bruyante des cochons. En regardant au-dehors par l'un des multiples trous du mur, je constate que le temps est superbe. La hutte est cernée d'autres cases semblables, à l'aspect primitif mais bien chaleureux en réalité. Laala ne m'oublie pas, elle vient m'apporter des fruits dont je jetterais directement les pelures dans le parc aux cochons. Le dialogue avec elle restait impossible. Elle ne parlait absolument pas un mot de français mais je compris que je pouvais rester dans son habitation autant de temps que je le désire. Toute la journée, j'allais donc squatter sa hutte en lui interdisant même l'accès car je verrouillerais sa porte avec mon cadenas pour la sécurité de mes affaires. Il est inutile de chercher une douche, des toilettes ou même un simple robinet: Il n'y en a pas dans un rayon de cent kilomètres. On m'envoie me laver dans le fleuve proche, mais je préfère tout d'abord aller le voir avant de m'y plonger. Dès que je me mets sur le pas de la case, une quinzaine d'enfants se postent devant moi à me regarder, sans dire un mot, ébahis ou éblouis. Les adultes se tiennent plus loin, en retrait, mais tous rient beaucoup à me voir. D'ici quelques heures, je ferais partie du paysage et plus personne ne me prêtera attention. De jour, il passe environ un véhicule toutes les deux heures sur cette piste et tous marquent une pause ravitaillement dans ce village. La journée, d'autres étals concurrencent celui de Laala. La vente de poissons séchés est l'activité principale devant celle des fruits, goyaves en l'occurrence. Un banc bancal, une table à trois pieds, quelques branches au-dessus et cela ressemble à un bistrot local où je rejoins mes compagnons d'infortune du taxi-brousse. La journée sera longue à attendre la réparation et surtout très chaude. Ce village s'appelle Tongobory et est désigné sur ma carte comme une ville importante par un gros point en gras. Un speudo guide me proposera de visiter les environs contre une rémunération ou un cadeau. Je le dédaigne car je ne lui accorde pas ma confiance. Il parle trop bien le français pour être honnête. Seul, je vais voir le fleuve Onilahy qui doit couler à proximité. Il me faut encore faire des détours à travers champs pour éviter la piste noyée. Je vois des Malgaches ne pas faire ces détours et traverser l'eau à pied sans se formaliser. Je laisse la priorité de la piste à des convois de charrettes à bœufs, ou plutôt de zébus. Parfois cinq ou six attelages de ce genre se suivent. Je prends garde de ne pas me faire écraser car ils sont assez silencieux dans leur allure nonchalante et les yeux de ces animaux de bat ne sont pas vifs. Je me sens vraiment ailleurs et je crois que c'est un des buts de ce voyage de séjourner dans un village d'une telle quiétude. Un large pont métallique, construit assurément par les Français, permet de traverser le fleuve Onilahy. C'est un vaste et puissant cours d'eau, aussi large que la Seine à Paris, au fort courant qui charrie une eau jaunâtre. Accoudé au bastingage à tenter d'observer la vie sur ses berges, une voix féminine me hèle en français : « Vahaza ! Vient ici !»Je n'apprécie pas que l'on m'interpelle ainsi, aussi je continue de traverser ce pont. Sur la rive opposée, un autre village érige ses huttes de façon désordonnée mais je n'y vois aucun commerce. Des cactus de trois mètres de hauteur portent de succulents fruits, des figues, mais leur couleur verte signifie qu'elles ne sont pas mûres. En franchissant de nouveau le pont, toujours la même fille m'interpelle. Je la distingue dans l'eau en contrebas mais la distance trop importante ne me permet pas de savoir ce qu'elle me veut. J'emprunte un sentier qui court vers le lit du fleuve. Là, la fille émerge de l'eau saumâtre, presque nue, le soleil de face l'éclaire violemment, sa poitrine découverte, énorme et ferme frémit à chacun de ses pas. Elle s'arrête à cinq mètres de moi et me propose un marché. Elle m'autorise à la photographier mais contre de l'argent. Je me refuse à cela et repars malgré le tarif décroissant qu'elle me crie. J'ai été tellement surpris que je n'ai même pas eu le réflexe de la photographier, appareil à la hanche sans qu'elle ne s'en aperçoive. Une vieille femme qui assistait à la scène est courbée de rire. Jean est déjà de retour avec une grande partie des passagers qui se sont installés à l'ombre. La place du village sent le poisson qui est exposé en plein soleil dans une vingtaine de vans en osier. Jean, toujours en meneur et chef se mue en porte-parole et propose de porter plainte contre le propriétaire du taxi-brousse. Son argument est que la réparation tarde exagérément et que surtout cinquante passagers, des femmes, des enfants, des personnes âgées et même un Vahaza sont totalement abandonnés et laisser à leurs sorts sur le bord de la piste. Certains voyageurs n'ont pas d'autre argent que celui qui leur a permit l'acquisition du billet du transport et ne peuvent donc pas manger. En délégation de quinze hommes, Jean en tête, nous nous rendons chez le maire de Tongobory. Je ne désirais pas les accompagner mais j'y ai été très sollicité en arguant qu'un étranger donnera plus de poids à leur requête. Assis en arc de cercle sur des bancs autour d'un bureau hors d'âge où s'est installé Monsieur le maire, chacun expose son point de vue en lents plaidoyers. C'est Jean qui parle le plus longuement sous les acclamations et hochements affirmatifs de tête des autres. Tout se passe en malagasy, je ne comprends rien à cette histoire de Malgaches. Le maire parle aussi en français à mon intention, j'ai l'impression d'être important. La mairie ressemble à une mairie française, je ne serais pas étonné qu'une effigie de Marianne soit cachée dans un placard. Le maire serre la main de chacun de nous très longtemps, presque cérémonieusement, avec déférence. Il nous faut ensuite porter plainte au poste de police qui domine le village et le pont, point hautement stratégique. Ici aussi, notre délégation est reçue pompeusement, tous les policiers en uniforme militaire nous serrent la main avec respect. Un Vahaza : ça se reçoit bien ! Pendant cinq minutes, les policiers se démènent pour asseoir tout ce monde puis le même récit de notre mésaventure est relaté en détail. Chacun, en ordre, apporte son témoignage précis. Munis d'un papier précieux car il est daté, signé et tamponné, nous retournons à la mairie. C'est le maire, la plus haute autorité de la région, qui tranche l'affaire. Le propriétaire est tenu de rembourser cinq cents francs malgaches à chacun des passagers soit un peu moins de trente centimes d'euros, somme sans doute négligeable pour moi mais importante pour un Malgache. Cette diversion nous aura occupé une partie de la journée et m'aura appris à palabrer en malgache. C'est à moi que l'on confie le papier officiel pour se faire rembourser car je penche de plus en plus pour un retour en arrière sur Tuléar. Je me débarrasserai de cette tutelle de garde d'un papier pour lequel je n'ai pas tout compris, auprès d'un autre voyageur. Par un des rares véhicules à passer dans la journée, Jean retourne au camion attendre les réparations. Il me laisse avec Laala et les autres voyageurs qui semblent s'ennuyer ferme. Ils resteront assis toute la journée à discuter. C'est le soleil qui les font se déplacer en rotation afin de rester toujours à l'ombre d'un maigre arbre. La hutte de Laala, construite en une espèce de roseaux et en bambou reste tout de même assez fraîche. J'y ferais une sieste aux heures les plus chaudes de l'après-midi. Il n'y a strictement rien d'autre à faire. Mais que vois-je arriver dans la hutte ? La grosse fille qui se baignait le matin dans le fleuve ! Elle me confirme que c'était bien elle. Habillée, je ne la reconnaissais pas tout à fait. Elle porte un prénom malgache absolument pas mémorisable, puis déclare avoir dix-huit ans et m'avouer dans la foulée qu'elle m'aime. C'est vraiment la plus grosse frayeur que j'aurais pendant ce voyage à Madagascar. Où pouvais-je me réfugier dans ce modeste village ? J'étais coincé et Jean n'était pas présent pour me défendre de cette fille. Elle parlait néanmoins français mais je limitais la conversation à répondre strictement à ses questions. Un essaim d'insectes volants avait installé son nid dans le chaume du toit de la hutte. Ces espèces de guêpes étaient grosses et longues de cinq ou six centimètres. Leurs tailles m'impressionnaient mais elles ne semblaient pas agressives. Je n'avais plus aucun espoir que le camion-brousse soit réparé ce soir. En comptant les jours de transport jusqu'à Fort Dauphin puis ceux pour retourner à Tana, cela me ferait trop de taxi-brousse. De plus, je parviendrai dans un état lamentable à l'arrivée et même, au pire, de rater mon avion. Décision sage : Je décide fermement de rebrousser chemin et de repartir sur Tuléar, seule autre destination du Sud malgache. Un taxi-brousse minibus stationne pour quelques instants sur la place du village, je demandais s'il y a de la place. C'est affirmatif, je quitte donc Tongobory. Je salue longuement d'une poignée de main Laala qui s'affaire dans son mini-restaurant. Puis, par devoir et par plaisir, je dis au revoir à chacun des cinquante passagers du camion brousse dont aucun ne m'étaient plus inconnus ni anonymes. Dans le minibus indien de marque Tata, je fis vite connaissance avec de nouveaux passagers. Je suis placé juste à côté du chauffeur, assis sur des sacs de charbon mais la proximité du pare-brise me procure une vue imprenable sur le paysage. Je constate qu'il faut être expert pour conduire sur cette piste sans casser son matériel à tout moment, les pièges sur la piste sont innombrables. A bord de ce véhicule il fallut trois quarts d'heure pour rejoindre le camion cassé, et je revis de jour le parcours effectué à pied dans la nuit. La distance était tout de même longue. Je demandais au chauffeur de stopper à hauteur du camion pour récupérer mes autres affaires. Je ne pris que mon coussin, durement acquis à Tuléar, et les passagers du minibus ironisèrent lorsque je le mis sous moi. Ils se moquaient de mon confort ! Les chauffeurs n'étaient toujours pas revenus de Tuléar. Je constatais que tout le train arrière était démonté en pièces détachées et reposait dans la poussière sous le châssis. Quelques passagers étaient restés ici pour garder les marchandises et je saluais une ultime fois Jean que je ne reverrais définitivement plus. Je redevenais solitaire. Le soleil était bas à l'ouest, direction vers laquelle le minibus se dirigeait. Je fus obligé de sortir mes lunettes de soleil et lorsque je les mis sur mon nez, de grands éclats de rires fusaient derrière moi. De ma position à côté du chauffeur, j'étais la cible de tous les regards et mon moindre geste était épié et commenté par tous. Même lorsque je mangeais une banane, des rires ponctuaient mes gestes. Ces Malgaches n'étaient vraiment pas tristes ! Je pris ma revanche quand une forte femme s'assit par mégarde sur une poule vivante. Celle-ci, à moitié écrasée piaillait à tout va et sorti indemne de l'histoire par miracle. La grosse femme eut peur puis se mit frénétiquement à rire comme tous les autres voyageurs, dont moi-même. Ce minibus n'était pas rempli, il y avait d'autres places libres mais on m'avait désigné celle-ci et je m'y tenais. Une moitié du véhicule était occupé par des humains, l'autre par des marchandises et des animaux. Cinq chèvres vivantes étaient ligotées derrière et plusieurs volailles s'égaillaient en presque liberté. A la nuit nous croisons une Renault Quatre qui roule à vive allure, en bondissant sur les aspérités de la piste. Parmi les quatre passagers, je reconnais l'un des conducteurs du camion brousse. Ils doivent avoir trouvé ou fabriqué les pièces de rechange et reviennent à leur véhicule pour le réparer. Ils ne parviendront à pied d'œuvre que dans la nuit et je suis certain qu'ils ne commenceront la réparation qu'au petit jour le lendemain. L'origine de notre minibus-taxi-brousse était Betioky et il s'arrête dans les moindres villages. Il n'eut, lui, aucune panne. Le chauffeur m'assura que nous arriverons avant vingt heures à Tuléar mais j'estimais l'arrivée à vingt-trois heures au mieux, c'est à dire en pleine nuit. A deux arrêts, des paysans voulaient monter des chèvres dans le minibus mais elles n'étaient pas d'accord. Des Malgaches se mettaient à quatre pour porter littéralement ces ovidés dans le véhicule où elles ne bougèrent plus. Les sacs de charbons étaient encore le fret le plus important. Il faisait nuit complète lorsque le taxi brousse s'immobilisa à Andranovory pour le dîner. Les épluchures de maïs jonchaient perpétuellement le carrefour. En dégustant des brochettes de viandes douteuses mais frites et donc sans danger, je m'informais sur les possibilités de dormir dans ce village. En effet, arriver tard et en pleine nuit à Tuléar ne me tentait pas. Bien que je connaissais maintenant cette ville, il est hasardeux de rechercher une chambre de nuit. Une commerçante m'indiqua un hôtel, le Safari, l'unique hébergement de ce village. C'était tout près, je m'y rendis pour me renseigner. Le prix était très modeste mais le confort allait de pair. De retour au minibus, sur le point de partir, je récupérais mes affaires et me séparais des autres passagers. Je lisais sur le visage du chauffeur : «Ils sont fous, ces Vahaza !» Cet hôtel était l'opposé du luxe, ni électricité, ni eau courante. La hutte de Laala était plus accueillante. La porte ne se verrouillait pas : le penne s'actionnait dans le vide. J'utiliserais mon cadenas pour la sécurité. Les six chambres étaient constituées de six petites cabanes en tôle. Un vieux gardien veillera toute la nuit sur la quiétude des pensionnaires. Il devait être rare qu'un étranger s'arrête ici, mais cela donnait plus de charme à l'endroit. Le gardien me conseilla de crier fort si quelque chose me paraissait anormal et il me mimait ce qu'il ferait dans ce cas avec sa sagaie qui me semblait dangereuse. Pour tout éclairage, je ne disposais que d'une bougie et de mon briquet. Je recherchais dans le village une lampe torche. J'en trouvais une que je marchandais à un étal mais en l'absence de piles adéquates je ne l'achetais pas. Cet hôtel faisait bar et en ce samedi soir il se muait en bal. Jusqu'à l'aube, j'eus droit à une musique malgache tonitruante. J'avais promis de me rendre à ce bal situé à vingt mètres de ma chambre mais j'avais croisé des regards enivrés d'alcool et préférais éviter leurs propriétaires. J'avais la chance d'avoir une chambre avec douche, c'est à dire que l'on m'apporta un seau d'eau glacée. La musique et l'éclairage du bal fonctionnaient avec un groupe électrogène. Quand la musique du dancing s'arrêta, c'est mon gardien qui joua, afin de ne pas sombrer dans le sommeil, du valiha, l'instrument musical traditionnel malgache. C'est la seule fois où j'entendis cette mélopée. J'imaginais cet homme, sa lance posée près de lui et le valiha entre ses mains. Quand le silence s'installait quelques instants, ce sont les bruits des animaux qui me tenaient éveillé. Au-dessus de ma tête, des gros insectes ou des rongeurs s'affairaient sous les tôles. Je m'en inquiétais un peu, voulu savoir d'où cela provenait mais ils se dissimulaient dès que la lumière de mon briquet luisait. Avec la bougie, je leur chauffais les pattes à l'endroit où je les pensais cachés. Le bruit de courses effrénées de courtes pattes s'ensuivait. Mais dès que je cessais, le tapage recommençait. Je réussis néanmoins à dormir une paire d'heures.
De jour, je vis mieux à quoi correspondait cet hôtel : Il était vraiment minable. Pour remonter sur la capitale Tana, il me fallait d'abord redescendre au sud, à Tuléar pour repasser ensuite dans ce village. C'est absurde mais si je veux une place dans un taxi brousse, je dois y monter à son origine. Pour rejoindre Tuléar, on m'indique un taxi-brousse local. Ceux qui viennent d'en deçà sont déjà pleins. Ici, les véhicules sont tous des 404 Peugeot, tel que ceux nommés «bâchés» en Afrique Noire Occidentale. Leur lenteur est extrême car ils s'arrêtent partout et longtemps. Je me suis levé à six heures, soit de bonne heure mais je n'arriverais pas à Tuléar avant midi. J'ai bien trouvé le taxi-brousse qui partira le premier mais il faut attendre qu'il soit plein pour partir, unique condition de rentabilité. Dans l'histoire, j'ai payé le transport jusqu'à Fort Dauphin puis ce retour forcé à Tuléar par deux fois. Les tarifs de ce mode de transport sont si modiques qu'ils sont négligeables. Je n'avais pas imaginé ce village aussi vaste. Un grand marché occupe tout un sous-bois et on y trouve absolument de tout. Je me régale de café et de beignets de farine qui sont confectionnés devant moi par des mains expertes qui répètent le même geste routinier toute la journée. Je suis bien sûr le seul vahaza mais je passe presque inaperçu, sinon remarqué par quelques enfants étonnés. La plupart des gens sont venus au marché en carriole collective tractée par un zébu ou un couple de ces bovidés. Un parking est aménagé pour ces calèches et les bêtes de traits. C'est un véritable troupeau qui est réuni. Je compte au moins trente carrioles dont certaines sont extrêmement rustiques. Ce taxi-brousse transporte vingt passagers environ mais d'office on me donne encore la meilleure place, celle à côté du chauffeur. Des passagers descendent au fil de la route et on en prend d'autres qui nous font signes sur le bord de la chaussée. Parfois ces arrêts se font en rase campagne et je me demande où se rendent ces gens car je ne vois aucune habitation. Des sacs de charbon de bois sont chargés à différentes haltes. Les gens qui vivent de cette industrie du charbon sont très pauvres. Ils sont sales en permanence, leurs tricots de corps n'ont plus d'âge et leurs maisons sont les plus rudimentaires possible : cinq parois végétales se partageant en quatre murs et un toit. Les enfants travaillent très jeune à ce gagne-riz ingrat. J'en vois un de cinq ans qui rempli un sac en jute de bois à demi-calciné. Dès qu'un enfant me voit assis devant le véhicule, il appelle ses copains et bientôt ce sont sept à huit bambins qui m'observent en souriant, sans rien dire. Entre eux, j'entends le mot «Vahaza» qui circule sur leurs lèvres. A d'autres haltes, les produits régionaux sont proposés à la vente sur une planche au bord de la route. Parfois il n'y a qu'une seule et unique citrouille à vendre, mais si l'affaire se conclu, le travail de la journée est assuré. A mi-parcours, des engins des travaux publics sont en train de goudronner la route et celle-ci est interdite à la circulation pour la circonstance. Il faut attendre deux heures pour qu'ils achèvent la portion et que le bitume sèche. Avec cette chaleur, il sèche quasiment de suite. Rester au soleil est intenable, je me réfugie à l'ombre d'un bulldozer. Des vendeurs ambulants ont flairé la perspective de commercer et leurs goyaves et évis s'arrachent au prix qu'ils désirent. Le goût âcre des évis ne me convient pas. Le paysage est ici une morne plaine plantée à l'infini d'arbustes épineux qui nous interdisent de s'écarter de la route. Un des conducteurs d'engins de terrassement me propose d'acheter de l'or. Je regarde à deux fois son petit flacon pour apercevoir l'infime poussière d'or qui scintille au soleil. Son prix n'est pas élevé, quarante-cinq euros, mais il y a tellement peu d'or que l'on ne peut rien en faire. Enfin repartis, la route s'incline vers la mer qui étend son étendue bleutée jusqu'aux côtes sud-africaines. L'arrivée à Tuléar est agréable, de nuit je n'avais pas ressentis cette approche progressive. J'ai mis quatre heures pour relier Andranovory à Tuléar, là où une heure aurait dû suffire. La première chose que je fais est de réserver une place dans le prochain taxi-brousse en direction de Tana pour aller à Antsirabé. Il partira demain matin à six heures. Cette heure est évidement l'horaire fixé à tous les départs. J'avertis le manager que je ne serais pas ici avant sept heures. Je sais parfaitement que le véhicule ne partira pas avant huit heures. Cette fois encore, ce sera un minibus Tata, comme le trajet de la veille. Ces véhicules indiens sont très robustes et hier il s'est bien comporté sur la piste en mauvais état. Je décide de changer d'hôtel, j'irai au Corail et c'est un pousse-pousse qui m'y conduit. Ce sera ma quatrième nuit à Tuléar et mon troisième hôtel différent. J'aime le changement. Nous sommes dimanche, tout le centre ville est désert et les boutiques fermées. Même les pousse-pousse sont moins nombreux à travailler. Le pays est plutôt chrétien et ce jour de repos est respecté. Seules les rues où sont situés les marchés frémissent d'une activité ralentie. A l'hôtel Plazza j'échange encore des francs français contre leurs homonymes malgaches. Le taux n'y est pas fameux mais en ce jour il n'existe pas d'autre endroit susceptible de me procurer des devises locales. Le niveau de vie n'est pas élevé dans ce pays mais l'argent s'écoule tout de même à flux régulier. Les taxis-brousse de ces derniers jours m'ont coûté cher en définitive et pour une distance parcourue qui est nulle. Le marché aux coquillages en face du Plazza est intéressant et la concurrence rude entre les femmes chargées de les vendre aux quelques touristes de passage. Certaines coques sont énormes, d'un demi-mètre de long mais elles seront trop embarrassantes pour les transporter. Les mâchoires de requins sont également superbes en puissance bien que sales et mal équarries. Un cyclone devait ravager l'île plus au nord car de fortes rafales de vent balayaient Tuléar en fin de journée. Les pousse-pousse devaient rabattre leurs capotes sinon leurs efforts de traction devenaient vains. Les rues de Tuléar me semblaient très familières. Un bol de riz cala mon estomac pour la nuit.
ANTSIRABE - TANANARIVE
A six heures, c'est le gardien armé de sa lance aiguisée qui m'entrouvre la porte me permettant de sortir de l'hôtel, presque comme un voleur à une heure où tout le monde dort. Dès que mon pied est dehors, je me heurte à une parade militaire sur la route du front de mer. Pas moins de trois cents soldats s'exhibent, l'arme à la main. Je me fais petit afin de passer inaperçu et dans un pousse-pousse je rejoins la gare routière. Comme je m'y attendais, le minibus est là mais il ne quittera pas Tuléar avant trois heures. Mon petit déjeuner est composé de café et de pain sec. Face à la gare routière, au moins vingt cafés vivent de la clientèle des passagers. Symbole du passé français de Madagascar, des montagnes de pains se succèdent devant ces débits de jus noirs, dont le goût ressemble vaguement à du café. Je verrais souvent ce pain français mais je n'en consommerais que très peu. La fille qui me sert ce café est en soutien-gorge et mon appareil photo se régale de ces spectacles de rues aux relents populaires. C'est avec une certaine émotion que je quitte Tuléar, ville dans laquelle je commençais à m'habituer. Après seulement une heure de route, c'est le retour et un arrêt buffet à Andranovory. Les Malgaches sont toujours aussi avides de ces catins de maïs que je répugne. Les noms des gargotes ont des résonances françaises telles que «Au bon Coin» et «Tout est Bon». Je reconnais le radier, réparé cette fois, que nous franchissons au sec et à vive allure. La route a un goût de déjà vu jusqu'à Ihosy, comprenant les mêmes haltes dans les villages identiques qu'à l'aller. Je suis tout à l'arrière du véhicule, près d'une porte, je doute qu'elle soit une bonne place mais elle est pratique pour sortir. L'un des deux conducteurs qui se relayeront tout le trajet dort sur mes pieds car il s'allonge devant cette longue banquette arrière. Leurs conditions de repos et de travail sont bien différentes des normes européennes. Je me satisfais de repas rapides et extrêmement simples, avalés à la sauvette lors des haltes. Lors d'un arrêt de nuit, j'essaie de manger du manioc bouilli. Ce n'est pas cher mais le goût de cette « racine des pauvres «, plat de base de nombreux peuples, ne fait pas l'affaire de mon palais habitué à des arômes plus sophistiqués. Il faudrait que j'aie grand-faim pour en avaler. Je ne parviens même pas à achever le morceau de manioc que j'ai acheté et le redonne au vendeur ambulant qui est surpris par ce geste. Il ne comprend pas qu'un Vahaza n'apprécie pas le manioc. Les passagers de ce taxi brousse se montraient moins bavards que dans les autres transports. J'essayais de dormir car je ne voyais rien au-dehors du bus, tout était absorbé par la nuit. Il avait dû pleuvoir et des passages délicats étaient difficilement négociés par le minibus. Enfin, vers trois heures du matin, dans l'obscurité totale, le véhicule s'embourbe sur le bas-côté. Tous les passagers doivent descendre. Je mets directement mes pieds dans la boue jusqu'aux mollets. Pendant une heure, le taxi-brousse tentera d'avancer et de reculer afin de se dégager mais rien n'y faisait, il demeurait prisonnier de sa gangue de boue. Les véhicules étaient rares sur cet axe, pourtant l'une des routes les plus importantes du pays. Avec le temps qui s'écoulait, cinq ou six autres véhicules s'amassaient de chaque côté du taxi-brousse, celui-ci barrait le passage dans les deux sens. Toutes les circulations entre le Nord et le Sud du pays étaient donc de fait interrompues. Je compris alors l'utilité des cordages qui étaient disposés sous mon siège à l'arrière. Sans trop y croire, les cordes furent attachées devant le minibus. En même temps que le moteur vrombissait, tous les passagers étaient mis à contribution, excepté les femmes. Je faisais partie de ceux qui tiraient sur la corde, pendant que d'autres poussaient le bus, soit par-derrière, soit sur ses flans. Le véhicule de plusieurs tonnes faisait des bonds impressionnants dans les ornières et les pousseurs tenaient une position dangereuse car le bus reculait parfois violemment pour retomber dans ses traces profondes. La chaussée, pourtant bitumée sur cette section, était entièrement recouverte de terre que des pluies diluviennes ont apportée. La route était une vraie patinoire et en tirant sur les cordages, je ne cessais de glisser. Au bout de sept ou huit tentatives infructueuses et désespérantes, je n'avais guère d'espoir de repartir de ce bourbier cette nuit, mais cela m'était indifférent. J'avais froid et surtout sommeil. Enfin, une ultime fois, à trente hommes, nous réussissons à sortir le taxi-brousse de son étreinte poisseuse. Nous réintégrons le véhicule comme si rien ne s'était passé, c'est un des aléas tout à fait normaux des déplacements à Madagascar. Tout le monde était sale, il n'y avait rien pour nettoyer les chaussures, la boue était omniprésente partout, jusque dans le minibus maintenant. Cet effort modéré nous fit sombrer plus rapidement dans le sommeil. Je ne vis rien de la ville de Fianarantsoa, de Ambositra et de Ambalavoa. J'eus même peur d'avoir raté l'arrêt d'Antsirabe.
C'est donc avec le jour naissant que j'atteins Antsirabé où l'arrivée à la gare routière n'est pas enthousiasmante. Là aussi, une épaisse couche de boue recouvre tout et pour la première fois à Madagascar, il fait vraiment froid. Emmitouflé dans mon unique et insuffisante veste, je choisis la solution de facilité en hélant un pousse-pousse pour me mener dans un hôtel bon marché. J'ai jeté mon dévolu sur l'hôtel Baobab. J'ignore où il est situé par rapport à la gare des taxis-brousse mais avec le pousse, cela n'a aucune importance. Il me fera traverser toute la ville et cette première impression de l'agglomération n'est pas encourageante. Par rapport à Tuléar, elle me paraît très pauvre. Compte tenu de la distance, le prix de la course n'est vraiment pas élevé et méritait plus. Je n'encourage pas l'inflation, aussi je paie ce qui est dû et qui résultait du marchandage préalable. Il n'est que huit heures, la journée commence à peine. La chambre au Baobab est extrêmement vétuste, à la limite du sordide. Avec le temps couvert, le froid relatif, la fatigue et la saleté, mon moral n'est pas au plus haut. Je suis toujours transi, sans doute aussi à cause de cette nuit où je n'ai dormi qu'en pointillé, additionné aux vingt-quatre heures de taxi-brousse non-stop. Antsirabé était une station thermale au temps des français. Malgré l'aspect peu attirant de la chambre, je dispose d'un robinet d'eau chaude, chose rare et exceptionnelle dans le pays. Cette ville est située en altitude, ce qui explique ce froid assez vif. Le soleil ne tardera pas à réchauffer l'atmosphère et le reste de la journée la température sera agréable. A la gare d'Antsirabé, je me sens chez moi. Le bâtiment est désert. En effet, il n'y part que deux trains de voyageurs par semaine. Le prochain train à destination de Tana partira jeudi matin, dans deux jours et j'essayerai d'être dedans. Je vais voir le chef de gare, qui vue l'ampleur du trafic devrait vivre centenaire. Nous parlons de trains ! A la banque je change encore de l'argent. Je préfère l'échanger par faible quantité car cela m'évite de me promener avec d'épaisses liasses de francs malgaches. Antsirabé m'apparaît très déshérité et populaire. C'est dans cette ville que le nombre de pousse-pousse est le plus élevé du pays. Ces carrioles tractées par un homme à pied sont partout, souvent regroupées à chaque carrefour. Ces hommes se querellent souvent pour obtenir les faveurs des clients qui sont moins nombreux qu'eux. Même à la porte de mon hôtel, je dois franchement les repousser pour avoir la paix. Ils ne sont jamais agressifs mais leur ténacité est pesante. Une poignée de clochards ont aussi élu domicile à l'entrée de l'hôtel. Je ne leur donnerai jamais d'argent, juste par deux fois quelques bananes achetées auparavant et que j'espérais grignoter en égoïste dans la chambre. Certaines rues de l'ancienne cité thermale ne manquent pas de charme, de style rétro, vieillot ou populistes et très colorées. Les pousse-pousse pour marchandises existent également en bon nombre ici. Réunis sur une place, ces hommes-chevaux attendent qu'on loue leurs bras et leurs jambes, adossés à leur tombereau plus que rudimentaire. Une atmosphère de pauvreté plane sur toute cette ville et je remarque que les habitants sont moins rieurs qu'ailleurs. Je mangeais sur un étal du marché. La dizaine de fois que je passerai devant ce commerçant, qui est cloué à son poste du matin six heures au soir vingt-trois heures, pas une fois il n'oubliera de me saluer et d'échanger quelques phrases routinières. Je me rendis ensuite sur le vaste marché d'Antsirabé, à l'opposé de l'agglomération. Toutes les rues y conduisant sont occupées de vendeurs et marchandes, accroupis sur les trottoirs et vendant à même la terre tout ce qui existe à Madagascar. Ce marché, gigantesque, est l'endroit le plus misérable que j'ai vu au monde, du moins parmi les cent-vingt pays que j'ai visité. Tout y est lépreux et je trouve que ma présence y est déplacée. Voir ici cette concentration de misère est malsain. Je vois tout de même des regards intéressants et des sourires qui s'allument sur les visages lorsque je les croise. Finalement, je m'habitue à Antsirabé et à sa pauvreté ambiante. Comme tous les marchés, chaque secteur a sa spécialité. Tantôt des montagnes de tomates, de raisins ou de pommes ou bien des rangées de tapis et de couvertures qui succèdent à des étals plus hétéroclites d'objets divers en plastique aux couleurs vives. Les femmes sont les plus nombreuses et je suis souvent sollicité à toucher tel tissu ou à goûter tel fruit. La boue caractérise le quartier des volailles en cage d'où se dégage une forte odeur. Pour parer la chaleur et perdre du temps, je vais dans l'unique cinéma de la ville où un film assez récent est à l'affiche : «Les nuits avec mon ennemi». L'entrée est de quelques centimes seulement, mais il n'y a pas foule. Nous sommes en tout que deux spectateurs. Je comprends la raison qui fait que les Malgaches ne sont pas cinéphiles. L'image sur l'écran est à peine visible. Les scènes de nuit sont d'un noir absolu et la bande sonore, pourtant en français, est totalement inaudible tant l'écho de la salle est important. Ne voyant ni n'entendant rien, je ressors de ce cinéma après une heure de quasi-sommeil. J'en profite pour me rendre à la poste afin de téléphoner. Je passerais le reste de l'après-midi dans cet établissement, même après son horaire de fermeture. Seul le service téléphonique reste ouvert assez tard et je comprends pourquoi. Il me fallut plus de deux heures d'attente pour obtenir l'île de la Réunion, à quelques centaines de kilomètres seulement d'ici. Je me demande même si la communication n'a pas transité par la métropole ! Malgré les heures à attendre, le téléphone fonctionne tout de même. Je ne ferais pas le même compliment au service postal : mes cartes envoyées à la Réunion ne parviendront jamais à destination, à l'exception d'une seule et très longtemps après mon départ de la Réunion. De la poste, je tuais le temps à voir les pousse-pousse affréter leurs clients à la sortie du bureau. Une vieille femme française, résidente à Madagascar depuis plusieurs années me liait conversation. Elle désirait aller à Tuléar mais je la dissuadais de s'y rendre en bus lui contant les nombreuses difficultés des transports en taxi-brousse. Je fuyais les restaurants des hôtels et Antsirabé comptait peu de restaurants moyens. Je recherchais une gargote puis en dénichais une qui me convenait par sa simplicité extrême. Une table unique dans une bicoque de planches toute branlante me comblait. Je n'eus rien à commander car le plat est unique et le même tous les jours : du riz, quelques achards et un tout petit peu de viande autour d'un gros os, le tout pimenté à souhait. Je n'ai jamais peur de la nourriture, je m'abstiens juste de boire l'eau. Je suis étonné lorsqu'une Européenne vient s'asseoir à cette table, donc à la mienne et absorbe la même chose que moi. Je n'avais pas vu un autre étranger dans cette ville, à l'exception de la poste. Elle est accompagnée par une vieille femme malgache qui l'a sûrement escortée jusqu'à cette guinguette, peu visible de la rue. Le lendemain, elle désire parcourir les environs d'Antsirabé en vélo, ce qui était également mon projet. Très vite nous nous mettons d'accord pour pédaler ensemble le lendemain dans la campagne alentour. J'avais auparavant repéré un loueur de vélo dans le centre mais ses engins trop vétustes me déroutaient. Cette Européenne de nationalité allemande se nommait Eva. Ce prénom évocateur d'érotisme lui allait peu car son corps était bien banal et bon nombre de filles malgaches lui était supérieur en beauté. Suzie, la vieille Malgache qui l'accompagnait se proposa pour nous trouver des bicyclettes de location. Sa connaissance parfaite de la ville constituait une aide précieuse. Dans les quatre «boutiques» où elle nous mena, nous ne trouvions que de vieux cycles, certes peu chers mais peu adaptés au terrain et aux pistes caillouteuses. Nous nous séparons de Suzie qui tenait un commerce près des Thermes et où nous lui promettons de lui rendre visite. Une dizaine de gamins resteront accrochés à Eva en lui réclamant du pain. Elle céda, en acheta puis le partagea entre ces enfants de quatre à huit ans mais aussitôt d'autres accoururent qui les relayaient. Une fille était plus vulnérable car plus sentimentale que moi. Autour d'une bière, dans l'unique café chic d'Antsirabé, je fis mieux connaissance d'Eva, formalité indispensable pour la randonnée du lendemain. Etudiante et ayant vécu longtemps à Lyon, ce qui explique sa bonne élocution en français, elle n'avait voyagé jusqu'alors qu'au Brésil. C'est finalement à son hôtel que nous trouvons les deux vélos VTT que nous espérions. Le lendemain matin, elle aura quelques courses à effectuer, aussi nous nous donnons rendez-vous à midi à son hôtel. Bien que la distance jusqu'à l'hôtel Baobab ne soit pas importante, c'est en pousse que je m'y rends. Les rues d'Antsirabé sont très faiblement éclairées la nuit et une foule compact et populeuse s'y presse et y réside. La rude nuit précédente m'assure un sommeil continu et lourd.
Je me lève tôt pour profiter au maximum de la location du vélo. Un engin VTT est trois fois plus cher qu'un cycle ordinaire. Je prends la direction du nord et m'engage dans le premier chemin dès que je suis suffisamment éloigné de la ville. Les deux côtés de la route sont envahis de commerces, des fruits principalement. Je double avec allégresse les pousse-pousse qui me laissent le passage sous mon injonction. Le premier chemin se révèle être une impasse. J'atteins une briqueterie toute fumante plantée au centre d'une rizière. Le second chemin emprunté finit également en cul-de-sac dans un hameau de quatre ou cinq habitations rurales. Les enfants s'égaillent dans toutes les directions en criant d'effroi lorsqu'ils me voient. Je ne comprends que le mot «Vahaza» dans leurs exclamations apeurées. Je n'ai pas emporté d'eau et la chaleur se fait déjà ressentir. Je n'ai pas d'autres choix pour me désaltérer que de boire des cafés. L'eau a été, je l'espère, portée à ébullition afin de tuer tous les virus et autres microbes qui polluent cette eau. Le troisième chemin dans lequel je m'engage est à peine carrossable. Les gens au bord de cette piste me confirment qu'elle continue très au-delà du premier village rencontré. A chaque étape où je vois de l'eau bouillir dans d'antiques casseroles, je bois un café très énergétique et d'un prix tout à fait négligeable, vingt fois moins cher qu'en Europe. Ce sont aussi à chaque fois des occasions pour échanger quelques mots avec les commerçants et les gens qui s'agglutinent rapidement autour de moi. J'ai l'impression que l'on me préserve et que je suis perçu comme un événement original, très peu de Vahazas s'aventurent par ici. Je consommerais jusqu'à dix cafés dans cette matinée et mangerais encore plus de fruits, surtout des kakis. Devant chaque maison un tas de fruits rouges est gardé par un enfant. Parfois il n'y a qu'un seul fruit. Ce que je pris tout d'abord pour des tomates sont en fait des kakis, fruits assez rares en Europe. Le premier me paraît âcre mais je m'habituais ensuite à ce goût. C'est aussi l'occasion de prendre les gens en photo. Comment pourraient-ils me refuser de prendre la pose si je leur achète quelque chose ? Le VTT se révéla le moyen de transport indispensable ici tant le terrain était bosselé de grosses pierres. Les seuls autres véhicules que je croisais et dépassais à toute vitesse étaient des chars à bœufs, parfois quatre ou cinq à la suite, surmontés de paille, de céréales ou d'une dizaine de passagers. Les enfants, toujours rieurs, me saluent d'amples gestes de la main. Les dernières habitations d'Antsirabé avaient disparu à l'horizon. Le paysage s'était mué en rizières en terrasses parmi lesquelles zigzaguait cet étroit chemin. Par endroits la pente me facilitait l'effort tandis que dans d'autres sections la rampe était raide et je devais pousser le vélo à pied. Après deux heures à pédaler, je parvenais dans un gros village dont on me dit qu'il s'appelait Andravo. La circulation sur sa place centrale est assez dense. Au moins dix chars à bœufs s'y croisent en permanence dans un bruit de cerclage de fer des roues sur les pierres et des pas pesants des bovins. Pendant une pause à manger des kakis, un des chars à bœufs conduits par des enfants me dépasse alors que je l'ai précédemment doublé. Je le re-dépasserais à mon tour et ainsi de suite sur plusieurs kilomètres. Chaque fois que nous nous voyons, ces adolescents rient et m'invitent à monter dans leur chariot, jugeant sans doute mon effort trop ardu. Pour mon plaisir de liberté, je délaisse leur invitation. Je sais qu'en cas de problème ou de fatigue, je pourrais toujours me hisser à bord d'un de ces chars à bœufs très archaïques. Mais, même à pied, l'allure est plus rapide que ces attelages anciens. Je suis parfois contraint de me garer pour laisser un tel chariot me croiser. Après Andravo, le paysage est constitué de rizières au même niveau. Des minces filets d'eau ruissellent entre les plants de riz et des enfants se font une joie de jouer dans ces aires aquatiques. J'aime cette plénitude et le calme dont respire ce paysage. A la mi-matinée, il me faut rebrousser chemin pour être à l'heure au rendez-vous d'Eva. Je croise une longue cohorte de piétons, des femmes et des enfants essentiellement, tous portent de lourds fardeaux sur la tête. Je me retourne pour les regarder une fois la colonne dépassée et je surprends tous les visages tournés eux aussi vers moi. A midi, de retour à Antsirabé, je déjeune dans une auberge à l'endroit où les taxis-brousse venant de Tana font une halte. Je reconnais la place où de nuit des petites filles voulaient absolument me vendre des pommes. Je pénètre avec mon vélo dans le restaurant de peur qu'on me le dérobe. Pendant tout le temps que j'absorbe mon riz, un mendiant tendra sa main à cinquante centimètres de mon assiette dans l'espoir d'y recevoir quelques pièces. Sur une place, je découvre par hasard Suzie qui tient son commerce. Celui-ci est vraiment le plus rudimentaire qu'il soit possible. C'est une charrette à bras, genre de grosse brouette où elle propose diverses camelotes. Elle n'a rien qui puisse me convenir. Suzie a un peu honte de sa condition et rechigne à se faire photographier ainsi. Je lui promets de lui envoyer ces photos, ce que je ferai réellement, elle ajuste alors ses vêtements en désordre et se maquille rapidement. A l'heure prévue, je retrouve Eva à son hôtel qui est plus luxueux que le mien. Sur une carte à la réception, je vois le circuit que j'ai effectué pendant la matinée, je l'estime à vingt kilomètres. Eva hérite du vélo personnel du patron de son hôtel. Celui-ci se montre un peu réticent à laisser ainsi son unique moyen de locomotion mais Eva sait se montrer chaleureuse et le patron en est rassuré. Ces deux vélos qu'il dit uniques à Antsirabé ont déjà été volés mais comme ce sont des pièces rares, ils ont vite été récupérés par la police. Le risque de vol de ces deux vélos est donc limité car chacun sait à qui ils appartiennent. La chaleur de l'après-midi s'annonce écrasante mais c'est le moment que nous choisissons pour affronter le soleil. La route de Betafo est goudronnée et l'allure va bon train. Les cuisses d'Eva font trois fois le diamètre des cuisses des filles locales et je lis des regards moqueurs de Malgaches sur le passage d'Eva qui me précède. Notre chevauchée en couple provoque quelquefois des crises de rires quasi-hystériques de la part de certaines femmes sur le bord de la chaussée. Les enfants se montrent encore les plus expressifs et des «Vahaza-Vahaza» semblent exploser de leurs gorges. Il me faut rattraper Eva qui file sur sa lancée, encouragée par une pente favorable et qui loupe la bifurcation du chemin du lac de Andraikiba. Ce chemin de terre est plus campagnard et les habitations de terre plus espacées. Le bleu du lac surgit au milieu de la verdure. Au bord du lac et de l'ancien complexe nautique colonial, des gamins essaient de vendre leurs marchandises de pacotilles. Ceux-ci semblent plus habitués aux touristes même si ces derniers doivent être rares à se hasarder jusqu'ici. Ils proposent des stocks impressionnants de pierres semi-précieuses et de sachets d'épices. Ils se montrent vite presque agressifs, surtout à l'encontre d'Eva. Sa forte poitrine suscite la curiosité et il est temps que nous partions avant que des mains soient plus entreprenantes. Les kakis sont appétissants mais Eva ne parvient pas à faire baisser le prix d'autant qu'elle le désire. En allant vers un second lac, celui de Tritriva, il nous est nécessaire de demander souvent la bonne direction, il n'existe aucun panneau indicateur. Les réponses à nos questions se retournent en d'autres questions de la part des Malgaches qui sont extrêmement curieux de savoir qui nous sommes et d'où nous venons. L'usage commun du français facilite grandement ces échanges fructueux. Contrairement à la ville où les enfants ne sont pas timides, dans les petits hameaux que nous traversons ou dans ceux où nous marquons une pause pour boire et manger des fruits, les enfants se montrent plus craintifs et se cachent parfois de nous. Les enfants courent se dissimuler dans la végétation ou dans les cabanes et nous pouvons voir leurs yeux nous scruter. Les étrangers voyeurs sont pris à leur propre jeu. Belazao est un gros village tout en haut d'un monticule que nous devons gravir à pied, vélo à la main, en évitant d'écraser les nombreuses bouses de vaches ou de zébus. Les gens sortent de chez eux, de leurs maisons de terre rouge, aux vieux balcons de bois patinés par le temps, pour nous observer en silence. Nous nous y arrêtons et sommes vite encerclés par une ronde d'enfants aux visages sales. Ils restent muets devant nous et chacun de nos gestes est commenté à voix basse. Eva achète du pain, elle adore le pain français qu'elle dévore sec et goulûment. Ce pain, produit à la modeste boulangerie de ce village n'a rien à envier en goût ni en qualité au bon pain des campagnes françaises. Nous nous perdons et ne verrons pas le lac Tritriva mais cela n'a aucune importance. Par un raccourci, nous nous rallongeons sur le trajet du retour. Nous avons l'impression de nous éloigner de plus en plus d'Antsirabé. Nous croisons une colonne d'au moins vingt-cinq chars à bœufs, tous chargés de gerbes de maïs. Nous nous garons sur le bas-côté mais leurs cornes puissantes passent très près de nous et nous sentons le souffle de leurs museaux. Le soleil commence à décliner par-delà les collines d'Antsirabé et nous devons nous hâter. Nous marchons souvent, chaque fois que le chemin est difficilement praticable ou trop escarpé. Nous sommes en fait épuisés par six heures de vélo discontinues, et davantage encore pour moi. Nos arrières sont douloureux, peu habitués à une selle de bicyclette. La douleur est accentuée par les multiples cahots de la piste. Les Malgaches rentrent des champs, des outils archaïques sur leurs épaules. Des feux de bois s'allument çà et là. La lueur des flammes de ces brasiers éclaire d'une façon spectaculaire les intérieurs des maisons de torchis. Le vélo d'Eva est couvert de boue et lors du franchissement d'une rivière elle tenta en vain de le nettoyer, de le dégrossir de sa croûte d'argile. Nous abordons la banlieue d'Antsirabé par le côté opposé à celui que nous l'avions quitté. Eva est ravie d'être arrivée bien qu'il nous reste une bonne heure de marche jusqu'à l'hôtel. Nous ne pouvons plus du tout monter sur nos engins tant il nous est douloureux de nous asseoir dessus. Cet endroit de la ville est densément habité et nous sommes escortés par une ribambelle de gosses tout heureux de voir des Vahazas. Malgré la pauvreté, les habitations sont belles, anciennes mais peu entretenues. Toutes comportent un étage et l'architecture est presque européenne, du moins de l'Europe du Moyen-âge. Au centre des rues s'écoule une eau douteuse alimentée par les égouts. Quelques cochons en liberté vaquent à leurs occupations de charognards en débarrassant les ruelles des déchets végétaux. Nous estimons être parvenus en ville lorsque nous voyons des pousse-pousse, signe d'un embryon de civilisation car ils dépassent rarement les limites des agglomérations. Nous contournons le grand marché que j'ai visité la veille, toujours avec son aspect pitoyable. Le flot des pousse-pousse est maintenant si dense qu'il est difficile de progresser sans hurler afin qu'ils s'écartent. Dans l'un d'eux, je reconnais la vieille Française résidente, rencontrée à la poste. Je la double, la salue et elle me reconnaît à son tour. L'image est totalement coloniale : Une femme européenne au chapeau de paille confortablement installée dans la charrette d'un pousse, se laissant mollement tractée par un Malgache aux pieds nus. Nous restituons les vélos avec une grande hâte, pressé de nous en séparer. Nous rencontrons deux autres Européens, deux Français. L'un d'eux déclare avoir été attaqué et dépouillé à Tana sous le tunnel Hubert Garbit qui mène au lac Anosy. Il nous met donc en garde contre les voleurs à Tana qui se montrent de plus en plus hardis envers les étrangers. Le second, plus jeune, me prend presque pour un Dieu lorsqu'il connaît mes voyages précédents. Maintenant, je me rappelle d'un temps où lorsque je rencontrais un grand voyageur, je le prenais moi aussi pour un demi-dieu et l'enviais. Je prenais désormais plaisir à que ce soit l'inverse. Je me sépare d'Eva et nous nous donnons rendez-vous le lendemain à la gare. Elle a également choisi de quitter Antsirabé par le train. Je dînais de fruits que je partagerais encore avec les mendiants devant ma chambre. Je suis rebuté des bananes, des goyaves et des kakis. Heureusement que la journée je ne reste jamais dans les chambres, sinon le moral serait bas tellement ces chambres d'hôtels bons marchés sont minables et inconfortables.
Le train est prévu de partir à six heures et demie, aussi une heure plus tôt je me lève, ce qui me paraît matinal. La gare n'est pas éloignée de l'hôtel, cinq cents mètres peut-être mais comme il pleut légèrement, j'accepte que le pousse m'y conduise. Ce sera ma course en pousse-pousse la moins onéreuse, trois cents francs malgaches, moins de vingt centimes d'euro. Le pauvre bougre galope dans les flaques d'eau, vêtu d'un sac de plastique grossièrement découpé sur le dos pour échapper à l'ondée. Dans la carriole je reste au sec mais j'ai quelques remords sur la conscience. A l'inverse de ce que je m’attendais, il n'y a pas foule à la gare, juste une courte file d'attente devant le guichet. Le billet de seconde classe ne coûte que deux euros. Avec ce sésame je me rends sur le quai. J'y retrouve Eva qui à choisi la première classe de peur d'être étouffée en seconde. Deux autres «blancs» voyagent dans la queue du train, ce sont également des Germaniques. Ce train est un autorail diesel-électrique de couleur verte et composé seulement de trois voitures à voyageurs. Je vais voir le conducteur dans sa cabine de conduite mais je n'y trouve que son aide qui ne prend pas la responsabilité de m'autoriser à rester avec lui dans la cabine. Le conducteur tarde à venir, je me résigne à prendre place avec les autres voyageurs. Le Skaï des banquettes n'est plus qu'un doux souvenir, les sièges sont tous éventrés. Je m'attendais à un départ très en retard comme il est de coutume dans ce pays pour les transports routiers. Je suis surpris lorsque le convoi s'ébranle cinq minutes avant le départ prévu, laissant Antsirabé derrière ainsi que peut-être quelques voyageurs. Pour parcourir les cent soixante-dix kilomètres, cinq heures de trajet sont prévues. La météo est très maussade, c'est la queue du cyclone Litanne qui frappe en ce moment encore la côte Est de l'île. Le ciel est une immense voûte grise, la pluie frappe continuellement les vitres et l'eau s'immisce même dans le train. Les arrêts sont peu nombreux et très courts. Rares sont les gares possédant un quai mais les voyageurs sont de toute façon peu nombreux à utiliser ce train. Les taxis-brousse sont en concurrence avec la voie ferrée sur cet axe, ils sont plus rapides et plus fréquents. Une heure après le départ, un peu mieux réveillé, je vais voir le conducteur et lui explique mon désir de venir dans sa cabine en qualité de collègue. Ma requête est aussitôt acceptée. Je cours récupérer mes affaires et grimpe dans la motrice. Le matériel est de fabrication française mais je ne l'avais pas reconnu tellement il est ancien et a complètement disparut sur les lignes françaises. Le pupitre de conduite est curieusement à droite, à l'inverse des nôtres. Je reconnais l'appareil enregistreur de vitesse de type « Flamand «, la boîte noire, qui n'enregistre ici que les vitesses alors que les nôtres enregistrent davantage d’informations. Il est vrai qu'il n'y a plus aucun signal sur cette ligne. Modestin, le conducteur, me précise qu'il y avait à l'origine des signaux mécaniques mais que ceux-ci ont été volés. Les gros interrupteurs sont ceux des locomotives de manœuvres BB 4700 datant des années 1920, de même que les sablières rouges, pareilles à celles des BB 63000. Les essuies vitres sont hors d'usage et le crachin s'infiltre à travers le pare-brise faisant des flaques d'eau au-dessus du pupitre. La vitesse moyenne est de cinquante kilomètres à l'heure, avec quelques pointes à cinquante-cinq et même à soixante sur de rares sections droites. L'écartement métrique des rails ne permet pas une très grande stabilité. A chaque arrêt le chef de gare remet au mécanicien un ordre de «Voie libre» rédigé en français. J'ai le même métier que Modestin, aussi nous comparons nos avantages et nos inconvénients respectifs. Il était en repos hors résidence à Antsirabé et avoue qu'avec ses différentes primes de déplacements, de nuit et de dimanche, son salaire est confortable par rapport à la moyenne malgache. Ils sont deux cents conducteurs de train répartis en quatre dépôts, dont sept conducteurs de manœuvre. Je me demande s'il y a suffisamment de trains à tirer pour tous ces mécanos. Modestin, à trois ans de la retraite semble intarissable de souvenirs et de connaissances sur les chemins de fer malgaches. Il m'exhibe fièrement un porte-clés en forme de TGV Sud-Est de couleur orange. Souvent des touristes demandent à monter avec lui, rarement il refuse bien que se soit strictement interdit. Pour cela, il me demandera de retourner derrière avec les passagers pour l'arrivée à Tana. Il me déclare que quelquefois son chef vient le surprendre en montant dans une gare juste avant Tana. Je lui confirme que les nouveaux TGV roulent à trois cents kilomètres à l'heure. Qu'il y est possible d'écrire ou de mettre un verre rempli sur une tablette sans que celui-ci ne se renverse ! C'est tout juste s'il me croit car dans son train, à cinquante kilomètres à l'heure, il est déjà bien difficile de se tenir debout. Le train n'a pas de marche tracée, les horaires sont aléatoires. A une grande gare, il prolonge de lui-même l'arrêt afin de prendre un petit déjeuner auprès des vendeurs ambulants sur le quai. Il me déclare n'avoir jamais écrasé quelqu'un au cours de sa longue carrière, pas même un suicidé. Pourtant, sur cette ligne je vois beaucoup de monde sur la voie qui est souvent reconvertie en sentier. A cette faible vitesse, Modestin a tout le temps de les voir et par un long coup strident de sifflet il les fait s'écarter des rails. Il me montre, peu avant les faubourgs de Tana, le palais Présidentiel, vaste bâtiment blanc perdu dans la verdure. Les collines annonçant Tana sont en vue, Modestin me demande de regagner l'intérieur des voitures. La banlieue de Tana est bien triste, la boue partout omniprésente. Je reconnais le passage à niveau et la route qui conduit à la gare routière d'Anosy Bé. Le canal que la voie suit est un large égout où l'eau revêt une couleur repoussante. Sur la gauche apparaît un cimetière de trains où le matériel ferroviaire pourri à défaut de pièces détachées pour réparer les machines et les wagons. A Tananarive, dès que le train est immobilisé tous les passagers se précipitent vers la sortie dans un flot désorganisé. Je salue de la main Modestin et son aide Etienne déjà affairés autour de la motrice pour une visite à l'arrivée. A mon retour je lui enverrais un lot de magazines «La vie du rail» ainsi que d'autres revues ferroviaires comme il le souhaitait. Je ne vois plus Eva. Je vais néanmoins dans l'hôtel qu'elle m'a conseillé et dont le prix me convient. Les chambres les moins chères sont dans une annexe sur le boulevard de l'Indépendance. La visite de Tananarive est épuisante, les rues ne cessent de gravir les flans des collines. Des successions d'escaliers coupent les jambes et mon énergie. Mille métiers, commun à tous les pays miséreux, s'exercent sur les trottoirs en donnant une animation débridée à la ville. Avec de vieilles boîtes de conserves récupérées, des adolescents fabriquent ingénieusement des répliques de voitures, des miniatures de taxi-brousse ainsi que des pousse-pousse à l'échelle réduite. Un supermarché d’une grande enseigne française est l'unique magasin où l'on peut trouver divers produits européens mais à des prix cinq ou six fois plus élevés que les produits équivalents confectionnés ici et vendus dans la rue. Seule l'élite malgache et les étrangers peuvent s'y ravitailler. J'essaie de marchander fermement auprès des taxis, toujours des 4L et des 2CV, pour visiter de façon moins éreintante cette ville escarpée aux dimensions de métropole. Mais la pénurie de carburant paralyse quasiment tous les véhicules et le prix des courses en taxi ont quadruplé. L'approvisionnement de la capitale en essence et autres produits lourds est assuré par le train de la côte dont trois tronçons de la voie ont été détruits par les cyclones. C'est donc à pied que je me perds dans la ville haute à la recherche du Palais de la Reine que je ne trouverais pas. De loin ce monument est visible de toute la région mais il disparaît à mesure que l’on s’en approche. Je reporte cette visite au lendemain car c'est un site incontournable de la culture malgache. Dans un hôtel haut de gamme je tente de me renseigner sur la façon la moins onéreuse de me rendre à l'aéroport. Tous m'affirment qu'il n'y a que le taxi individuel. Compte tenu de la carence d'essence, la course revient à trois mille francs malgaches, soit l'équivalent de deux nuits dans un hôtel moyen. C'est inacceptable et je suis certain qu'il existe un autre moyen. A l'hôtel de France, le plus huppé après le Hilton, je surprends une responsable de l'établissement en train de sévèrement réprimander un artisan malgache. Il venait livrer les porte-clés en bois des cinquante chambres, mais aucun ne tenait dans les cases prévues à la réception dans le coffre pour les ranger. L'aéroport est situé à Ivato. Je me rends à pied à la gare des bus qui desservent ce village. Il y a un minibus toutes les heures et pour cinq cents francs malgaches seulement, soit soixante fois moins cher que le taxi. Rassuré sur le moyen de repartir de Madagascar, toujours à pied, je rejoins le centre de la ville basse que j'atteins avec la nuit. C'est un peu par hasard que j'ai découvert ces départs de bus pour Ivato car rien n'est indiqué. Les rues aux alentours sont très populeuses et la population indigente. J'achète de-ci, de-là des fruits, des beignets, un pain qui constitua une partie de mon dîner. A une cuisine itinérante, pour quelques centimes j'obtiens une assiette de riz qui achève de me remplir l'estomac. A prendre le temps de me restaurer ainsi, j'ai de nombreuses occasions de parler aux gens et une femme me tenait la conversation sur des sujets anodins et sur son pays. Les Malgaches ne sont vraiment pas timides et très ouvert aux étrangers, plus particulièrement aux Français. Dans les rues devenues maintenant totalement obscures circule tout un flot de piétons et je suis conscient d'être l'unique «blanc». Un zeste d'adrénaline cours dans mon dos mais je me sens relativement en sécurité parmi cette foule. Un jeune Malgache m'aborde, du genre étudiant attardé, et me déclare connaître la France mais à cette heure-ci, je n'ai pas le droit de lui faire confiance. Dans la nuit, je constitue une proie trop facile et je me méfie davantage. Je ne lui accorde donc pas d'intérêt et me débarrasse de lui par une boutade sèche.
Depuis le milieu de la nuit, j'entends beaucoup de bruits, surtout métalliques, et quelques cris au-dehors. Ce brouhaha s'amplifie avec le jour naissant et lorsque le soleil perce le rideau, je décide de voir d'où provient tout ce raffut. La fenêtre de ma chambre ouvre sur l'avenue de l'Indépendance et le spectacle qui s'offre à moi est grandiose. L'un des plus vastes marchés du monde, sinon le plus grand, s'étale à deux mètres sous mes pieds. Je m'assois sur la margelle de la fenêtre et contemple ces milliers de parasols blancs, tous identiques, qui semblent se déployer à l'infini. Les commerçants sont trop occupés et aucun ne me voit les épier. Tout ce que produit la terre malgache est ici, provenant de tous les azimuts de l'île en taxis-brousse, en camions ou en chars à bœufs. Tous les Malgaches s'improvisent marchands et le troc n'est pas exclu bien que l'argent papier soit préféré. Le marché du Zoma a lieu tous les vendredis, «Zoma» en malagasy signifie d'ailleurs «vendredi», et cela depuis des siècles. Les objets en plastique tels que seaux et cuvettes donnent des touches de couleurs vives aux étals. Je décide de me noyer dans ce marché que cet après-midi en espérant que la foule sera moins dense. Il me semble pénible de progresser dans ce dédale d'allées improvisées entre les étalages, souvent à même le sol ou sur une couverture. Il me faudra y acquérir quelques souvenirs car je sais que les prix de l'artisanat malgache sont très attractifs. Même pour s'éloigner de l'hôtel je dois jouer des coudes entre les chalands. Je veux voir des lémuriens aussi il me faut aller au parc Tsimbazaza que l'on m'a déjà recommandé. Avec le premier taxi, j'essaie de marchander sur une base trop faible et le conducteur refuse. Au second, alors que maintenant j'ai un ordre de prix, je ne me sens pas berné en acceptant un compromis sur un tarif plus élevé. Le conducteur est débonnaire au volant de sa 2 CV et m'invite à monter devant, à côté de lui. De cette place, je vois tous les dangers de la route et les énormes trous au milieu de la chaussée. Il ne cesse de klaxonner pour dégager tous les piétons agglutinés devant la voiture. Près de la destination, il me montre un escalier qui gravi à l'infini. Il me précise qu'il mène au Palais de la Reine, bien qu'il insiste lourdement pour m'y emmener dans son taxi. Il me met en garde contre les pickpockets qui opèrent ici, cachés dans la verdure abondante. Les compteurs des taxis sont ici des gadgets totalement inconnus. L'entrée du parc Tsimbazaza est peu chère pour les Malgaches mais en tant qu'étranger je dois acquitter six mille francs malgaches soit l'équivalent de douze entrées pour résidents. Je suis totalement opposé à ce procédé qui consiste à faire payer beaucoup plus cher les touristes et je le déclare au guichet. A cela on me répond que je dois encore payer mille francs le droit d'entrer dans le parc avec un appareil photo. C'est une véritable discrimination à l'encontre des étrangers. Contre la promesse de ne pas faire de cliché, je suis exempté de cette taxe supplémentaire bien qu'en cachette je ferais tout de même quelques photos de lémuriens. Ce zoo, dont tous les Malgaches se montrent fiers est de taille plutôt réduite. Seules les diverses espèces de lémuriens suscitent un intérêt. Plusieurs espèces sont représentées et c'est l'unique occasion qui m'est offerte de les observer. Ces animaux sont assez fantastiques et leurs yeux étonnamment expressifs. Je voulais les voir dans le parc naturel de Berenty près de Fort Dauphin mais l'entrée est d'environ cent-vingt euros, ce qui est disproportionné et à la limite de l'escroquerie. Autre attraction, un squelette de Aepyornis, l'oiseau éléphant aujourd'hui disparu de Madagascar, qui est exposé près d'un squelette d'autruche. La taille de l'oiseau géant est près du double de celui de l'autruche. Sur les vitrines exposant des reptiles, une affichette interdit curieusement de cracher sur les cages ainsi que sur les murs. À pied je me rends à l'escalier indiqué par le chauffeur de taxi. En ce milieu de matinée, Tana ne semble pas encore réveillée, aussi je prends mon temps. Des petites goyaves jaunes à chair orangée constitueront mon petit déjeuner. Cet escalier aux marches sommairement dégrossies paraît infini et gravi sans cesse la colline dominant la capitale. La végétation abondante absorbe par endroits des tronçons entiers de cet escalier. Les maisons accrochées au dénivelé disparaissent aussi sous la verdure généreuse. Je croise peu de Malgaches et me laisse doubler par ceux qui me suivent de trop près. C'est un itinéraire qui doit être de temps à autre emprunté par des touristes car il relie deux endroits intéressants. Par conséquent, c'est donc aussi un site idéal pour d'éventuels détrousseurs. Trois adolescents paraissent me suivre en complotant. Lors d'une pause que je m'octroie, ils ralentissent leur allure afin que je les rattrape ensuite. Pendant ces courtes pauses sur des larges paliers aménagés entre des séries de marches, essoufflé, je contemple le panorama qui ne cesse de s'embellir à mesure que je m'élève. La distance où porte le regard s'allonge proportionnellement à l'altitude. Pour plus de sécurité, je me mêle à une famille malgache mais j'ai peine à les suivre, n'ayant pas leur endurance ni l'habitude du lieu. Les trois jeunes qui me suivent me demandent, poliment toutefois, de leur donner un peu d'argent. Rassuré sur leurs intentions, je leur explique que tout argent ne doit être donné que contre un service, du travail ou une information. Ils disparaissent mais je continue à me méfier d'éventuelles d'autres rencontres. En plus d'une heure d'escalade, je parviens au sommet. A un enfant vendant du bric-à-brac entre deux maisons, je pouvais me désaltérer d'un soda local au goût amer et inconnu, autour duquel tournoyaient une multitude d'insectes volants. Une femme sortait de sa maison. Parvenu à sa hauteur, je me renseignais auprès d'elle sur la direction à prendre pour aller au Palais de la Reine. Elle se détourna de sa route et m'y escorta. Elle s'improvisa en guide et me le fit visiter, au détriment des guides officiels locaux que je délaisse pour la circonstance. Là aussi, les étrangers paient soixante fois plus cher que les Malgaches. Le tarif est ainsi équivalent à l'entrée d'un musée français. Ce palais, construit par le Français Jean Laborde est de taille réduite et toutes ces vieilleries me laissent plutôt froid. Raymonde, que je connais maintenant depuis une heure se montre inépuisable sur l'histoire de son pays, mais la période coloniale est la plus passionnante. Sans être un nostalgique des colonies, je juge que cette période avait de bons côtés, aussi bien pour les colonisés que pour les colons. Grâce à cette époque, Raymonde, toujours un prénom ringard pour cette jeune femme de vingt-sept ans, me parlait dans un français très correct. Du palais, la vision portait très loin, au-delà de la banlieue, jusque dans la campagne où le vert des rizières uniformisait le paysage. Raymonde me proposa de redescendre dans la ville basse avec elle. Je me méfiais beaucoup moins des femmes que des hommes. Un taxi collectif remonta l'itinéraire que j'avais ébauché la veille avant de me perdre dans les multiples ruelles qui se mêlent en une fourmilière inextricable. Dans son sac est soigneusement plié le travail de sa semaine qu'elle compte vendre à un grossiste sur le Zoma. Elle est brodeuse et confectionne de superbes nappes et serviettes aux motifs représentant des personnages malgaches. Elle me les propose avec ironie, sans insister. Son travail est identique à ceux que l'on trouve à la Réunion, mais pour un prix bien inférieur. Elle me déclare qu'elle travaille six jours par semaine et dix heures chaque jour, fil par fil. Elle gagne l'équivalent de neuf euros en moyenne mensuellement, ce qui est suffisant pour vivre modestement, sans excès. A Madagascar le salaire moyen n'est que de seulement quinze euros. A Madagascar le record de pauvreté est presque atteint. Dans le Zoma, à l'heure du déjeuner, je ne peux faire autrement que d'inviter Raymonde à ma table. Je ne suis pas étonné par ce qu'elle choisit : Un steak-frites, alors que je me délecte d'un plat malgache à base de riz. Toute une zone du Zoma est consacrée à ce genre de broderies. Je laisse Raymonde à ses affaires avec ses collègues toutes aussi bavardes les unes que les autres. Nous nous donnons rendez-vous le lendemain matin à la terrasse du Glacier. Elle s'est proposée pour m'accompagner à l'aéroport. A nouveau seul dans cet immense Zoma, j'en profite pour effectuer quelques achats. Les objets sont superbes et les prix dérisoires après d'âpres marchandages. Il est ardu de se promener dans le Zoma. Les allées temporaires aménagées entre les commerces sont étroites au minimum et la foule de badauds y est compacte. Lorsque la nuit se fait pressentir, c'est la débandade car tous les chalands plient leurs commerces de planches et de toiles vivement, dans un grand désordre. A la nuit totale, l'avenue de l'Indépendance est rendue à elle-même, à demi-désertée, et toute l'activité fébrile de la journée à disparue. Le soir, les distractions sont rares à Tana, voire inexistantes si ce n'est deux ou trois discothèques dans les hôtels internationaux. Les rues ne sont pas assez sûres pour s'y risquer seul aussi je retourne me calfeutrer dans ma lugubre chambre pour mon ultime nuit à Madagascar.
Toute la matinée sera consacrée à l'acquisition de souvenirs de la Grande Ile. C'est mon premier voyage où j'achète des bibelots car ici les prix sont vraiment sans concurrence ailleurs dans le monde. De plus, tout ce qui se fait aux quatre coins de Madagascar est disponible dans la capitale. Accompagné d'une Malgache présentant bien, je ne me sens plus assimilé à un bête touriste. Bouliers aux pierres extraordinaires, masques africains, instruments de musiques traditionnels, tableaux de paille de riz composent le reste de mes dépenses. Je n'avais plus suffisamment de francs locaux. A couvert, je payais en billets de francs français, hors des regards indiscrets, à un taux extrêmement favorable d'environ un tiers en ma faveur. Le marché noir est bien sûr interdit mais cette pratique est très avantageuse pour les deux parties et en fait relativement peu risquée. Avec une bonne marge de sécurité en temps, nous prenons la direction de l'aéroport. C'est maintenant que j'ai besoin de Raymonde. Lesté de mes deux sacs, dont un entièrement rempli de babioles, nous tentons de prendre un bus urbain jusqu'à la station des taxis-brousse pour Ivato. Peine perdue, une file d'au moins cent personnes attendent, sagement alignées, l'hypothétique bus. Ils sont en nombre très insuffisant pour cette ville et la disette de carburant n'arrange rien. Pour gagner du temps, nous nous rabattons sur un taxi. Le marchandage de la course est rapide et en ma défaveur mais je ne dois pas louper l'avion. Au départ des minibus pour Ivato, là aussi des files interminables s'allongent et nous nous intégrons dans l'une d'elles. Ce genre de véhicule emporte à chaque rotation de vingt à vingt-cinq personnes. En une heure la file s'amoindrit et installés très inconfortablement, compressés au maximum, nous nous enfonçons dans la banlieue de Tana. Ce minibus ne se rend pas à l'aéroport mais peut s'arrêter sur la route, non loin de celui-ci. Il s'arrête souvent, au gré de la demande des passagers ou pour en prendre d'autres au bord de la route, suivant les places disponibles. Le temps s'écoule inexorablement et la marge de trois heures ne sera pas de trop afin d'y être à l'heure. En face d'une intersection qui mène à l'aéroport, Raymonde me fait descendre du véhicule. Seul, j'aurai sans doute continué plus loin. Je me sépare d'elle ici, sur le bas côté de la chaussée. Elle reprendra immédiatement un bus pour Tana.
L'aéroport d'Ivato est moderne bien que les rotations d'avions y soient assez espacées. Un douanier zélé voulut arrondir sa fin de mois. Il prétexta que les objets en cuir de croco et de serpent que je possédais, devaient être déclarés. Tout bas, après avoir jeté un regard circulaire autour de lui, il me demanda si je possédais encore des francs malgaches et timidement m'ordonna de lui glisser quelques coupures dans sa main. J'en fus quitte pour cinq mille francs malgaches bien que je fusse persuadé qu'il mentait mais je ne prenais pas le risque de le vérifier. Les fonctionnaires malgaches ne sont pas beaucoup payés et le fait de côtoyer des étrangers logiquement plus fortunés qu'eux leur donne des envies. C'est tout à fait compréhensible et presque normal. Comme rien ne fonctionne dans ce pays, l'avion aura deux heures de retard au départ. C'est à la nuit que je laisse, un peu à regret, Madagascar pour arriver à la Réunion une heure et vingt minutes plus tard. Mes voisins de banquettes étaient de fervents musulmans. L'un d'eux arborait une grosse bosse noire sur le front ce qui attestait ses nombreuses prières pendant lesquelles il se cognait le front à terre. La Réunion, si proche de Madagascar et à seulement une heure de distance est un monde bien différent.
4 AFRIQUE DE L'EST & CENTRALE
Kenya, Ouganda, Rwanda, Tanzanie (Zanzibar)
Savoir ignorer les réserves trop touristiques pour s'enfoncer dans l'Afrique des Grands Lacs, du Rwanda meurtri jusqu'aux vastes savanes tanzaniennes et aux côtes de Zanzibar
KENYA – OUGANDA
Seulement une heure d'attente à l'Île Maurice. Juste le temps d'aller respirer l'air saturé d'humidité à l'extérieur de l'aéroport. C'est une simple correspondance d'avion, tout comme entre deux arrêts d'une station du métro parisien. J'arrive de la Réunion ce matin et je poursuis vers l'Afrique. C'est la douzième fois que je me rends en Afrique, jamais dans les mêmes pays. Cette fois, ce sera l'Afrique de l'Est, plus peut-être celle du Centre, des Grands Lacs. Je ne sais pas exactement où je vais, j'arrive à Nairobi, Kenya, et je devrai en repartir vingt-deux jours plus tard, sur un total de deux mois de vacances. Je dépenserai le reste de ce temps dans les îles de la Réunion et de Maurice. A cette époque : juillet et août, c'est l'hiver dans les Mascareignes et j'espère trouver plus de soleil sur le continent. Je franchirai plusieurs fois l'équateur, passant ainsi de l'été à l'hiver et inversement. En si peu de temps, je veux essayer de voir un maximum de lieux différents en faisant certainement l'impasse sur un safari, produit touristique phare de la région. Qui n'a pas rêvé de face-à-face avec des lions, des éléphants ou les zèbres des parcs Masaï-Mara du Kenya ou du Serengeti en Tanzanie. Je voudrai voir aussi, même de loin, le toit africain, le célèbre Kilimandjaro perché à six mille mètres. C'est le pur hasard des moyens de transport, des politiques régionales et des prix qui me guideront. En fait de Mont Kilimandjaro, je ne connaîtrai que le goût de la bière Tanzanienne du même nom. C'est mieux que rien ! Cinq heures de vol suffisent pour traverser ce bout d'Océan Indien. La liaison Réunion – Nairobi existe mais elle est deux fois plus onéreuse.
Ma femme m'avait affirmé avoir vu des animaux de la faune sauvage lors d'une escale à Nairobi. Dans la phase d'approche de l'aéroport, j'ai donc les yeux rivés sur l'extérieur. Je vois bien un vaste territoire exsangue de construction, l'aéroport jouxtant le parc National de Nairobi, mais aucun animal ne se découvre. La lumière n'est pas excellente, le jour se meurt dans une pâle clarté. N'ayant aucun sac à récupérer en soute car tout mon bagage ne se compose que d'un modeste sac de trois kilos environ, je suis le premier au-dehors. Je ne recherche pas le bus urbain, réputé peu sûr à cette heure et hèle immédiatement un taxi. Avant de m'installer dans le véhicule, je vérifie bien que ce soit un taxi, j'ai appris à me méfier en Afrique. La voiture est identique à un vieux taxi noir londonien. Je me presse car je veux absolument parvenir dans le centre ville avant que la pénombre de la nuit ne rende la capitale kenyane encore plus dangereuse. Je n'ai aucune confiance dans les grandes métropoles africaines et un Européen représente une proie facile dans cette Afrique Noire. Le chauffeur de taxi est un gros débonnaire : le métier nourrit bien son homme. C'est aussi l'occasion d'affûter mon anglais, un peu rouillé par de longs mois sans pratique. Les essuies-glaces de la voiture sont enlevés afin d'éviter qu'ils ne soient dérobés. Les rétroviseurs sont tatoués de l'immatriculation pour contrer le vol et leur recèle. La route longe le Parc National mais les bêtes se montrent toujours aussi timides. Ce n'est pas en ce premier jour africain que je verrais la faune, pas plus que les autres jours d'ailleurs. Bien que la langue swahilie soit comprise par presque l'ensemble des populations kenyanes et tanzaniennes, seul l'anglais sur les larges panneaux publicitaires domine. Je n'ai pas l'impression d'être chez moi, à l'instar de l'Afrique Francophone, mais chez les Anglais. Au fur et à mesure de l'approche de Nairobi, un nuage compacte et grisâtre signale l'emplacement de la ville. La pollution des faubourgs de la capitale est extrême, due en grande partie aux énormes embouteillages de circulation à cette heure de pointe.
J'ai choisi le quartier de River Road pour trouver un hôtel. Ici les hôtels sont nombreux mais le quartier est connu pour son insécurité. C'est évidemment un lieu d'échanges, de flux permanent de personnes différentes où tous les trafics se télescopent. Chaque rue compte au moins cinq hôtels de niveau africain à un euro et demi la nuitée. Les deux premiers que je visite sont vraiment des trous immondes, paillasses en dortoirs ou chambres individuelles dont les portes ne se ferment pas. Tans pis, je réalisais une économie moindre en optant pour un hébergement meilleur. Ma sécurité passe avant les impressions typiquement africaines. Ce voisinage de débauche avec des relents de fin du monde est néanmoins plaisant. Sur la proche avenue Moï, les lumières du luxueux hôtel Hilton dominent le centre ville comme un flambeau mais je ne voudrais pas y dormir. Il fait nuit totale et il n'est que dix-huit heures. Sous les tropiques et l'équateur, la tombée de la nuit est toujours brusque et prématurée. Cela ne me dissuade pas d'aller explorer Nairobi. Mais vu l'ambiance locale, je ne dépasse pas le périmètre des cinq ou six rues de ce quartier. Seul Blanc dans cet univers de Noirs, je ressens une certaine pression et croise des regards malveillants. L'atmosphère est lourde. Des vigiles armés sont postés devant de nombreux établissements. La plupart des hôtels de niveaux moyens sont gardés. Des centaines de petits revendeurs de pacotilles et des prostituées par dizaines racolent et me fixent pour cible. Tout cela sur des trottoirs défoncés, aux rues boueuses trahissant un récent épanchement du ciel. Grâce à tout ça, le quartier est très animé et les restaurants bons marchés nombreux. Dans un de ceux-ci, tout aussi lugubre que le quartier, les frites sont toutes ramollies et noires d'avoir trempé dans une huile centenaire. Toutes les frites et autres pommes de terre que je mangerai durant ce voyage auront cette allure peu engageante mais caleront bien mon estomac blindé.
Nairobi est une très grande ville et comme toutes les grandes métropoles africaines, il est préférable de les fuir au plus vite. De toute façon, je serai obligé d'y revenir pour quitter ce continent. Levé tôt pour accomplir toutes les formalités, je vais tout d'abord me débarrasser de mon sac à la consigne de la gare ferroviaire. Aussi petit soit-il, un bagage est encombrant. Il faut avoir les mains dans les poches pour jouir d'une totale Liberté. J'apprends vite la géographie de la ville. L'avenue principale porte le nom du président actuel, c'est à dire moi, enfin Moï, Daniel Arap Moï. Je passe devant un haut bâtiment gardé : c'est l'ambassade américaine. Devant celle-ci, il y aura toujours une foule. Une file d'attente de deux cents Kenyans qui espèrent obtenir un visa pour émigrer en Amérique. Les Etats-Unis font une loterie et offrent cinq mille visas d'immigrations à l'ensemble de l'Afrique. Je l'ai lu dans les petites annonces dans les journaux locaux. Trois jours après mon départ de Nairobi, un camion piégé explosera ici-même en tuant plus de deux cent quarante personnes. Je suis passé souvent devant, lieu de passage incontournable et construction la plus proche de la gare. Les chemins de fer kenyans ne proposent que deux directions : le Nord et le Sud. Je délaisse Mombassa, le Sud et la côte pour m'enfoncer à l'intérieur du continent. La gare porte l'empreinte indélébile des gares coloniales anglaises : simplicité et fonctionnalité. L'unique train quotidien en direction du nord partira vers dix-huit heures à destination du lac Victoria et de son port kenyan principal : Kisumu. Plus aucun convoi de voyageurs ne franchit la frontière ougandaise, seuls persistent des bus directs pour la capitale voisine. Je pensais aborder ce voyage en douceur en choisissant la seconde classe mais première et deuxième classes sont absentes de cette ligne que seulement des autochtones utilisent. Ce soir j'aurai donc le privilège de voyager en troisième classe avec l'entassement et l'inconfort que j'imagine, inhérente à cette catégorie. Je ne vais donc pas me surmener cette journée en prévision de la prochaine nuit. En revanche, le tarif pour ces treize heures de train n'est que de deux cents shillings kenyans, soit trois euros ou l'équivalent d'un paquet de cigarettes, tout en m'économisant une nuit d'hébergement. À ce tarif là, je fais le tour total de l'Afrique en train ! Près de la gare, je me rends au musée du chemin de fer des East African Railways, en suivant les voies ferrées sur un kilomètre. Je suis étonné de constater que le tarif d'entrée de ce musée est exactement similaire à une nuit entière de train. Vieilles locomotives à vapeur et vieux wagons en bois patinés sont sagement alignés et immobilisés à jamais. Tout y est conservé avec minutie, même les sièges où se sont assis quelques monarques anglais ou Winston Churchill. La pièce la plus épique est le wagon dans lequel un passager s'est fait dévorer par un lion alors que le train traversait le Parc de Tsavo. Dans le centre ville, je fais confirmer mon vol retour auprès de la compagnie. Il n'y a qu'un vol par semaine : Je dois éviter de le louper. Lorsque je vais échanger de l'argent, je ne peux oublier que la France est championne du monde de football depuis hier, lundi treize juillet, heure de l'océan Indien. Pendant tout ce voyage, surtout au début, dès que j'annonce que je suis français, on me félicite, me congratule, parfois avec effusions. Dans cette banque où je suis contraint de montrer mon passeport, les employés sont presque hystériques et je dois avouer avoir vu le match alors qu'il n'en est rien. Gagné par la contagion de leur enthousiasme, j'aurais l'air décalé et anachronique de ne pas me réjouir pour mon pays. J'ai donc honteusement profité de la victoire de la France pour être reçu moi-même comme un presque héros et en recevoir les honneurs. Le centre de Nairobi est aussi moderne qu'une ville européenne, enlaidit de hauts immeubles de verre et de béton où l'Africain moyen doit bien se sentir perdu. Le noyau de cette ville récente, construite au siècle dernier grâce à l'arrivée du chemin de fer anglais n'est pas aussi étendu et largement accessible à mon état de piéton. Je serai pratiquement le seul Blanc à me promener ainsi et je ne passe pas inaperçu. Des colporteurs et des mendiants m'accostent avec quelques espoirs mais je suis suffisamment endurci pour les débouter. Certains essaient de m'allécher par des brochures vantant les prix de safaris dans le Masaï-Mara ou dans le parc d'Amboseli. Je me demande où sont les milliers de touristes qui visitent cette région. Très peu se rendent dans la capitale, les tours opérateurs les escortent directement dans les lodges ultra confortables des parcs nationaux. Ils sont pris en charge dès leur descente d'avion et ne connaîtront pas ces pays de la même façon que moi. Je marcherai donc toute la journée, en attendant le soir pour me présenter à la gare. Aujourd'hui, comme tous les autres jours de ce voyage à l'exception de Mombassa, le soleil se montrera des plus timide. Le ciel sera en effet toujours voilé, découvrant un infini blanchâtre, accompagné par une humidité ambiante moite, propre au climat équatorial. Les précipitations seront rares, toujours brèves et drues. Souvent une pluie fine et chaude tombera qui se mélangera à ma sueur, ce qui fait que je suis fréquemment trempé. Ce n'est pas l'idéal pour apprécier pleinement un pays, je préfère des cieux azurs et un soleil franc. Je repère le marché municipal. C'est l'endroit parfait pour effectuer ses achats souvenirs. Tout l'artisanat du Kenya est rassemblé sur ces mètres carrés ce qui restreint les recherches et facilite les marchandages car la concurrence est rude. Je remets ces dépenses pour le dernier jour africain. Lassé de déambuler sur les trottoirs comme un vagabond, sous des regards pas forcément amicaux des Kenyans, je gaspille deux heures dans le cinéma principal du pays. Je comprends le film américain en version originale mais des séquences m'échappent : je ne ris pas de concert avec le public kenyan qui discerne les subtilités de la langue mieux que moi. Pour parer la solitude et en même temps m'informer des situations des pays de la région, j'achèterai souvent un journal local. Tous ces pays ont plusieurs titres de presse en anglais. Je n'éprouve aucune difficulté à lire ces diffusions anglophones, elles m'occupent un certain temps et me permettent de me familiariser avec ces états. La gare routière de Nairobi occupe un vaste terrain vague, presque à l'abandon et usurpe son nom de gare. Au moins deux cents minibus japonais, dans un ronronnement tonitruant de moteur forment un ballet endiablé. La poussière soulevée se mêle aux rejets d'échappement en rendant l'air opaque. Le bruit additionné à cette pollution et aux mouvements incessants donne à ce lieu des airs d'apocalypse. Bien malin celui qui trouve le bus pour sa destination. Il n'y a aucun guichet commun, rien pour obtenir un embryon de renseignement : il suffit juste de crier dix fois sa destination et d'être aiguillé par une chaîne de bras tendus. En fait, il est possible d'aller n'importe où dans le pays et de partir sur-le-champ. Ce semblant d'absence d'organisation cache une structure trop complexe pour être comprise par un cerveau européen. Les autres gares routières sont calquées sur ce modèle et j'apprendrai à les utiliser. A l'heure de fermeture des bureaux, les rues s'animent davantage par les employés vêtus à l'occidental qui achèvent leur journée de travail. Je me confonds dans leur masse jusqu'à la gare. Mon sac récupéré, je constate que mon train est à quai. Il est bien humble pour être l'unique train journalier de toute la ligne. Il n'a que sept ou huit voitures, toutes de troisième. Je m'attendais nettement à pire. Côté cohue, il n'y a pas de bousculade. Le train est à moitié vide. J'ai le loisir de choisir ma place. Aucune fenêtre ou banquette n'est dans un état correct. Je change plusieurs fois de place pour essayer de trouver la moins mauvaise. Une voiture restaurant se situe dans le milieu du convoi avec des sièges plus confortables. Un homme de vingt-cinq ans me proposa l'un d'eux. Ne sachant pas ce qu'il voulait en échange de cette information ou de ce passe-droit, je réfutais son invitation, sans doute honnête et spontanée.
La motrice diesel arracha facilement la charge du quai de la gare à l'heure précise du départ prévu, à faire honte aux réseaux ferrés européens. Le jour tirait à sa fin et la banlieue de Nairobi se diluait progressivement dans les teintes pastels du crépuscule. Il aurait mieux fallu que la pénombre me cache cette banlieue lépreuse, faite de taudis et de tôles ondulées. Le train est ressenti comme un intrus se faufilant dans cet univers misérable et est pris pour point de mire par les jets de pierres des enfants. Le convoi progresse lentement sur des voies qui se dégagent au fur et à mesure de la pénétration du train. J'ignore si la dizaine d'arrêts sont prévus ou motivés par des obstacles mais des passagers en profitent pour descendre. Les lumières électriques disparaissent peu à peu au profit des lampes à pétrole et des feux de bois ou de détritus. Cette banlieue d'une vingtaine de kilomètres dissipée, la fuite vers l'ouest se poursuit sans encombre. Il n'y a qu'une seule lumière dans mon wagon, distribuée avec parcimonie suivant la vitesse du train. Le contrôleur a sorti l'ampoule de sa poche puis l'a vissée sur sa douille, méthode pour éviter de se les faire dérober. Au cours de la nuit, cette ampoule se brisera ce qui plongera la voiture dans l'obscurité. Le très faible éclairage que je disposerai sera la lueur provenant des wagons encadrant. L'obscurité quasi totale sera bénéfique pour un meilleur sommeil mais je craignais une action des détrousseurs qui pourraient profiter de l'occasion. Je conservais ma lampe de poche et mon canif ouvert à portée de main. En troisième classe, le chauffage est un luxe inconnu. La ligne continuera de grimper pendant la nuit et la température s'abaissera en conséquence. Malgré la proximité de l'équateur, les températures sont basses car l'altitude est importante. De mille six cents mètres à Nairobi, le terminus de la ligne sur le lac Victoria est encore plus élevé. Aucune fenêtre n'est entière, les vitres sont toutes un peu cassées, voire absentes. Je calais ma vitre et bouchais les trous à l'aide d'un journal puis m'emmitouflais dans ma veste. D'autres passagers prévoyants avaient de chaudes couvertures. Le peu de voyageurs me permis de m'allonger de tout mon long sur la banquette de Skaï lacérée et vidée de sa mousse originelle. Je fermais les yeux et fut emporté dans le sommeil par le roulement régulier de l'acier des roues sur les rails.
Je ne parviens à dormir que d'un œil. Toute la nuit fut entrecoupée par des allées et venues de vendeurs ambulants qui se déplaçaient sans cesse dans le train. Par ailleurs, j'évitais de m'assoupir profondément pour raison de sécurité. Il plut toute la nuit et au froid vif se superposait l'humidité. L'eau parvenait à s'insinuer à l'intérieur des wagons sans aucune difficulté. Je ne me rendais pas compte des gares dans lesquelles le convoi s'arrêtait, tout restait noyé dans l'obscurité la plus noire. Un épais tapis nuageux empêchait toute réverbération de la lune. Le jour surgir alors que le train ralentissait, passant de sa vitesse de pointe d'environ cinquante kilomètres à l'heure à celle d'un homme au pas. Le terminus de la ligne était atteint exactement à l'heure, à sept heures. Kisumu est la troisième ville du pays, totalement à l'écart des sites touristiques. Dans le train j'étais évidemment l'unique peau claire, le seul étranger. Dans les guides de voyages, il est recommandé d'éviter cette région car il n'y a rien à voir, si ce n'est le lac Victoria, un bien banal plan d'eau. Mais ce lac, le plus vaste de tout le continent africain m'attirait. Kisumu ne constituait pas un grand écart sur la route de l'Ouganda. Je n'y passerai qu'une nuit, profitant de cette journée pour savoir comment aller à Kampala le lendemain. Il n'existe, en principe, qu'un seul bus par jour à destination de la capitale ougandaise. Cette absence de touriste me satisfait. La première approche de Kisumu n'est pas excellente, il pleut abondamment et les rues sans trottoirs sont de véritables bourbiers. La gare est excentrée du centre ville et c'est totalement trempé que je recherche un toit. Trois ou quatre hébergements bons marchés se situent dans le même quartier ce qui rend la prospection aisée. Les chambres disponibles sont néanmoins rares, sans doute à cause d'un affût de réfugiés. Cette région frontalière s'est embrasée le mois dernier faisant deux cents victimes parmi les tribus pastorales à cause de vol de troupeaux. Je dois attendre onze heures qu'une chambre se libère. Je mets ce temps à profit pour visiter la ville, même sous la pluie bien que je ne sois pas habillé en conséquence. Kisumu n'est en fait qu'une petite ville, aucune construction ne dépasse les trois étages. Dans un baraquement de bois, dissimulé derrière des taudis précaires, j'achète mon billet de bus pour Kampala, dont le départ est prévu demain à midi. Vingt-quatre heures sont amplement suffisantes pour explorer à pied la ville et ses environs. Ce sera une étape reposante. Avec la pluie qui ne tarit pas, je m'octroie une sieste l'après-midi. En fin de journée les précipitations ont disparues mais pas l'air saturé de moiteur. Faire quelques pas suffit pour transpirer abondamment. Les vêtements ruisselants collent à la peau laissant une impression de mal être. Comme toute ville africaine, le point incontournable est le marché. Pour le découvrir, il suffit de respirer puis de se laisser diriger par l'odeur du poisson. La proximité du lac permet une pêche fructueuse et les étals de poissons sont multiples. Souvent les poissons sont exposés à même le sol, directement dans la boue, leur permettant sans doute de survivre quelques heures de plus dans leur élément liquide. Pour des poissons d'eau douce, certains ont des tailles exorbitantes. Perches du Nil, Capitaines… je ne reconnais aucune des espèces mais sur leurs présentoirs d'infortunes, ils ne me donnent guère l'envie de les manger. Les règles d'hygiènes draconiennes européennes, par exemple de les recouvrir de glace, sont à mille lieues des préoccupations des commerçants. Le marché couvert aux relents d'odeurs de viandes plus ou moins fraîches me rebute. Je marche dans une mixture d'eau et de sang et l'affluence extrême m'incite à ne pas encombrer inutilement le lieu. Près de là, une grande mosquée avec l'école coranique a été financée par l'Agha Khan comme l'indique une grande pancarte. Peu d'autres endroits m'attirent à l'exception de la poste puis d'un restaurant si ordinaire que je n'en ai plus le souvenir. Le soir, des gens très pauvres et démunis de l'essentiel s'installent dans les rues faiblement éclairées du centre. Ces miséreux sont vêtus de guenilles, les vieilles femmes ont le buste dévêtu. Une seule boîte de nuit, discothèque populaire, constitue la totalité des distractions nocturnes et unique source de vie de la ville. Je vais y prendre une bière mais l'atmosphère de milieu de semaine n'est pas affriolante. Trois billards se partagent l'essentiel du public. Des filles très audacieuses tentent de faire oublier aux hommes leurs détresses morales ou affectives. Un seul «No !» ferme et bien pesé me met à l'abri de leurs avances. Elles ne sont pas franchement jolies, des vraies paysannes kenyanes. Tout ce voyage est placé sur une sécurité maximum au niveau de la santé. L'énorme risque est le Sida, la région est contaminée dans des proportions inconnues ailleurs. L'Ouganda recense un tiers de sa population séropositive et soixante-dix pour cent des habitants de la capitale sont porteurs du virus. Il va de soi que j'évite au maximum toutes sortes de contacts. Je me méfierai même des moustiques, dont un médecin m'a assuré qu'il n'y avait jamais eu d'études réelles sur les risques de transmissions. Cet animal est vecteur d'un si grands nombres de maladies par le sang qu'il transfuse, telle que la Fièvre Jaune, le Paludisme, la Dengue… qu'il me semble obligé que quelques cas de Sida aient été transmis par lui. Le corps médical a l'obligation de nier une quelconque contamination du Sida par le moustique bien que certains, plus honnêtes, reconnaissent ce risque. J'ai pris le parti de ne pas me faire piquer ou le moins souvent possible. J'éviterai également la trop grande promiscuité dans les transports chaque fois que cela est possible, c'est à dire pas souvent. Je me méfie de la sueur et des postillons, qui peuvent éventuellement contenir du sang. Par deux fois des Africains se sont blessés devant moi, saignant légèrement d'une main ou d'un bras. Je n'ai pas tenté de les soigner, le risque est trop démesuré et tant pis pour la lâcheté. A neuf heures du soir, toute la ville est endormie. Je retourne à l'hôtel en marchant le plus vite que je le peux en esquivant les regards de gens somnolant et qui m'interpellent. Une télévision diffuse les dernières informations. Un camion d'essence s'est renversé sur la route entre Kisumu et Kampala peu avant la frontière. Le bilan est de vingt-trois morts car le carburant s'est enflammé alors que la foule entourait la citerne pour récupérer le précieux carburant. C'est sur l'itinéraire que je prendrai demain et je verrai ce camion totalement calciné. Bercé par les gouttes d'un déluge qui s'abattent avec fracas sur les tôles de la chambre, je m'endors sans préambule.
La bonne nouvelle du matin est qu'il pleut un peu moins. Des cantonniers ont entrepris de terrasser un gigantesque cactus mis à mal par le mauvais temps. Il mesure bien dix mètres de haut. Bien que j'effectue le tour du lac Victoria, Kisumu est l'unique point où je le verrais, et de loin. Dans la matinée, j'entreprenais de me rendre au port, en traversant la voie ferrée puis en suivant la déclivité jusqu'à la rive. Mais plus je m'éloigne du cœur de la ville, plus les habitations s'éparpillent et plus je me retrouve tout seul dans un univers de friches industrielles, d'entrepôts abandonnés et de ruines. Les gens que je croise en ces lieux semblent les squatter et je ressens un climat tendu. Des enfants m'apostrophent en se moquant, ce qui m'oblige à rebrousser chemin par prudence. De loin ce lac n'est qu'une étendue bleue, sa superficie ne paraît pas gigantesque car la partie kenyane est constituée d'une baie étroite. Il n'y a plus de trafic passager international sur ces eaux. Uniquement des cargos de frets relient les ports du Kenya aux ports ougandais et tanzaniens. Face à l'hôtel de ville, des étalages d'artisanats africains se morfondent devant le manque de touristes. Les seuls autres «Blancs» que je verrais s'installeront à ma table, alors que je lisais paisiblement la presse locale tout en dégustant un café. Devant la pénurie de place dans l'établissement à l'heure du brunch, coutume anglaise adoptée par les Africains, deux Norvégiennes s'assoient face à moi. L'une parle anglais, l'autre non. Elles font partie d'un groupe religieux qui ont choisi Kisumu comme lieu de séminaire. Elles sont déçues par cette ville trop banale, qui n'a rien d'un endroit de villégiature. Mon interlocutrice m'étonna sur sa culture géographique que je jugeais très médiocre. Entre autres, elle ignorait le nom de la capitale ougandaise, pourtant assez proche. Elle pensait fermement que l'Angola était francophone et ignorait quels pays africains avaient le français comme langue officielle. Choses qui me paraissent tellement essentielles. Il est vrai que la Norvège n'a jamais colonisé l'Afrique ! A notre conversation se mêla Kim, un Australien de leur groupe de croyants. Il se présenta de façon plaisante : debout, une chaleureuse poignée de main en déclinant son nom et sa nationalité avec une rigueur militaire. Plus jeune que ses deux condisciples, il était tout aussi bavard. Mon anglais défaillant me permit de m'éclipser et c'était aussi l'heure imminente du départ. Kisumu se révélait une étape affligeante mais au moins, j'aurais connu un peu de Kenya. Comme tout départ africain, rien n'est acquis. Il fallut deux bonnes heures d'attente avant que le bus n'arrive. Une fois là, il n'était pas pressé de repartir. Sans doute attendait-il un surplus de passagers : nous n'étions que trois à vouloir aller en Ouganda. Les deux autres n'étaient pas des «Blancs»…mais des «Jaunes», un couple de Japonais probablement, Asiatiques en tout cas. Après plusieurs faux départs, il daigna enfin sillonner lentement les rues de Kisumu, et s'engager sur la route de la frontière. Ce bus est de la classe «Royale» (sic), et le tarif est conforme à ce prestige car très cher. Les fauteuils sont infiniment spacieux, avec des accoudoirs larges comme je n'en ai jamais vu. Il ne compte qu'une vingtaine de sièges et à nous trois, nous sommes à l'aise. Une heure après le départ, nous laissons sur le bord de la chaussée un monument sphérique qui marque le passage de l'équateur. De l'hiver austral, je repasse en été septentrional. Rien n'est changé dans la météo sur le terrain. Plus loin, à dix mètres de la route, un camion citerne est renversé et complètement carbonisé. C'est celui dont parlait le journal télévisé de la veille et qui est en photo dans la gazette de Kisumu. Les vingt-trois victimes avaient dû accourir du village voisin pour s'approvisionner en carburant. Une étincelle a déclenché la catastrophe. Cette route est très fréquentée par des convois de citernes pétrolières qui vont alimenter l'Ouganda et les autres pays enclavés comme le Rwanda et le Burundi. La noria de camions sur cet axe est le seul lien de ces pays pour l'importation et l'exportation. Sans ralentir, le bus poursuit sur sa lancée jusqu'à la frontière. Selon les humeurs politiques du moment, elle est plus ou moins difficile à franchir. Si la sortie du Kenya ne pose aucun problème, je redoute l'entrée en Ouganda. Mais grâce à ma qualité de Français victorieux à la coupe du monde, c'est l'officier d'immigration lui-même qui remplira les formulaires en me félicitant. Je me joins à son enthousiasme et plaisante avec lui. L'entrée de l'Ouganda se fait donc sous de bons auspices. Le nom de l'Ouganda est ombragé par des souvenirs de terreurs dans un passé très récent. Idi Amin Dada fut le despote sanguinaire, accusé de cannibalisme, qui traumatisa son pays pendant neuf années. Il fut chassé par la guerre qu'il perdit face à la Tanzanie en 1979. Les économies des deux pays en furent ruinées. Ensuite, la dictature de dix ans d'Oboté ne permit pas au pays de se relever. Depuis seulement cinq ans, la démocratie s'est progressivement installée et la reconstruction du pays se réalise. Maintenant, l'Ouganda est le pays qui affiche la meilleure croissance de toute l'Afrique. Bien que l'Ouganda possède un bon potentiel touristique, les visiteurs se font rares. Dès les premiers tours de roues en Ouganda, je constate la différence d'avec le Kenya. Le pays est visiblement plus pauvre, accumulant plusieurs décennies de retard. Je ne vois aucune tôle ou objets en plastique dans les villages. Tout est bâti avec des végétaux, l'authenticité y gagne au mépris du modernisme. Les villages sont constitués de cases, parfois rondes, plus souvent carrées. Autre contraste, au bord de la route, la plus importante du pays, je vois beaucoup d’handicapés, estropiés des guerres. Pas un village traversé sans voir d'unijambiste, de manchots ou des fauteuils roulants archaïques construits tout en bois. Ils ne font pas l'aumône, ils vivent simplement. Pourtant, plus je m'enfonce en Ouganda, plus ce pays me paraît riche du point de vue agricole. Cultures de thé, de cannes à sucre et de bananes se succèdent sans espaces laissés à l'abandon. Le vert noie tout l'horizon. Après la ville de Jinja et le passage devant la gare des trains au jardin bien entretenu, des travaux barrent la route. Je vais traverser le Nil à son point le plus au sud. Le Nil Victoria prend sa source dans le lac du même nom pour s'élancer sur six mille kilomètres à la rencontre de la Méditerranée. A cet endroit, le barrage le plus puissant de l'Ouganda est en finition. Une route franchit le fleuve au sommet de la voûte de retenue de l'édifice. Malgré la proximité de sa source, le Nil est ici relativement large. Son cours est tourmenté d'îles végétales qui paraissent onduler sur sa surface. J'ai pu aussi entrevoir quelques embarcations de pêcheurs. La source du Nil à Jinja est contestée par le Burundi qui affirme avoir cette naissance sur son sol. Je m'inquiète de l'arrivée à Kampala, j'espère y arriver avant la nuit. Cette capitale inconnue m'effraie par les récits que j'en ai lu. Elle est toujours en reconstruction. La soirée s'amorce lorsque le bus est emprisonné dans les gigantesques embouteillages de la banlieue de la capitale. C'est l'heure de débauche et l'absence de transports collectifs adéquats paralyse la ville. D'interminables files de véhicules, surtout des minibus, avancent au pas. Notre bus stoppe en un terminus improvisé dans une rue excentrée du centre. Je suis dans Kampala, mais j'ignore où exactement. Je n'ai d'autre choix que de recourir au service d'un taxi. J'évite au maximum ce moyen de transport. Mais c'est une facilité qui peu éviter bien des ennuis la nuit dans une grande ville inconnue. J'ai repéré plusieurs hôtels dans un même quartier, si le premier est rempli, à pied je pourrais aller à un autre. Qu'importe le confort à les comparer, le principal est d'avoir un toit. Contrairement à ce que je pensais, Kampala m'apparaît de prime abord une ville assez contemporaine et très étendue. A la frontière, j'avais échangé au noir, seule alternative, des shillings kenyans contre des shillings ougandais. Cela me permettait de vivre ce soir en attendant le lendemain l'ouverture des banques. Une fois m'a chambre acquise, juste quatre mur et un lit, je vais immédiatement explorer cette ville. Il fait nuit totale, je me restreindrai aux alentours du quartier. Il n'y a pas d'électricité dans les rues. Les cinq ou six hôtels forment un îlot entre un immense marché éclairé aux bougies et un vaste endroit très curieux. Je n'en crois pas mes yeux, la voûte étoilée du ciel semble se refléter sur une vaste place. Sur une distance de cinq cents mètres et d'une largeur égale, des milliers de scintillements perforent l'obscurité. Ces petites lumières qui vibrent au vent ne sont guère suffisantes pour éclairer le site. C'est intrigant, je pense que c'est la continuité du marché. Je verrai demain, au jour, de quoi il retourne. Mon dîner se composera de fruits et de pain achetés sur les étals branlants du marché. Je compte mes billets à la lueur blafarde de la bougie. L'Ougandaise est à peine étonnée de voir mon visage un peu pâle pour la région. Ce marché de nuit est très étendu. Au milieu de la foule, je me sens en totale sécurité bien qu'étant le seul étranger. Je me méfie lorsque je paie car ce pays n'a pas de moyen de paiement en pièces de monnaies. Il faut tout payer avec des billets et l'erreur est facile. Le marché arpenté en tous sens, découvrant mille odeurs, pas toujours agréables aux narines, je rejoins l'hôtel. Il y a trois ou quatre autres européens, tous attablés devant des bières. La bière locale est la «Nile», excellente quand on a soif. Je croiserai d'autres Blancs, la plupart accompagnés de ravissantes créatures indigènes. Sans doute des «ethnologues» qui approfondissent leurs connaissances. Il n'est pas tard lorsque je me couche, élaborant le programme de demain.
Je suis obligé d'attendre l'ouverture des banques pour me procurer légalement des devises ougandaises. Je recours au marché noir le moins souvent possible. Celui-ci est toujours risqué et je retiens ma leçon de l'Algérie. L'emplacement énigmatique des illuminations de la veille sont les gares routières. A l'image des gares routières de Nairobi, ces immenses parkings respirent l'inorganisation et l'anarchie. Le plus vaste regroupe les minibus pour le Nord et l'Ouest du pays et le plus modeste rassemble les destinations de l'Est et du Sud. Un plus petit concentre toutes les lignes des bus normaux, moins chers mais aux temps de trajets beaucoup plus longs. Je veux aller dans l'ouest, à la frontière du Zaïre nouvellement rebaptisé République Démocratique du Congo. Fort Portal me semble un bon objectif, un parc national à proximité réunit plusieurs curiosités dont un village de pygmées Twas refoulés du Zaïre et réfugiés dans la forêt de Semliki. Un unique bus quotidien relie la capitale à Fort Portal. Il partira dans une heure mais il n'attendra pas que j'ai échangé de l'argent. Partir en pleine brousse sans devise du pays est à bannir. Connaissant les horaires élastiques des bus, j'ai quand même l'espoir de le prendre. Remontant à pied vers le centre ville plus commercial où les chances de trouver une banque sont plus fortes, j'explore la cité sommairement. Le monument qui domine la ville n'a rien d'Africain : c'est un temple Hindou de la forte communauté indienne naguère présente en Ouganda. D'ailleurs, parmi les gens que je croise, je remarque de nombreux Indiens. Ils se rendent à une cérémonie dans un autre temple dédié à Vishnou, Shiva, Kali, Ganesh et consœurs. Je comprends un peu qu'Idi Amin Dada ait chassé tous ces Indiens, ils étaient sans doute trop voyants. Vers 1975, les Ougandais, jaloux de la prospérité de la communauté indienne renvoya tous les Indiens hors du pays. Par trains entiers ils étaient expulsés d'Ouganda vers le Kenya avec un minimum de biens, abandonnant sous la contrainte leurs richesses et leurs passés derrière eux. Les Asiatiques sont plus affairistes et meilleurs commerçants que les Africains. Depuis l'accession du Yoweri Museveni au pouvoir et d'une certaine liberté retrouvée, quelques Indiens sont revenus en Ouganda et je pense que l'économie de ce pays en a besoin. Mais ils doivent se faire discrets pour ne pas irriter l'orgueil des Ougandais. Dans la banque, je suis servi avec une extrême gentillesse par une exquise Ougandaise, peut-être une Gandas, ethnie majoritaire, qui en fait même un peu trop à mon goût. Sa ferveur déborde d'effusions, j'ignore si c'est parce que je suis Français et «champion du monde» ou tout simplement beau gosse. Quoi qu'il en soit, à mon retour à Kampala, je reviendrai ici pour le service. Lorsque je sors, elle m'escorte à la porte et jusqu'à ce que je disparaisse de sa vue, elle agite ses bras en de grands au-revoir. Un rêve que d'être reçu comme cela en Europe ! Ici aussi, quelques estropiés s'agitent sur les trottoirs sur mon passage mais c'est à peine s'ils me quémandent quelque chose. On s'habitue rapidement à côtoyer la misère et on finit par ne plus la remarquer. Pour une fois le bus est parti à l'heure et donc sans moi. Un chauffeur me dit de prendre celui de Kasese, puis de là un autre transport pour Fort Portal, j'y serai le lendemain au mieux. Un autre me conseille d'aller à la gare des taxis collectifs. Ces minibus sont à peine plus cher que les bus des transports publics et beaucoup plus rapides. Sur un terrain vague, deux cents véhicules sont plus ou moins alignés dans la poussière. Certains arborent une pancarte annotée de la destination, d'autres pas. En énonçant ma destination, je suis propulsé dans un bus qui semblait m'attendre pour s'en aller. Ces véhicules ne partent qu'une fois pleins. Même à vingt ou vingt-cinq passagers par voitures, ils se remplissent vite : il y a moins de véhicules que de demandes. A dix heures, pare-chocs contre pare-chocs, le minibus s'incorpore dans les bouchons de la capitale puis la relègue derrière nous. Kampala est construite sur une multitude de collines et semble démesurée. La banlieue est étendue, sans doute grâce à l'apport des réfugiés des guerres civiles. Le trafic intense de la ville donne une impression de croissance et d'expansion. Il fait plutôt beau, j'ai des shillings et la Liberté, roulant vers le Centre de l'Afrique, je suis heureux. Je pensais avoir bénéficié d'une bonne place près de la fenêtre mais je déchante vite. Je dois partager mon siège avec le rabatteur-dépanneur-receveur de la compagnie. En plus de la vingtaine de passagers, il y a trois employés de la société auquel appartient le véhicule. Seul le conducteur a une place entière. Les deux autres ne doivent pas prendre les places payantes des voyageurs, ils s'accrochent donc comme ils le peuvent sur les côtés du minibus. Pendant les six heures du trajet, je resterai coincé, assis en porte-à-faux sur un strapontin métallique. La douleur de mes arrières ne sera amortie que par un coussin prêté par le conducteur. Sur la première moitié du trajet, la route est bitumée et en bon état. L'arrêt à mi-parcours délimite la fin du goudron et la pause déjeuner. Il n'est point besoin de sortir du véhicule pour se restaurer, une foule de vendeurs ambulants, une trentaine en tout, accourent d'un même élan et se précipitent aux fenêtres et portes ouvertes. Même si on ne mange pas, on reçoit des fragments de nourriture sur les genoux ! Je me satisfais de brochettes, savoureuses malgré un prix totalement négligeable. Je ne connais pas la provenance de l'animal et préfère demeurer dans l'ignorance. A partir de ce point où la route principale bifurque vers Kasese, la nôtre se transforme en piste. Pendant quatre heures, ce n'est que cahots, vitesse excessive et coups de freins violents. Le conducteur se prend pour Fangio et opère un risqué gymkhana en slalomant entre les nids de poules dont certains sont de véritables crevasses. Tous les passagers bondissent en même temps en poussant des «ouf !» aux atterrissages quand enfin les quatre roues touchent le sol. Il faut laisser les vitres ouvertes pour que les paquets de poussières puissent ressortir une fois entrés dans l'habitacle. Au fil de la piste, au moins quatre camions renversés jalonneront le bas-côté. Ils sont dans des positions rocambolesques, les roues en l'air ou le train avant deux cents mètres précédant la remorque. Même ces images exemplaires d'accidents ne dissuadent pas notre conducteur de foncer. Peut-être aura–il une prime de rapidité ? En estimant les risques, la probabilité de s'accidenter est minime, moindre que de se faire écraser en Europe. Soyons optimiste, sinon on ne part pas ! Nous ne croisons ou doublons aucune voiture particulière, seulement des camions, chargés de conteneurs le plus souvent. Nous doublons avec difficultés, par une queue de poisson assassine, le bus public qui lui s'arrête fréquemment pour prendre ou laisser des passagers. La végétation est exubérante, d'un vert tellement cru qu'il est lassant. Les arbres sont gigantesques mais la faune toujours aussi pauvre. Quelques oiseaux dans les cimes semblent s'offusquer de notre vitesse et crient vigoureusement. Je crois avoir deviné des singes se dissimulant dans la canopée. Certains arbres sont couverts de fleurs rouges, mettant le feu à la forêt. D'autres arbres sont fournis en fleurs bleues, jaunes ou en fruits. Je reconnais aisément les bananiers sauvages, les manguiers et les papayers à la silhouette caractéristique. Au milieu de l'après-midi, le paysage se vallonne, se hérisse de collines. Des camps militaires sont aussi en nombres. Le minibus double un alignement de militaires, plus d'une centaine, accroupis et marchant en canards. Ceux là ne sont pas armés et leurs rires collectifs sur notre passage n'en font pas de dangereux sanguinaires, des bêtes à tuer. J'apprendrai à mon retour que pendant ma présence par ici, les troupes ougandaises et rwandaises ont envahi le Congo de Kabila, juste à quelques kilomètres de là. Rien d'officiel à cette guerre qui ne dit pas son nom pour le contrôle des deux provinces du Kivu. C'est aussi la rivalité entre Hutus et Tutsis qui embrase la région. Les collines se sont métamorphosées en petites montagnes et la météo changeante a troqué son pâle soleil en pluie lorsque Fort Portal est atteint sans préambule. Rien n'indique la proximité de la ville. En fait de ville, c'est une grande rue coupée perpendiculairement par deux autres chemins. Sous l'averse, je cours de la halte routière jusqu'à l'hôtel le plus proche. De toute façon, le choix de l'hébergement est limité à trois auberges. Le Wooden Hôtel est le mieux du centre ville. Un palace est construit en dehors de la ville, réservé aux visiteurs fortunés. Dans l'hôtel il n'y a pas d'eau courante. Pourvu de salle de bain commune, un seau d'eau chaude me sera apporté lorsque je veux me laver. Je resterai ici trois jours et deux nuits. Si la première soirée l'électricité fonctionnait, il n'en sera pas de même les deux autres jours. Les grosses lampes à pétrole et les bougies dans la chambre pallieront cette carence. En une heure le tour de la ville est accompli. Trois restaurants, deux bars et une épicerie composent tous les commerces de la ville. C'est pourtant le plus important centre urbain de l'Ouest du pays. Que doivent être les autres points sur la carte ? Quelques touristes s'égarent ici parfois et une petite agence de voyage de style local est retirée dans une arrière-cour. Sa gérante, miss Metuza est bigrement commerciale. Sa boutique affiche des photos de la région qui sont toutes légendées du tarif pour s'y rendre. Sources chaudes, cascades, grottes, parc national, trekking en montagne, villages africains ou de pygmées : le choix est copieux. Mais mon budget serré ne me permet pas grand chose. J'espérais me rendre dans la forêt de Semliki pour ses pygmées mais il me faudrait débourser quatre-vingt-dix euros pour le véhicule tout-terrain, un guide et le droit d'entrée du parc. Je pensais trouver d'autres étrangers pour partager les frais et rendre possible cette visite mais il s'avère que je suis tout seul dans la ville. Je reviendrai demain voir si d'autres personnes se sont présentées. A quatre, le prix ne serait que de trente euros pour la journée et donc très réalisable. A défaut, je louerai un vélo pour explorer les environs immédiats de Fort Portal. A bicyclette, l'exercice est ardu. La région est à fort dénivelé. Fort Portal est au pied du deuxième massif montagneux d'Afrique. Après le Kilimandjaro, le sommet le plus élevé du continent est le Ruwenzori en Ouganda, cinq mille deux cents mètres, plus haut que le Mont Blanc. Avant de m'intéresser à ce pays, j'ignorais totalement cette montagne, appelée aussi «Mont de la Lune». Le temps est trop mauvais pour distinguer le Ruwenzori et le pic Marguerite aujourd'hui, je l'apercevrai demain. Je dîne aux chandelles, seul à une table du meilleur restaurant. Même la meilleure gargote d'ici équivaut à un piètre restaurant d'une ville plus importante. Les bougies ne sont pas un luxe mais une exigence faute d'électricité.
Cette nuit je n'ai entendu aucun bruit. Les moteurs sont rares à Fort Portal. Rendez-vous m'était donné dans l'agence de voyage. Un couple s'est présenté pour aller à Semliki mais pour un départ dans deux jours. Je fais une croix sur les pygmées. Un vélo est prêt. Miss Metuza me propose deux plans, tous deux très imprécis, d'itinéraires possibles à effectuer au départ de Fort Portal. Je prends immédiatement celui qui est le plus long, estimant mes capacités à pédaler convenables. C'était sans compter sur la vétusté du cycle et du relief très inégal. En fait, ce parcours se révéla épuisant. Je passais autant de temps sur le vélo qu'à le pousser, pied à terre, en haletant. Le circuit commença par une descente vertigineuse sur la route principale, en partie goudronnée, jusqu'à un marché. Je n'étais pas le seul juché sur une selle. Je doublais allègrement les Ougandais avec un certain satisfecit. Ils avaient une indéniable endurance car ils allaient lentement mais avec un rythme soutenu tandis que je me fatiguais vite. Le macadam ne dura pas longtemps, remplacé par des chemins de terre boueux sur lesquels peu de véhicules à moteurs s'aventurent. J'accuse les premières montées avec pessimisme pour la suite. Je m'inquiète un peu de l'éloignement de la ville. Le plan tracé sommairement à la main est bien imprécis. Aux bifurcations, je ne trouverai jamais une seule indication. Les paysans ougandais cessent leurs travaux agricoles pour me regarder circuler jusqu'à ce que je disparaisse de leur vue. Lorsque je pousse le vélo, je constate un début d'ironie sur leurs visages. Des chants collectifs se font entendre sur le flan d'une colline. Une cinquantaine d'hommes, courbés sur des jeunes plants, entonnent des complaintes pour se donner du courage. Ils sont tous habillés à l'identique de vêtements blancs. Ce sont des bagnards occupés à des travaux agraires. Ils travaillent en rangs serrés et disciplinés dans l'agriculture sous la surveillance de dix gardes armés, presque aussi mal vêtus. Je passe au milieu de baraquements en béton brut d'un centre pénitencier. Au bout de deux heures à pédaler sans arrêt, je commence à me lasser et ressens une certaine angoisse car je me sens perdu. Toute la campagne se ressemble et je ne parviens pas à me repérer. Les collines succèdent aux collines et les cols sont plus fastidieux que les descentes. Au fond d'une cuvette, un lac décrit sur le plan m'oriente. D'un seul coup, au-delà de la brume, un arrière plan sombre forme un mur dans le panorama. C'est la masse gigantesque du massif du Ruwenzori. C'est vraiment de la haute montagne et cette chaîne constitue la frontière naturelle entre l'Ouganda et le Congo Démocratique. Je n'aurai qu'un pays à traverser pour rejoindre l'Océan Atlantique. Je suis tenté ! Le relief est certes tourmenté mais rien ne présage l'imminence de ces monts de cinq mille mètres de hauteur. Pendant une heure, j'aurai sur ma droite en toile de fond le Ruwenzori. Distant d'au moins vingt kilomètres, il ne restera qu'une silhouette. A chaque fois que je le peux, je demande ma route. La majorité des paysans ont une machette à la main, outil de base pour leurs travaux aux champs. Je me fais courtois car ils savent bien utiliser cet instrument rendu célèbre au Rwanda voisin. Certains hommes sont armés de fusil. Je préfère imaginer qu'ils vont à la chasse. Souvent des enfants me suivent en silence tout en conservant une distance régulière lorsque je marche. La seule phrase d'anglais qu'ils connaissent est : «How are you ?» Je l'entendrai au moins trente fois cette journée. J'ai vu une femme de taille réduite. Elle était légèrement courbée avec l'âge mais je pensais immédiatement qu'elle était pygmée. C'était plus probablement une naine. Le vélo remplit beaucoup de tâches, dont celle de transporter des marchandises. Plusieurs fois je vois des vélos croulant sous des régimes de bananes vertes qu'un homme pousse avec embarras. La bicyclette disparaît complètement sous les fruits. Profitant d'un soleil plus généreux, la campagne rayonne et elle ne paraît pas si dissemblable d'une nature européenne épanouie au printemps. Toutes les nuances de verts sont éclatantes. Je me nourris de bananes achetées aux petits commerces dans des hameaux. Je n'ai pas traversé de vrai village, seulement des groupes de cinq à dix maisons. Sur toutes les devantures des échoppes, des publicités géantes sont affichées, toutes pour la marque de soda américaine Pepsi. Même dans ce coin retiré de l'Afrique, tout le monde fonctionnent au coca. La curiosité principale sont des chutes d'eau qui ont engendré des cavernes dans le cours d'une rivière. C'est impossible toutefois de les comparer avec les chutes Victoria du Zambèze. En vélo, il faut d'abord traverser des champs aux herbes hautes, sans rouler sur les serpents, puis tambouriner à la porte d'un soi-disant gardien des lieux. Il semble tout étonné de me voir, je suis son visiteur mensuel. Il m'accompagne contre une modeste rétribution à son endroit magique. Il est impossible de découvrir ces cataractes seul, elles ne font pas suffisamment de bruit. Traversant un pré ou paissent des bovins, puis enjambant plusieurs clôtures, on est à pied d'œuvre. L'eau d'un modeste ruisseau s'élance de trois mètres de hauteur pour s'abîmer dans un bassin de cinq mètres de circonférence. Le plus amusant est la progression au travers des lianes et de la végétation exubérante résultant de l'humidité permanente. Le guide a aménagé les berges de la rivière de mains courantes et d'escaliers dégrossis de sa fabrication. Je signe et commente néanmoins un livre d'or dont la dernière annotation remonte effectivement à plus d'un mois. Parti de Fort Portal à huit heures ce matin, l'après-midi est bien entamée lorsque je m'inquiète de la direction du retour. Je me suis fourvoyer déjà plusieurs fois et je ne dois plus m'égarer si je veux arriver avant la nuit. Mon impatience est aussi motivée par la douleur : je ne peux plus m'asseoir sur la selle. N'ayant plus l'habitude de pédaler, je trouve ce sport pénible. De plus, les secousses excessives de la piste contrarient mon entrain. Je sollicite systématiquement conseil auprès de tous les gens rencontrés sur l'orientation à prendre. Après un passage dans la boue, de l'eau jusqu'au moyeu de la roue, je rejoins un chemin de terre plus large puis croise une voiture, la seule de la journée. C'est la route de Bundibuguyo, tout près du parc de Semliki. J'atteins Fort Portal en début de soirée par la direction opposée à celle que je suis parti ce matin. La difficulté du parcours est que j'ai réalisé une boucle sans jamais revenir sur mes pas, et donc que je ne reconnaissais pas l'itinéraire de retour. Pendant ces huit heures de vélo, j'ai dû parcourir au minimum cinquante kilomètres, dans des contrées où peu de Blancs se sont rendus. Miss Metuza semblait surprise de me voir arriver aussi tôt, m'affirmant qu'il m'aurait fallu plus de temps pour couvrir cette distance. Je lui rendis son bien sans regret, je ne pouvais presque plus marcher et conserverai les jambes arquées un petit moment. En double file dans la rue principale, quinze gros camions blancs étaient stationnés. Sur leurs bâches toutes neuves cinq lettres géantes bleues s'étalaient : UNHCR (Nations Unies pour le Haut Commissariat aux Réfugiés). Ils bivouaqueront cette nuit ici. J'ignore où les conducteurs dormiront, je ne les verrais pas dans l'hôtel. Peut-être se sont-ils installés dans les locaux publics ougandais. Dans cette procession de camions, je ne verrais que deux Blancs. Je les croiserais entrant dans le restaurant Blue Pot. Les conducteurs africains sont assignés dans les cabines des camions. Dans une noria bien organisée, ils s'approvisionnent à tour de rôle à l'unique pompe de la ville. J'étais curieux de savoir d'où ils viennent et quelle est leur mission, mais j'avais peur de paraître indécent et voyeur. Ces véhicules bâchés sont utilisés pour les transports de personnes. Des transferts de populations sont donc en cours dans la région. Les Nations Unies sont à l'œuvre au Congo, au Rwanda et au Burundi. Je ne suis pas au courant qu'ils ont une mission en Ouganda ! Les deux Blancs sont dans une Jeep, blanche elle aussi, arborant un immense fanion aux couleurs de l'ONU. L'oiseau familier de Fort Portal est le Marabout. Ce gros oiseau d'un mètre de haut erre aux alentours des immondices et remplit son rôle de fossoyeur et de charognard. De part son alimentation, il n'est pas comestible. Il affiche une allure assez hautaine et daigne à peine s'éloigner à mon approche. J'achève la journée dans l'un des deux bars à siroter une «Nile». Un autre consommateur est attablé près de moi. C'est une femme blanche âgée, certainement pas une touriste. Entre «Blancs» nous nous saluons à mon arrivée et nous nous disons au-revoir quand je pars, sans un mot de plus, curieusement. Le cinéma, hangar délabré, ne diffuse plus de film depuis bien longtemps. Comme presque tous les soirs, l'averse puis l'orage équatorial s'abat violemment sur Fort Portal. De nuit, la ville est plongée dans le noir absolu, l'électricité ne sera pas remise cette nuit. Uniquement les phares des quelques voitures trouent la pénombre en m'aveuglant. L'hôtel sans lumière, sans bruit, sans activité et quasi dépourvu de clients est sinistre. Les lampes à pétrole aux flammes vacillantes accentuent cette sensation. A vingt heures l'établissement est carrément barricadé, toutes les portes sont condamnées avec de lourds volets de bois et plus personne n'est visible. Je n'avais pas noté cela hier. En ce samedi soir, j'espérais au moins une infime animation dans la ville. Aucune musique ne s'élève de ce néant. Toute la nuit sera accompagnée du martèlement de la pluie sur le toit de tôle et par quelques coups de tonnerre laconiques. A moins que ce ne soit des coups de feu dans le lointain de la forêt équatoriale.
Levé à sept heures, il n'y a toujours pas d'eau ni d'électricité. L'eau de la pluie qui persiste me douchera. En me rendant à la gare routière pour le départ du bus public, un minibus avec une place vacante pour atteindre son quota me propose un départ immédiat. Avec un siège plus confortable que l'aller, l'itinéraire du retour vers Kampala est identique. Les camions renversés sur les bas-côtés n'ont pas bougé de positions. Le camp militaire est toujours secoué de vitalité. Il pleut toujours et notre chauffeur est cette fois-ci plus prudent. Il mettra en revanche une heure de plus pour parcourir une même distance. Nous n'arriverons à Kampala qu'à quinze heures, soit sept heures de route. Je ne suis pas pressé, en ce dimanche, je sais que tout est fermé dans la capitale car l'Ouganda est à majorité catholique. Preuve de cette ferveur chrétienne : le préservatif est interdit par l'église locale, ce qui réjouit le Sida ! Maintenant je connais un peu cette ville et je peux choisir un hôtel de mon gré, de plus il fait jour et le danger est moindre qu'au crépuscule. N'ayant pas connu une vraie douche depuis quelques jours, je m'offre le luxe d'une chambre équipée. Débarrassé de la poussière rouge de latérite, je poursuis la visite de la ville que j'avais extrapolée il y a trois jours. Excepté les alentours des gares routières où quelques vendeurs ambulants tentent leurs fortunes, la ville entière est en léthargie. Je veux acheter des cartes postales, mais je n'en trouverai aucune aujourd'hui. C'est une denrée très rare en Ouganda. C'est l'occasion d'aller dans les deux grands palaces du pays, les hôtels Imperial et Sheraton. Dans le parc de ce dernier, les pelouses sont occupées par des gens très pauvres. Des limites très précises sont établies au-delà desquelles ces miséreux ne doivent pas empiéter. Le hall de cet hôtel respire le bien être, sensation imputée à la climatisation et aux parfums subtils. Visiter Kampala un jour chômé est démoralisant. Les uniques personnes qui déambulent avec moi sur les trottoirs sont les mendiants et les estropiés. Quelques enfants aussi font la manche. Bien que je reste relativement insensible à leurs quémandages, leurs implorations répétées me rebutent et me peinent. Après plusieurs passages aux mêmes endroits, certains me reconnaissent et me saluent comme un vieil ami. A un tiers du voyage, déjà, je fais un premier point et élabore la suite du périple. Si ce jour était plutôt inanimé, demain sera plus complexe. Je pense prendre un bateau mardi à destination de la Tanzanie. Son jour de navigation est inscrit dans mon guide, j'espère que ce livre ne se trompe pas.
Dehors, à l'heure d'ouverture des bureaux, je retrouve une ville vivante. Les Ougandaises et les Ougandais se pressent pour aller travailler. Téléphoner puis trouver, écrire et poster les cartes postales m'occuperont une grande partie de la matinée. A une agence de voyage, made in Ouganda, je tente d'obtenir des informations sur les traversées du lac en bateau. L'employée n'est pas au courant si cela existe. Elle téléphone à un correspondant de Port Bell, la ville portuaire de Kampala. La réponse est négative : aucun navire de passagers ne navigue plus sur le lac Victoria. Cela depuis qu'un bateau tanzanien, le MS Bukoba a coulé en mars 1996, il y a deux ans. Prévu pour une capacité de quatre cents passagers, ce naufrage fit six cents morts. C'est pratiquement le naufrage le plus dramatique depuis celui du Titanic, le plus tragique en tout cas sur un lac. Depuis, les autorités ont suspendu toutes les traversées de voyageurs. Sur ces renseignements qui ruinent mon projet initial, l'employée essaie de me vendre un vol entre Entebbe et Mwanza, l'équivalent aérien de la traversée maritime. Par contre le prix de l'avion n'a rien de comparable avec celui du bateau, c'est dix fois plus cher. En ne promettant rien mais en gardant cette alternative en réserve, je vais dans ce qui ressemble à une office de tourisme après une véritable chasse au trésor pour dénicher le local. Là, les informations sont maigres, voire inexistantes. On me déclare que peut-être des cargos de frets peuvent sous certaines conditions transporter des passagers. Sur cela, une grosse femme débonnaire me donne l'adresse de la gare ferroviaire où siège l'organisme qui gère les transports maritimes. Par la même occasion, je visite les installations ferroviaires. Elles sont limitées mais deux mouvements de brassages des wagons donnent du mouvement au site. On me confirme qu'il n'existe plus aucun train de passagers, tous les services sont suspendus depuis un an. Jusqu'à ces dernières années, il ne circulait qu'un train par semaine sur les deux lignes principales. La vitesse des convois de voyageurs était deux à trois plus lente que celle des autobus. Ici aussi, la route, ou la piste a tué le train. Toutefois, le trafic marchandises, surtout en hydrocarbure, est maintenu et constant. L'enclavement rend obligatoire ce lien ferré donnant accès sur la mer à Mombassa. Dans les bureaux administratifs de la gare, tout un étage est réservé au train-ferry qui relie Jinja et Port Bell aux ports tanzaniens. En effet, il y a continuité des réseaux ferrés ougandais et tanzanien par l'intermédiaire d'un ferry équipé spécialement pour embarquer des wagons. On m'envoie de bureaux en responsables et de responsables en bureaux jusqu'au bureau du responsable. L'accueil est plutôt froid et je sens immédiatement que ma requête irrite le cadre affecté à ce poste. Il est pourtant prévu que ces cargos puissent embarquer des passagers mais personne n'assume le fardeau en cas de naufrage. Le prochain départ est prévu dans deux jours. Si je tiens vraiment à partir par voie lacustre, je dois écrire une lettre et photocopier les pages de mon passeport puis apporter le tout au ministère du tourisme. On m'explique tout ceci dans un anglais académique comme si je pouvais tout comprendre d'emblée. Une jeune Européenne est en discussion acharnée avec un officier. Il se montre plus complaisant à son égard par un mince sourire. Les adresses en poche, je ne sais pas encore si je partirai par cette solution. Une autre idée germe. Au lieu d'attendre trois jours encore ici, je vais essayer de passer comme je l'avais prévu initialement par le Rwanda et le Burundi, puis traverser le lac Tanganyika jusqu'à Kigoma. De là, je suis assuré de trouver trois ou quatre fois par semaine un train direct qui en quarante ou cinquante heures me conduira à Dar-es-Salaam. Itinéraire que j'avais un peu mis de côté car ces pays sont plus ou moins encore en guerre. Leurs attraits est qu'ils sont francophones. En prévision de cela, j'avais obtenu un visa de séjour pour le Burundi. Depuis trois semaines, le vingt juillet, des accords de cessez-le-feu au Burundi ont été signés entre le gouvernement putschiste Tutsi et les rebelles de la majorité Hutue. L'autre Européenne qui désire traverser le Victoria est Britannique. Elle me rejoint en courant alors que j'appelle un taxi pour me rendre à l'ambassade du Rwanda. Elle voulait que l'on fasse les démarches ensemble pour obtenir l'autorisation de s'embarquer. Elle ne compte traverser le lac que la semaine prochaine. Si elle avait opté pour le premier bateau, je pense que je serai allé en sa compagnie. Elle était toujours souriante, petite, blonde les cheveux court et un air espiègle. J'admire ces filles qui voyagent seules, elles sont très courageuses. Je suis obligé de prendre un taxi car les bâtiments diplomatiques rwandais sont très éloignés du centre. Il faut une semaine pour obtenir un visa de séjour au Rwanda. Ayant un visa pour le Burundi, les employés consulaires peuvent me faire un visa de transit valable trois jours. De plus il est beaucoup moins onéreux. J'aurai donc trois jours au maximum pour traverser le pays, et je ne devrai en aucun cas ressortir du pays par la frontière par laquelle j'y suis entré. Vu la dimension réduite du pays, j'estime que trois jours sont suffisants. Si je sais qu'au Burundi il persiste un état de guerre latent, j'ignore quelle atmosphère règne à Kigali. Le Rwanda est un nom qui fait peur, synonyme de génocide depuis quatre ans. Le visa me coûte vingt-deux euros, ces quelques euros pour la réelle aventure. Je reviendrai récupérer mon passeport visé ce soir. Il n'y a pas de bus ce soir pour Kigali. Il n'est pas surprenant que les bus ne circulent pas de nuit au Rwanda. Je réserve ma place pour demain matin six heures. Un homme âgé m'accompagne jusqu'à un bus très vétuste et m'indique le siège qui me sera alloué pour demain. Devant moi, il matérialise cette réservation en liant des ficelles sur cette banquette pour en interdire son occupation à autrui. Il existe deux ou trois bus qui partent tous les matins pour la capitale rwandaise. L'Ouganda est en excellent terme avec le gouvernement Tutsi actuel du Rwanda. L'Ouganda a hébergé plus de trois cent mille réfugiés rwandais Tutsi pendant trente ans. Il a aidé cette ethnie rassemblée dans le mouvement FPR (Front Patriotique Rwandais) dans la conquête du pouvoir en 1994. Pour plus de dix heures de trajet prévu et cinq cent soixante-dix kilomètres, le billet ne coûte que seulement onze euros, une somme ridicule pour moi mais une fortune pour les Africains. A l'hôtel, je retrouve les deux Japonais du bus entre le Kenya et Kampala d'il y a cinq jours. Nous ne nous sommes pas parlé dans le bus pendant cinq heures et maintenant nous nous saluons comme de vieilles connaissances. Eux ont choisi d'aller dans le Nord puis de retourner au Kenya. Pour rien au monde je ne serais retourné en arrière au Kenya. J'aurai eu une impression d'échec. Je préfère le Rwanda et ses dangers que de faire demi-tour. Avant la fermeture de l'ambassade, je dois attendre une heure : les passeports ne sont pas prêts. Je suis le seul Occidental parmi une quinzaine d'Africains à attendre mon visa. Le mien n'est pas vital tandis que pour les Africains il est absolument nécessaire. Je me suis habituer à Kampala, j'y resterai en tout cinq jours. A chaque fois que je vais à mon hôtel, j'aime me balader dans les travées du marché. On peut trouver tout ce que l'on veut, y compris des pains français. Un Rwandais m’aborde. Parlant d'abord en anglais, nous avons terminé la conversation en français. Depuis une semaine que je n'avais pas articulé un mot en français, c'est un réel plaisir de l'exercer. J'avais cru au début de ses propos que cet homme me réclamerait une quelconque obole, mais non, il me quitte en me souhaitant juste bon voyage, en français dans le texte. Il m'affirma que je ne courrais absolument aucun danger dans son pays. Les Européens ne sont jamais inquiétés au Rwanda, le problème ne réside qu'entre Africains. Je dormirai mal cette nuit. A l'hôtel deux filles se sont installées dans le patio devant ma fenêtre et veilleront avec fracas très tard. Lorsque, exaspéré, je sortis pour les réprimander, elles exhibaient tous leurs charmes avec une agilité toute mercantile. Je n'eus pas d'effort à faire pour leur résister, il suffisait de songer à toutes les maladies dont elles sont potentiellement porteuses. Je réfléchissais également au parcours qui m'attend. Il y a beaucoup de composantes inconnues pour la suite, le Rwanda et le Burundi ne semblent pas de tout repos.
Le Rwanda fut à la une de l'actualité au printemps 94, voici quatre ans. Les suites des évènements dramatiques que subira le pays ensuite maintiendront les médias dans ce coin reculé d'Afrique, auparavant méconnu. Un attentat sur l'avion des deux présidents rwandais et burundais qui les tua fut le déclencheur du plus barbare des génocides du Vingtième siècle. En moins de cent jours, presque un million de personnes furent massacrées. La haine ancestrale de l'ethnie hutue envers celle des tutsie se transforma en une fureur ive de sang et de drames. Depuis bien longtemps cette haine avait été savamment entretenue par les premiers colonisateurs allemands puis belges, ainsi que le clergé des églises. Tous s'appuyaient sur la minorité tutsie pour assouvir leurs pouvoirs. Il était officiellement dit à cette époque que les Tutsis étaient soi-disant plus intellectuels et donc plus prompt à gouverner le pays aux cotés des européens. On n'hésitait pas à enfermer la population dans des catégories immuables : les Tutsis en éleveurs cultivés et intelligents, et les Hutus en agriculteurs ignorants et sots. Dès l'indépendance, ces inégalités furent déjà la cause de conflits majeurs et une immense diaspora Tutsie se retira à l'étranger, surtout en Ouganda, pour se protéger. La démocratie des urnes donna évidemment le pouvoir aux Hutus qui représentaient quatre-vingt pour cent de la population, par opposition aux dix-huit pour cent des Tutsis
En 1994, c'est donc la majorité au pouvoir, les Hutus, qui organisa au plus haut sommet l'anéantissement total des Tutsis. Tous les fonctionnaires, à tous les échelons, avaient pour ordre de prendre part aux exécutions. Les médias et surtout la radio nationale :« Radio Mille Collines» cultivaient cette rancœur et encourageaient le massacre. Sous couvert de leurs responsables, de leurs chefs, dont ils n'osaient pas contredire ou nier l'ordre, une énorme majorité de Hutus se sont impliqués dans les tueries. Résultat de cette propagande, beaucoup pensaient bien faire en obéissant aveuglément et en exécutant ce carnage qui devenait naturel. Supprimer son voisin Tutsi était assimilé comme un devoir citoyen, au–dessus de toute impunité. D'ailleurs, les Hutus qu'un reste de lucidité éclairait et qui refusaient de tuer, étaient certain d'être victimes à leur tour et de périr. Quand toutes les instances jusqu'au gouvernement se liguent en un appel, un ordre, il est parfois malaisé de refuser, ni même de pouvoir penser autrement.
Pour moi, c'est le génocide le plus cruel que l'humanité moderne ait souffert. Le génocide arménien au début du siècle est peu connu. La plupart des Arméniens ont péris dans leur longue déportation à travers l'Arménie ancestrale et la Turquie. Certes les Nazis allemands ont tué plus de six millions de juifs au cours de la Shoah, mais en beaucoup plus de temps, environ cinq ans. Les procédés utilisés étaient pourtant extrêmement modernes et ne leur souillaient pas les mains, faisant appel à des techniques d'extermination massives. Le génocide du Cambodge peut être davantage comparé au rwandais. Là aussi, un million de morts, mais en quatre années. Les collaborateurs khmers Rouges de Pol Pot économisaient également leurs armes à feu et exécutaient sans guère d'état d'âmes, sur des critères aléatoires. Les intellectuels étaient leurs victimes désignées : tous ceux qui parlaient une langue étrangère, portaient des lunettes ou exerçaient une profession libérale étaient assassinés. Les Hutus rwandais sont donc des champions, eux aussi, mais pas du football ! Seulement champions du maniement de la machette. Assassiner entre huit cent mille et un million de gens en cent jours est un rendement extraordinaire, énorme, jamais les Allemands n'auraient songé à faire pire. Rien que ce résultat prouve que presque toute la population a participé intensément. Et encore, les Hutus ne faisaient pas que de tuer ! Ils prenaient le temps de torturer, de mutiler, d'humilier et de violer leurs victimes, Tutsis ou Hutus modérés, avant de les achever sans aucun espoir de les épargner. La quasi-totalité des femmes tutsies étaient violées plusieurs fois avant de succomber au coupe-coupe. Très peu d'armes usuelles ont été employées, la majorité des meurtres ont été l'œuvre de la machette ou d'armes de poing spécialement conçues à cet unique effet, comme des gourdins hérissés de clous. Par la suite, je lus plusieurs ouvrages sur ce génocide hors normes (comme si un génocide pouvait être normal ! ) Les exemples sont multiples à détailler dans l'odieux certains des crimes commis. Aucune fiction ne pourra être plus épouvantable dans l'horreur. On ne meurt généralement pas immédiatement d'un coup de machette. Parfois la victime, amputée et blessée à mort tentait de s'enfuir sur ses moignons de jambes disparues sous les moqueries des tortionnaires. La plupart du temps, les blessés imploraient eux même le coup fatal qui mettrait fin à leurs souffrances. Mais ce coup ultime tardait à tomber. Les génocidaires appréciaient ce spectacle de leurs anciens dominateurs à l'agonie. Parfois les estropiés devaient payer cher, en argent, le dernier coup qui les tuerait. Pendant cent jours, tout le Rwanda n'était qu'un cri, qu'un râle de désespoir ou de joie pour les bourreaux. Le sang coulait véritablement sur les flans des collines, des milles collines. La rivière Kagera charriait tellement de cadavres qu'à son embouchure dans le lac Victoria, les chairs en putréfaction rendaient la pêche impossible pour les pêcheurs ougandais bien plus au nord. Tous les villages, les moindres hameaux avaient son entassement de dépouilles. Toute l'Afrique, le monde entier respirait cette honte. Certaines scènes sont au comble de l'effroi, impossible même de les relater tant elles paraissent surréalistes. Il est difficile de croire que des hommes ont pu faire cela. Le sanguinaire allié au morbide ! La communauté internationale n'a pas bougé, les Etats-Unis n'ont rien fait : ils n'ont aucun intérêt dans cette région du monde, même pas un Mac Donald au Rwanda à défendre ! Si les USA ne bougent pas, évidemment, personne d'autre n'ose faire quoi que ce soit. La France fut aussi créditée de lâche, voire de complicité avec le gouvernement génocidaire hutu. Une faible garnison française était présente au Rwanda pendant la tragédie. La France était déjà intervenue plusieurs fois militairement pour protéger le gouvernement hutu des infiltrations tutsies à la frontière ougandaise. Même maintenant, toute la lumière n'est pas faite sur les responsabilités françaises mais la France passe pour l'opinion mondiale comme une collaboratrice des Hutus. Pourtant, il n'y a que la France qui a fait une tentative de sauvetage des populations avec l'opération «Turquoise». Bien joué, mais cette opération avait pour mission de sauver les Hutus poursuivis par les Tutsis revanchards, pas vraiment le bon camp !
Les Tutsis rwandais ne comptaient finalement que sur eux même pour mettre fin à cet ethnocide. Aidées secrètement par les Ougandais, les forces tutsies stationnées en Ouganda remportaient cette victoire et la minorité tutsie est donc revenue aux commandes du pays. Revirement de situation, ce fut au tour des Hutus de se protéger de la foudre des représailles tutsies. Massivement, plus de deux millions de Hutus fuyaient immédiatement leur pays pour se réfugier dans les pays voisins, principalement dans les immenses camps du Congo Démocratique. Après cette fin du génocide, un nouvel épisode du malheureux Rwanda s'inscrivit dans les camps de Goma et de Bakuvu où les miliciens Interahamwe continuaient à maintenir la population en guerre pour une revanche dans l'espoir de revenir au Rwanda. Une fuite éperdue d'un million de Hutus refusant les menaces des Interahamwe et ne pouvant revenir chez eux par peur des vengeances, s'égaraient dans l'immense forêt équatoriale de l'ex-Zaïre. La plupart périront à leur tour et ces derniers soubresauts de cette actualité, à la recherche des survivants, clôtureront ce génocide un an après. Donc, un million de gens sont mort directement par le génocide et un autre million dans les camps de réfugiés au Congo ou perdus dans la forêt. Beaucoup de Hutus pensaient que Dieu lui-même les punissait de cette façon pour avoir perpétué ces actes odieux et acceptaient sans espoir et sans résistance leurs sorts et leur morts dans les camps ou la forêt.
Ce que je ne compris pas, ce sont les chiffres. Si le Rwanda était peuplé de huit millions d'habitants, répartis en 85 % de Hutus, 14 % de Tutsis et de 1 % de Twas (les pygmées) et que plus d'un million de Tutsis sont mort : combien de Tutsis restent-il ? Et bien, il n'y en a plus aucun, ou plus beaucoup, à peine cent mille ! Comment expliquer alors que cette ethnie quasi-décimée peut maintenant gouverner ce pays, voire projeter son armée avec efficacité au Congo en occupant de vastes territoires ? Les trois cent mille Tutsis émigrés depuis l'indépendance en Ouganda et qui étaient la clé de la victoire ne peut expliquer tout. Bizarrerie arithmétique Africaine ! Les cicatrices de ce génocide sont très profondes et mettront des décennies à se refermer. Supprimer totalement une ethnie était peut-être une solution, certainement pas la bonne : le problème ethnique rwandais demeure.
C'est en comprenant tout cela que demain je pénètrerai au Rwanda, sans appréhension particulière. Les Européens n'ont pas été vraiment inquiétés pendant le génocide. Quelques soldats belges furent tués tout de même.
RWANDA – TANZANIE
Le bus doit partir de Kampala à six heures, je compte y être à six heures trente : C'est impossible qu'il démarre à l'heure prévue. Il fait encore tout à fait nuit dans les rues populeuses du quartier. C'est un terrain vague qui a pris la place du marché de la veille. Je sais que je suis vulnérable avec mon sac sur le dos. Chacun sait que j'arrive ou je que pars et que j'ai toutes mes affaires sur moi. De nuit, ce sont des situations à éviter. La gare routière n'est pas très distante de l'hôtel. De toute façon, il n'y a pas de taxi ni personne d'autre pour m'accompagner, je suis donc réduit à m'y rendre à pied, en progressant le plus vite possible. Une fois dans la foule, je serai en sécurité. Les rues sont vides et lugubres. Je respire quand le halo de lumière de la gare est visible. Sans vraiment m'en rendre compte, deux adolescents me suivent de près. Rien d'alarmant mais j'en distingue six ou sept autres qui marchent parallèlement à nous. Lorsque les deux derrière moi communiquent par gestes aux autres, un courant glacé me parcourt l'échine. Je suis tout proche de la gare mais dérober un sac à la tire est une manipulation rapide. Tout ce que contient cette musette n'est pas si important mais sa perte me gênerait passablement. Il n'y a que la vie qui me contrarierait assurément de perdre. Même argent et passeport ne sont pas si capital. D'un seul coup, ces dix jeunes gens s'égaillent en tous sens, en courant et criant. Tapis dans l'ombre, je n'avais pas aperçu un militaire armé qui avait observé le manège et agit en conséquence. Il se lança brièvement dans une course poursuite, le fusil pointé en avant. Je pense que je suis passé tout près de la catastrophe.
Bien que je sois en retard à la gare routière, deux bus à destination de Kigali attendent, moteurs vrombissant. Déjà ils sont bondés. Je retrouve le manager de la veille qui me signifie ma place. Dans tous le bus un seul siège est vaquant et pour cause : il est toujours fermement entravé de cordelettes qui empêchent à quiconque de s'asseoir. Bien évidemment, je suis le seul européen du véhicule. Tous n'ont pas la chance que j'ai d'avoir une place assise, des dizaines de yeux envieux me fixent avec jalousie. Le départ se fait attendre. Plusieurs fois le moteur s'arrête puis redémarre, beaucoup d'animations me distraient. Mais au bout de trois heures, alors que je suis resté collé à mon siège, inerte, ma patience est écorchée. Pendant un instant, j'hésite à continuer sur Kigali ou à attendre deux jours encore à Kampala pour ensuite prendre le bateau sur le lac Victoria. A peser le pour et le contre, devant l'immobilisme du bus, je prends la décision de redescendre et de regagner l'hôtel. Les rues de Kampala s'animent au fur et à mesure que la lueur du jour se fait plus pressante. Alors que j'estime tout danger minimisé, sac à dos, d'un pas décidé je sors de la gare routière. Immédiatement, le vieux coach et plusieurs de ces acolytes, des rabatteurs, me rattrapent et m'affirment que nous partons tout de suite. Je me laisse convaincre. Leur argument est que le prix du billet ne sera pas remboursé. Mais pour moi, le tarif du transport entre les deux capitales est tout à fait négligeable, une dizaine d'euros seulement. Jusqu'au tout dernier moment du départ, le bus se remplit vraiment au maximum. Autant de passagers sont debout qu'assis. Des cartons de colis sont empilés dans chaque recoin, aucun espace libre ne reste disponible. Je dois replier mes jambes, jusqu'à la frontière rwandaise je ne pourrais guère bouger. Mais enfin, je ne me plains pas : Je suis placé au-devant du véhicule à coté des fenêtres que j'ouvre largement pour chasser les paquets de poussière et les odeurs qui apparaissent au fil du temps. Je lis un journal en anglais et suis surpris par les petites annonces. De nombreux Ougandais et Ougandaises recherchent l'âme sœur et le début de leurs annonces commencent irrémédiablement par «Séronégatif souhaité» ou «malade du Sida s'abstenir». Cela traduit le problème majeur du pays qu'est le SIDA. Kampala est une grande agglomération aux faubourgs très étendus. Il faut beaucoup de temps pour sortir de la banlieue déshéritée. Les bidonvilles de tôles et de planches prospèrent à l'infini. Ensuite, dès la campagne atteinte, la route devient presque agréable et bitumée en direction du sud. C'est toujours cette même route qui alimente les pays enclavés tels que le Rwanda et le Burundi depuis le Kenya. Il n'y a pas d'autres routes. Par deux fois je verrais sur les accotements des carcasses de tanks rouillés qui témoignent de la dernière guerre entre l'Ouganda et la Tanzanie lors de la chute d'Idi Amim Dada. Très vite, furtivement, je vois de nouveau le passage de l'équateur. Je repasse de l'hémisphère Nord à celui du Sud. Cette ligne imaginaire est ici représentée par une borne à l'inscription «Ouganda Equator». Le paysage reste toujours luxuriant, très vert et les habitations de terre rouge. Dans la grande ville de Masaka, la route se partage en deux, une branche vers le Rwanda et l'autre vers la Tanzanie. Cette dernière route, peu empruntée, est presque laissée à l'abandon et il faut au moins une semaine pour rejoindre une importante ville tanzanienne. Je suis surpris lorsque le bus quitte le bitume de la route principale vers le Rwanda pour s'aventurer sur une piste de latérite crevassée. Un des mécanos du bus me confie que le poste frontière de cette piste est beaucoup plus facile à franchir que celui de la route principale. Je le crois volontiers car tout le trafic routier paraît transiter par cette piste. Le très mauvais état de ce chemin empêche toutefois le bus de rouler à tombereaux ouverts. Un immense nuage de poussière rougeâtre enveloppe littéralement le véhicule. Tous les voyageurs mettent un chiffon ou un mouchoir sur le nez car l'air est franchement irrespirable. Nous sommes tous très vite teint de rouge, ma chemise a changé de couleur. La végétation qui borde la piste est elle aussi rendue acajou, de même que les pauvres masures des rares riverains de cet axe routier. Nous ne croisons ni ne doublons aucune voiture particulière, seulement une dizaine de camions lourdement chargés qui basculent d'une ornière à l'autre. Le point frontalier n'est pas dans une ville ni même dans un village. Je suis soulagé lorsque je vois les drapeaux nationaux ougandais et rwandais flotter de concert. Stupéfait, dès la descente du bus un mes pieds s'enfonce dans le sol. Celui-ci est un véritable tapis de poussière légère d'une épaisseur d'au moins quinze centimètres. Mais dans l'état dans lequel je suis, un peu de poussière en plus ou en moins n'a plus d'importance. Le contrôle de sortie ougandais est rapide, effectué debout dans la poussière. Les doigts un peu gras du douanier laisseront une empreinte dans mon passeport, tel un tampon supplémentaire. En revanche, cent mètres plus loin, tout est très différent. Ici les vérifications sont beaucoup plus pointilleuses. Le contrôle d'immigration est strict, mon passeport, est regardé sous toutes ses coutures. Ou plutôt, l'officier d'immigration fait semblant de l'examiner à fond, car il ne remarque pas que mon numéro de visa ne correspond pas à celui de mon passeport. Ils se sont trompés à l'ambassade. Chose courante en Afrique. Je pense que tous les militaires ici présents sont Tutsis, l'ethnie soutenue par l'Ouganda. L'ambassadeur du Rwanda à Kampala a quant à lui un nom hutu. Il me fallut près de deux heures pour expliquer pourquoi je transite par le Rwanda, ce que je transporte, et mes intentions en général. Heureusement que le Rwanda est un pays officiellement francophone, ou plutôt belgophone. En effet, les douaniers rwandais avaient tout à fait l'accent belge et parlaient de septante et de nannante. J'avais malgré tout plus de chances que des autres passagers car toute la cargaison du bus devait être fouillée. Comme c'était l'heure du déjeuner, les autorités rwandaises étaient absentes. On m'a affirmé qu'il y en aurait pour toute l'après-midi. J'en profitais pour apprécier mes premières heures rwandaises. Surgis de nulle part, des commerçants improvisés proposaient des fruits et d'autres plats épicés. Je changeais au noir quelques dollars contre des francs, des francs rwandais. Encore un pays qui est au franc ! Il me fallut marchander serré pour acquérir quelques petites bananes très sucrées. Des chauffeurs de minibus japonais bien avisés venaient démarcher les passagers du bus. Mais tous avaient payé le billet jusqu'à la capitale et n'étaient pas assez riche pour s'offrir le luxe d'un deuxième billet. Je profitais de l'occasion et m'engouffrais dans ce véhicule plus rapide. J'étais aussi motivé pour arriver à Kigali avant la nuit car je sais qu'il me sera difficile de trouver un hébergement. Je n'ai aucune idée de ce qui m'attend à Kigali, mais je me doute que la ville doit être dangereuse de nuit. Là aussi j'étais coincé, entre la fenêtre et une jeune Ougandaise allant travailler au Rwanda. Je m'apercevais progressivement que l'anglais est davantage nécessaire au Rwanda que le français. Christie me parlait un peu de Kigali et m'ôtait progressivement la crainte que j'avais de cette ville à priori. Parfois je pensais ne pas avoir fait le bon choix car ce transport collectif s'arrêtait au moindre village pour combler les places qui se libéraient au fil de la route. Dès les premiers kilomètres au Rwanda je notais une nette différence d'avec l'Ouganda. Alors que l'Ouganda est planté d'immenses forêts verdoyantes, tous les arbres au Rwanda semblaient être abattus. Les collines étaient pelées. Tout le pays entier semblait être une succession infinie de collines chauves. Par deux fois nous sommes ralentis par des troupeaux de bœufs aux cornes énormes. Les pasteurs étaient gigantesques, c'était sans aucun doute des Tutsis, seule cette ethnie pratique l'élevage. Immédiatement je faisais la différence entre les Tutsis et les Hutus, les premiers sont grands alors que les seconds sont petits, trapus et aux traits négroïdes beaucoup plus marqués. Les femmes tutsies sont très belles, comme les Ethiopiennes. Régulièrement, au moins à cinq reprises, des collines se fleurissaient de bleu. Les grandes bâches bleues au sigle de l'ONU constituaient des camps de réfugiés. Ce bleu doit d'ailleurs être maintenant la couleur du Rwanda. Pas un village traversé qui n'avait des maisons ou des cabanes recouvertes de ces bâches. Ils en ont reçu à revendre. Autre détail qui marque mon oeil est la multitude de pharmacies dans tous les villages, dans toutes les villes. Grâce à l'humanitaire, le Rwanda a reçu beaucoup plus de médicaments que nécessaire, je pense. Beaucoup de gens ayant tout perdu pendant la guerre, se sont donc recyclés en pharmaciens de fortune. J'imagine cependant que la plupart de ces médicaments sont périmés ou inutiles à cette population. Le monde entier, par geste de regret, essaie de se redonner une bonne conscience en aidant les survivants des dramatiques évènements. Le réseau routier du Rwanda n'a rien à envier à un pays européen. Ces routes ne ressemblent pas à celles d'un pays africain. Elles sont très bien entretenues, très peu de nids de poules les abîmes. La vitesse du minibus est beaucoup plus rapide qu'en Ouganda. La route suit le grand parc de l'Akagera sur toute sa longueur. C'est le plus grand parc du pays et le lieu de prédilection des grands gorilles. Mais je n'ai pas le temps de faire du tourisme, mon visa de transit n'est valable que trois jours seulement. Visiter ce parc est ruineux, sa fréquentation a toujours été réservée à une élite fortunée qui avait les moyens de payer l'important droit d'entrée, censé protéger les gorilles. Bien que le pays soit petit, les villes sont nombreuses et assez rapprochée. Le pays est peuplé densément par rapport à sa modeste superficie. La proximité de Kigali est annoncée par la concentration des habitations.
Avec un petit plan en poche j'essaie de me repérer par rapport au centre ville pendant l'approche. Colline après colline, le minibus s'immobilise sur un terre-plein bruyant et envahi d'une foule gaillarde. Je salue mon amie ougandaise qui ne peut plus m'être d'aucun secours. Elle m'indique vaguement la direction à prendre. Heureusement il me reste encore deux heures de luminosité du jour pour trouver un toit. Pendant le jour, le problème de la sécurité est moindre : les militaires tutsis sont partout à patrouiller dans la ville, fusil en bandoulière.
Kigali n'est pas une très grande ville. A pied il est très facile de la parcourir. Dans un guide j'avais repéré trois hôtels et je partais à leur recherche. Au contraire des deux pays précédents, tout est inscrit en français et les noms des rues me sont familiers. Aucun des trois hôtels ne porte l'inscription «hôtel». Le premier propose des chambres vraiment trop chères. Le deuxième est rempli par des réfugiés et le troisième est très difficile à trouver. C'est une pension de famille, j'y suis chaleureusement accueilli. Le tarif n'est pas en rapport avec la chambre lépreuse, qui ne ferme même pas à clé mais je n'ai guère le choix. Ici aussi, sur la quinzaine de chambres, une dizaine sont remplies par des réfugiés. Ces réfugiés sont Hutu, apparemment de la famille du propriétaire. La pénombre s'empare progressivement de la ville, j'arpente le quartier alentour afin de trouver mon dîner. Il n'y a pas d'éclairage public dans les rues si bien que je pense passer presque inaperçu. Je ne reconnais pas l'atmosphère des autres capitales africaines, habituellement si grouillantes d'activités. Très peu de boutiques sont ouvertes. Je me satisferai de quelques gâteaux achetés au commerce le plus proche de mon hôtel. La jeune vendeuse, une Tutsie à coup sûr de par ses traits fins me tint la conversation. Malheureusement, elle ne parlait absolument aucun mot de français. Bien que Rwandaise, elle a vécu toute sa vie en Ouganda. Sur son kiosque un seul journal est proposé. C'est l'unique journal du pays, «The News Times» est un hebdomadaire qui ne comporte que quatre pages. Bizarrerie du Rwanda auquel il faudra s'habituer, il est entièrement rédigé en anglais. Seules quelques publicités sont en français. Avec les trois cent mille réfugiés rwandais récemment revenus de l'Ouganda, l'anglais s'imposera comme la langue officielle du Rwanda à moyen terme. Je ressens une mauvaise ambiance et une insécurité certaine dans la ville. Des dizaines de corps allongés sur des semblants de trottoirs bougent sur mon passage. Ce qui me choque le plus sont ces dizaines d'enfants abandonnés qui tous les dix mètres me demandent l'aumône. Dans un français parfait, ils me demandent carrément cent francs voire deux cents francs rwandais. Ils mendient sans agressivité, uniquement pour survivre. Mais je suis vite lassé de les refouler sans cesse aussi je me réfugie dans ma chambre sécurisante. C'est à la bougie que je m'éclaire et la douche est réduite à sa plus simple expression : un trou dans le sol accompagné d'un seau d'eau chaude que la patronne m'apporta. Je calais la porte de ma chambre avec une chaise pour ne pas être dérangé. Que la porte ne ferme pas à clé ne m'empêchera pas de dormir d'une traite ! Absolument aucun bruit n'émanait du dehors, une chape de plomb semblait peser sur Kigali.
Par cette journée entière à Kigali, je vais essayer de comprendre le Rwanda. Levé de bonne heure, la première démarche est d'aller échanger de l'argent. Je ne comprenais pas pourquoi les banques étaient encore fermées alors que d'après les horaires affichés, elles devraient être ouvertes. Je mis un peu de temps à comprendre que c'est moi qui n'étais pas à l'heure, ma montre était restée à l'heure de l'Ouganda, soit une heure de plus. De jour, Kigali a presque l'expression d'une ville provinciale. Tout y est très calme, les gens marchent lentement. Pour pénétrer à l'intérieur de la banque j'ai droit à une fouille stricte. La confiance n'est pas de règle. Très peu de touristes visitent ce pays. Les employés de cette banque semblent bien démunis en matériel. Je ne vois pas un seul ordinateur, au contraire des autres banques, même en Afrique. Je pense que ces agents sont nouveaux dans leur métier et qu'ils sont à peine formés. Les anciens employés Tutsi ont été massacrés et leurs collègues Hutus ensuite.
J'ai le temps d'admirer le paysage vu des hauteurs de cette banque tant il est long d'obtenir des francs rwandais au change officiel. Je reconnais là toute la paperasserie africaine. Des collines à l'infini cernent Kigali, donnant une ondulation au champ de vision et procure une sensation de tranquillité, de paix. Le surnom du Rwanda: «Pays aux milles collines» n'est pas usurpé. Je ne croise que deux autres Blancs ici, nous nous saluons mais conservons nos distances. Je pense que ce sont des hommes d'affaires fleurant l'opportunité de reconstruire le pays avec beaucoup de profits à terme. À moins qu'ils ne soient diplomates ou membres d'ONG, comme la majorité des occidentaux d'ici. Même à la sortie de la banque, je me fais fouiller, chose saugrenue ailleurs. Il est encore tôt, la ville n'a pas encore prit le rythme animé qui sied à une capitale. Je sens que lorsque je suis sorti de la banque, les poches pleines de liasses de billets, plusieurs paires de yeux m'ont remarqué. Je file à l'hôtel pour dissimuler davantage cet argent. Même en pleine journée, Kigali n'a jamais la frénésie d'une grande ville africaine. C'est une ville moyenne, sans beaucoup de commerces, où une certaine torpeur s'est installée et qui ne semble pas s'estomper. Cette impression de ville quasi-abandonnée est aussi grandement amplifié par le peu le voiture qui croisent dans les rues. Dans d'autres pays où les voitures aussi sont rares, les vélos et les motos les remplacent, comme au Vietnam ou en Chine, créant un mouvement de vie. Mais ici, on peut traverser n'importe quelle artère les yeux fermés sans se faire écraser. La plupart des voitures sont des quatre-quatre, le plus souvent conduites par des Blancs. Beaucoup de ces véhicules tout-terrains sont estampillés du sigle «U.N.» United Nation. Je passais une partie de la journée à me renseigner sur la façon de sortir du Rwanda. Mon itinéraire initial était de traverser ensuite le Burundi voisin, pays semblable sur beaucoup de points au Rwanda, notamment sur son instabilité politique. En ce moment le pays est agité par la guerre civile entre Hutus et Tutsis. Les Européens ne sont absolument pas pris à partie dans ce conflit, mais je conclus qu'il est risqué d'y aller. De plus, la Tanzanie boycotte le Burundi à cause du dernier coup d'état ou un général Tutsi s'est emparé du pouvoir. Le service maritime sur le lac Tanganyika est susceptible d'être suspendu. Il me faudra traverser la frontière dans le Sud Burundais, là où les échauffourées sont les plus meurtrières. Je me rends à l'ambassade du Burundi, sentir la pression et l'ambiance actuelle, constater si on me conseille ou non d'aller dans leur pays. L'accueil est plutôt froid, voire glacé bien que nous nous parlions en français. Le Burundi est également un pays francophone. L'employé consulaire est presque déçu que j'ai déjà mon visa burundais et qu'il ne pourra pas me taxer davantage. Les trois Burundais présents m'affirment qu'il n'y a absolument aucun danger à se rendre à Bujumbura mais je ne lis pas un tel enthousiasme dans leurs yeux de Tutsis. Là-bas aussi, les grands Tutsis qui sont au pouvoir ne représentent que douze pour cent des Burundais et tout le reste, les Hutus, vivent dans l'opposition armée et la rébellion. Jusqu'au tout dernier moment, j'hésiterai à me rendre au Burundi mais la sagesse sera une bonne conseillère. Juste à côté, à l'ambassade de Tanzanie, j'essaie d'avoir des informations pour rejoindre Dar-es-Salaam par transports en commun terrestres. Mais à part de prendre un avion direct, il n'y a aucun service régulier entre ces deux pays. Il existe deux quartiers où sont situés les ambassades. Les représentations diplomatiques des pays africains sont regroupées dans la partie basse de la ville tandis que les ambassades européennes sont principalement dans le centre. Les ambassades suisses, françaises et allemandes sont voisines, avec une dizaine d'autres ambassades de pays européens, toutes joliment situées dans une avenue ombragée d'arbres centenaires. C'est un quartier extrêmement calme mais où j'imagine l'ennui des diplomates et des expatriés. Chaque ambassade occidentale sert de parking aux véhicules blanc et bleu des Nations Unies. Devant l'ambassade française, j'essaie de concevoir comment les représentants français ont livré leurs employés Tutsis aux groupes armés Hutus qui le leur demandaient. Les scènes des familles Tutsies réfugiées dans l'ambassade puis qui furent jetées en pâture à leurs bourreaux Hutus furent effroyables. Cette avenue devait avoir perdu cette quiétude. Les Français, comme les Belges et les autres Européens savaient parfaitement que les Tutsis employés à leurs services seront menés directement à l'abattoir. Un peu de temps s'est écoulé depuis, mais il est difficile d'oublier ces faits passés lorsque l'on marche devant ces tranquilles ambassades, havre de sérénité et de sécurité. Je ne vois que très peu de militaires, comme si ces bâtiments n'étaient pas gardés. Dans d'autres pays, ces résidences diplomatiques sont surveillées par des escouades de policiers. Le seul commerce ici est une boulangerie purement française. Elle est tenue par un couple âgé français ou belge et j'ai le bonheur de trouver des chocolats, des vrais, du pain et même des croissants. Par contre, les prix sont inabordables et je devine que les principaux clients sont les expatriés. Dans la presse francophone que je passe rapidement en revue, je lis que le soir de la coupe du monde de football, dans la petite ville de Murambi que j'ai traversé hier, il y a eut encore un massacre. Une trentaine de Tutsis regroupés autour de la télévision à regarder l'équipe de France s'opposer au Brésil se sont fait trancher la gorge par des machettes Hutus. Juste trente tués, rien à voir avec un génocide de un million de morts, personne n'en a parlé en Europe ! C'était il y a seulement dix jours, quatre années après le génocide. Tous les mois, des massacres sont encore perpétrés à la machette et cela risque de durer... Tant qu'il n'y aura encore des Hutus et des Tutsis ! Donc, la coupe du monde de football a généré des victimes: ces trente Tutsis qui ne sauront jamais que les Français sont champions du monde ! Juste après, sur une pelouse publique, je vois une équipe de cantonniers coupant le gazon, enfin l'herbe. Arc-boutés, ils courent et coupent à la machette l'herbe récalcitrante. C'est certain, cette méthode coûte moins cher qu'une tondeuse. Je remarque, un brin angoissé, avec quelle dextérité ils manient habilement leurs machettes. La machette est apparemment devenue l'emblème du pays, les Rwandais font tout avec elle. Je ne me vois quand même pas en acheter une comme souvenir ! Il n'est pas rare de voir dans les rues des hommes portant cet instrument. Il y a quand même un office de tourisme à Kigali. C'est la bonne place pour les employés, un travail de choix pour la charmante Tutsie qui me reçoit. En l'absence totale de touriste, elle ne doit pas être trop harassée sous le labeur. À ma question de savoir comment sortir du Rwanda, elle se plonge dans ses documents et me ressort des horaires de vols pour la Tanzanie. Elle affirme aussi avec beaucoup d'entrain que le Burundi est très calme, qu'aucun problème n'est à craindre. Ce qui me fait douter de ses compétences, c'est lorsqu'elle me dit que le train qui relie Kigoma à Dar-es-Salaam ne met que cinquante minutes et que d'aller de Bujumbura à Kigoma est aisé. Ces deux affirmations sont fausses, il faut au moins quarante heures de train pour unir le lac Tanganyika à la côte. Mais comme elle est très jolie, sa conversation reste passionnante ! Le marché de Kigali a bien sûr son côté africain, mais il est assez réduit en taille. Ce que j'y ai apprécié sont les tubes français d'il y a vingt ans qui sortent au volume maxi des sonos du marché. Même Mireille Mathieu se fait entendre à tue-tête dans les rues commerçantes de Kigali. Un vrai « tue-envie « de voyager ! Je dînais à un étal sur ce marché qui regroupe plusieurs rues dans un quartier populaire de la capitale Rwandaise. Enfin là, je vois un peu d'animation et quelques boubous colorés. Ici les gens ont retrouvé le sourire et la facilité de parler. C'est peut-être l'argent qui passe de main en main qui guérit ces rescapés ! On me fera goûter à plusieurs plats typiquement locaux mais j'ai n'en garde aucun souvenir, aussi bien gustatif que visuel. Je me rappelle que les bananes Plantin vertes, de très gros fruits, se dégustent cuites. Accompagnant des viandes, elles n'ont pas du tout le goût de la banane que l'on connaît en Europe. Ces bananes sont le plat de base de nombreuses populations en Afrique et considérées comme un légume à juste titre. Comme la veille, dès la tombée de la nuit, une chape de silence plonge Kigali dans la torpeur. Avec un déploiement de soldats dans les rues, j'ai la sensation d'une certaine insécurité. Même les mendiants se cachent et chaque recoin sombre entre les maisons a son squatter. En ce moment même, aujourd'hui, les forces armées rwandaises épaulées par les Ougandais ont commencé à envahir le Congo Démocratique voisin, l'ex-Zaïre. Les premières villes congolaises qui tomberont sous la coupe des Rwandais sont Goma et Bukavu, à cent kilomètres de Kigali, donc toutes proches. Officiellement cette campagne a pour but de poursuivre les rebelles armés Hutus en ex-Zaïre mais avec son allié ougandais, le Rwanda veut agrandir son territoire et surtout exploiter les richesses minérales du sous-sol du Congo Oriental. C'est amusant qu'un si petit pays, déjà meurtri à l'excès, s'attaque à beaucoup plus grand que lui. Le Congo démocratique est quatre-vingt neuf fois plus vaste que le Rwanda. À l'hôtel, la fille du propriétaire vient me parler. C'est la seule personne de cette famille qui maîtrise correctement le français. Elle me promet de m'accompagner le lendemain matin à la gare des bus. Je voulais m'y rendre de bonne heure afin de profiter au maximum de la journée. Je redoutais un peu de devoir traverser à pied une partie de la ville encore endormie. Elle était Hutu, je l'avais deviné à ses traits. Juste après le génocide, elle avait fait comme la quasi-totalité des Hutus devant l'avancée de l'armée Tutsie venue d'Ouganda. Elle s'était retrouvée avec sa famille dans un des camps de Goma, de l'autre côté de la frontière congolaise pendant plus d'une année. Je me souviens des reportages télévisés d'alors sur les redoutables conditions de vie dans ces camps inhumains.
Je n'eus pas le courage de la questionner sur son calvaire dans ce camp. J'avais peur d'être trop indiscret et de réveiller en elle des souvenirs douloureux qu'elle tente d'oublier. Les Hutus comme elle, même si quelques-uns n'avaient rien à se reprocher, ont fui en catastrophe devant l'avancée de l'armée du «Front Populaire Rwandais» tutsie. Protégés dans un premier temps par les militaires français de l'opération «Turquoise», ils ont franchi la frontière congolaise pour s'entasser dans des conditions précaires, entre un et deux millions de personnes, dans d'immenses camps autour de Goma. Là, victimes des trafics en tous genres, leurs vies étaient perpétuellement sous la menace de l'armée génocidaire hutue et des miliciens Interahamwe. Ils supportaient cet exode pendant un an. Leur droit au retour au Rwanda fut tout aussi humiliant, de bourreaux en victimes, la roue du destin tournait vite. Devant leurs conditions de vies effroyables dans les camps, beaucoup préféraient encore la prison dès leur retour au Rwanda. Une simple lettre anonyme suffisait le plus souvent à les envoyer dans les geôles sans jugement. Les Hutus, entassés dans des prisons surpeuplées mourraient à leurs tours. Huit années après, des milliers de Hutus sont toujours en prison en attendant la mort en préambule de tout procès. La justice s'est faite presque toute seule. J'aurai aimé que Marie France me conte cela pour étancher ma connaissance mais je crois que j'en sais suffisamment pour m'en dégoûter.
Je dois quitter le Rwanda aujourd'hui, mon visa expirera ce soir à minuit. Je me lève tôt pour profiter au maximum du jour afin de faire la plus grande partie du trajet dans la sécurité diurne. France Claire m'escorte comme convenu la veille pour aller prendre le taxi-brousse. Je n'ai pas bien compris où est située la gare routière. C'est avec un certain soulagement que je traverse la ville de si bonne heure en sa compagnie. La ville est encore tout assoupie et les quelques visages qui émergent des songes me fixent de manière antipathique. Je me tiens le plus près possible de Marie-France. Elle me conduit à la gare routière d'où je suis arrivé à Kigali. Elle recherche un véhicule en demandant de-ci, de-là, puis m'impose d'entrer dans un taxi-brousse. Ce que je ne comprenais pas était le nom de la gare principale des minibus longues distances. Marie-France me répétait « Mukuba «, ce qui n'avait pour moi aucune signification. Je devais donc prendre un premier transport jusqu'à cette gare en dehors du centre ville. Pour le payer, je n'avais que les pièces de fortes valeurs et le chauffeur n'en voulait pas. Je fus surpris qu'un vieil Rwandais me paya ma place et refusait absolument l'argent que je lui proposais en échange. En dévalant les pentes qui faisaient de Kigali une forteresse par sa hauteur, j'hésitais encore entre aller en Tanzanie ou au Burundi. Je dû prendre hâtivement ma décision car dès que mon pied eut touché le sol, des rabatteurs de taxis pour toutes les directions du pays me harcèlent pour connaître où je veux me rendre. Ils ont pour tâche de remplir tous les véhicules afin de partir le plus tôt possible. Nul doute qu'il y en avait pour la frontière du Burundi. Cette gare, entièrement réservée aux minibus, disposait d'un semblant d'organisation et constituait une des premières réalisations du Rwanda de l'après génocide. Une fois le minibus remplis, il prit la même direction par laquelle je suis arrivé à Kigali deux jours auparavant. C'est à Murambi que la route du Nord bifurque vers l'Est et la Tanzanie. J'ignorais totalement jusqu'où irait ce véhicule ni comment continuer ensuite en Tanzanie. Des passagers descendent ou montent en cours de route. Cette route était elle aussi parfaitement entretenue, un cas d'école pour cette région africaine. Je pressentais la fin du trajet approcher car j'étais de plus en plus seul à bord, puis absolument tout seul pendant la dernière demi-heure. Arrivé à ce terminus, l'arrêt du moteur me fit comprendre que je devais descendre. Parti de Kigali vers huit heures, j'avais déjà atteint l'extrémité du pays vers midi. Ce village est Rusumo et le poste frontière devrait se trouver après les dernières habitations. Il me fallut combattre la trentaine de gamins qui insistaient pour changer des francs rwandais en shillings tanzaniens. Si je venais à peine de m'habituer à la première devise, j'ignorais totalement le cours de la seconde. En faisant jouer la concurrence, j'eus une idée de la valeur de cette monnaie et en échangeais une quantité suffisante pour me permettre de tenir un ou deux jours en Tanzanie. Je doutais qu'il y ait une banque de l'autre côté de la rivière qui servait de frontière naturelle. Le passage d'Européens par ce point doit être extrêmement rare et de ce fait, j'étais un peu propulsé comme la vedette du village. Ce sera la dernière fois que j'entendrais des paroles en français avant longtemps. Celles-ci seront dans un dialogue tout à fait à l'Africaine. Si les douaniers à l'entrée du Rwanda étaient particulièrement méprisants, celui de la sortie du pays était tout son contraire. Peut-être que cela est dû aussi au fait que j'étais la seule personne à contrôler de la journée, voire de la semaine. La bonne humeur du douanier était étayée par une femme qui lui tenait compagnie et qui lui montrait tout simplement des culottes de femmes dans un sac de plastique. Il me prit à témoin en les sortant et les exposant sur son bureau, sur mon passeport, afin que je donne mon avis sur la plus exquise. Problème crucial mais qui me fit sortir du Rwanda le sourire aux lèvres. Une autre femme me marqua à cette frontière. Elle semblait très vieille et me poursuivait avec un bâton en faisant mine de me frapper. Le planton qui me souleva le tronc d'arbre qui servait de barrière pour sortir du pays me fit le signe de la folie. Elle était sans doute la seule personne à posséder la raison pendant le génocide et avait vu de ses yeux largement de quoi la perdre.
Je m'arrêtais un moment sur le pont qui enjambait des chutes d'eau. Endroit paradisiaque que cette rivière large de quatre à cinq mètres, dans un «no man's land» inhabité et envahi par une nature exubérante. J'étais étonné de ne rencontrer personne de l'autre côté, pas même un enfant pour me proposer du change au noir. S'éloignant du lit de la rivière, la route montait par une forte rampe jusqu'au sommet de la vallée. Je restais absolument tout seul pendant ces trois à quatre kilomètres parcourus en une heure. Je fus soulagé d'apercevoir une construction dans un virage. Le baraquement de la douane est très sommaire mais l'entrée officielle dans ce nouveau pays me réjouissait. La peur omniprésente de recevoir un mauvais coup de machette au Rwanda n'existait plus en Tanzanie. Il n'y a aucune tension ni aucun conflit local dans cette région de cet immense pays. Mais d'ici, je suis un peu coincé. Dar-es-Salaam semble être à des années lumières. Le seul moyen de repartir de ce poste, situé en dehors de tout lieu d'habitation, est un antique pick-up qui part quand son conducteur le veut bien, et surtout quand il est plein. Mon but est de rejoindre Mwanza pour prendre le train qui relie en cinquante heures Dar-es-Salaam. Donc, c'est la ville que je cite lorsqu'on me demande où je vais. Mais à chaque fois que je décline cette destination, mon interlocuteur fait la moue devant la complexité de ma demande. Cette région de Tanzanie est quasiment inhabitée et les transports sont donc très diffus. De plus, les quelques Tanzaniens d'ici n'ont que peu de raison de voyager. Tout au plus, ils se rendent dans le village voisin. Je comprends qu'il me sera difficile de rejoindre la côte. Je ne le sais pas encore, mais il me faudra une semaine non-stop pour aller à Dar-es-Salaam ! Cette cité porte bien son nom: « Porte du Salut «, je vais en rêver pendant une semaine. Sans que je ne le demande, peut-être parce que je suis Européen, on me place à l'avant du pick-up. Dans la benne arrière, ils sont une dizaine seulement. Trop peu de monde à transporter pour faire le plein. Le paysage change radicalement du verdoyant Ouganda et du Rwanda. Ici aussi il y a des collines mais elles sont à demi-désertiques, toutes pelées et sans aucun arbre. La route demeure encore bonne. Le côté de circulation sur la chaussée a encore changé, du côté droit au Rwanda, maintenant les véhicules doivent rouler sur la file de gauche. Je ne le constate pas car aucun autre véhicule ne roule sur cet axe, pourtant international et le pick-up circule carrément au centre. L'ambiance est beaucoup plus décontractée qu'au Rwanda, je retrouve les Africains hilarants et plaisantant de bon cœur avec moi. À n'en pas douter, je suis la cible et l'objet de tous ces rires, mais toujours dans une sorte de respect. Au premier centre habité, un village d'une cinquantaine de maisons, le pick-up me dépose près d'un minibus qui assure une vague correspondance avec un village voisin. Je ne comprends rien mais tout cela a l'air d'être parfaitement organisé, à la mode africaine. Je ne me pose même plus de question et me laisse guider par le destin. Je ne payais même pas ce minibus. Etait-ce compris dans le prix du pick-up ou est-ce un autre passager qui a payé pour moi ? Je ne le saurais jamais. Très sympathiques ces Tanzaniens, ils me donnent même des fruits et des gâteaux à manger. Je les accepte volontiers. Sur ma carte trop sommaire, aucune ville n'est inscrite dans cette région, impossible de connaître où je suis ni où je vais. Apparemment, les trente passagers vont à Ngara, une toute petite ville mais la plus importante de la région. J'y parviens à seize heures. Sur la route principale, j'ai remarqué une banque, la seule dans un rayon de trois cents kilomètres. Là, ils sauront me dire comment allez à Mwanza ou Dar-es-Salaam. Nous sommes jeudi et à l'arrêt qui sert de gare routière on m'affirme qu'il n'y aura pas de bus avant dimanche, soit trois jours à attendre dans ce lieu perdu. Compte-tenu que le réseau routier tanzanien est dans un état lamentable, chaque village important possède une petite piste d'atterrissage, un modeste aérodrome. Aucun avion ne va de Ngara à Dar-es-Salaam mais un vol samedi ira à Mwanza, aucun avion avant. C'est un petit bimoteur de brousse de six à huit places seulement. Je déteste l'idée de prendre l'avion, cette solution de facilité n'a rien à voir avec le voyage, mais je conserve cette issue si je suis véritablement bloqué ici. Il fait nuit lorsque je m'installe, pour je ne sais combien de nuits, dans un hôtel typiquement africain mais qui me convient par son prix dérisoire. L'électricité n'est pas encore parvenue ici et la visite du village de nuit est une succession de lampes à pétrole qui éclairent des intérieurs sobres. Les deux compagnies de bus qui desservent cette ville sont représentées dans deux bars différents. Effectivement, aucun bus ne part pour Dar-es-Salaam ou Mwanza avant trois jours. Dans l'un de ces bars, autour d'une bière chaude, je rencontre Bob qui m'affirme que le lendemain un bus passera ici pour Dar-es-Salaam. C'est un véhicule qui est tombé en panne cette semaine et donc qui est en retard. Mais la rumeur n'est pas sûre. Nos deux anglais sont compréhensibles l'un à l'autre et il m'invite chez lui. Il habite tout près de mon hôtel et je ne risque pas de me perdre en le suivant. L'éclairage à la bougie rend l'atmosphère très chaleureuse. Il est d'ethnie Tutsi, et comme sa sœur qui me croque des ses extraordinaires yeux, il est très grand, deux têtes de plus que moi. Il se démarque des Tutsis Rwandais et avoue être Tanzanien avant tout. Sa fierté est de détenir deux cassettes audio de Céline Dion. Même ici, elle est connue ! Les phénomènes de mode n'échappent à aucun lieu sur notre si petite Terre ! Son intérieur est modeste mais la faible lueur de la bougie le transforme en palais. Sa bière aussi est chaude, un réfrigérateur ne serait pas d'une grande utilité ici… sans électricité. Il n'a jamais été à Dar-es-Salaam, et c'est son rêve actuel. Il aimerait m'y accompagner. Mais si pour moi le prix du bus est insignifiant, pour lui c'est une fortune. Je dînais seul à l'hôtel, d'un plat unique composé de riz et d'un os. J'ai eu beau rechercher la viande autour de cet os, mais elle était introuvable. La porte de ma chambre ne fermait pas et comme dans tous les cas similaires, je m'endormis avec mon couteau ouvert à proximité. Je n'entendis aucun bruit de la nuit, pas un seul ronflement de moteur, chose si rare à notre époque.
Je suis debout à six heures trente et vais retrouver Bob qui doit guetter pour moi le bus. Je ne tiens pas à le rater, si toutefois il passe. Mais de quinze minutes en demi-heure, aucun bus n'arrive. On me laisse dans l'incertitude en me disant qu'il ne passera plus, ou demain ou jamais. Je n'aime pas cette situation d'attente, et ça risque de durer jusqu'au soir. Après trois heures, ignorant si je pars aujourd'hui ou non, étant certain d'avoir au moins un avion samedi, je me décide à aller au Burundi. En effet, je suis très ennuyé d'avoir payé un visa pour ce pays si je n'y vais pas. L'occasion m'en ait donné par une camionnette-taxi qui va à cette frontière. De Ngara, le Burundi est plus proche que le Rwanda. Je me satisferai juste d'aller jusqu'à la première grande ville après la frontière. J'ai encore envie d'entendre parler le français et de connaître très superficiellement le Burundi. Cette région frontalière à la Tanzanie est réputée plus sûre que Bujumbura. Le seul problème est que mon visa tanzanien n'est valable que pour une seule entrée et que je risque d'avoir un problème pour mon retour en Tanzanie. Mais j'étais prêt à prendre ce risque, j'expliquerai mon cas particulier aux fonctionnaires tanzaniens. Je laisserai toutes mes affaires ici, à l'hôtel. Au lieu de perdre cette journée à ne rien faire dans ce gros village que je connais déjà que trop, autant passer une journée au Burundi. Il n'est pas nécessaire de rester longtemps pour se rendre compte des généralités et du climat social du pays. Alors que je reprends ma chambre pour une nouvelle nuit en perspective, Bob arriva en courant pour m'annoncer que le bus n'attend que moi pour repartir. Un bus attend en effet mais bien que je sois là, il ne semble pas vouloir quitter de sitôt ce lieu, son moteur est éteint et personne n'est à l'intérieur. Il ne partira finalement qu'à onze heures et nous sommes moins de passagers, trois, que de membres d'équipage. Il y a deux ou trois chauffeurs et trois réparateurs-mécaniciens. Cette fois-ci, ce n'est pas un minibus mais c'est un drôle de bus quand même. En lettres géantes sur le devant est inscrit «Rambo» et il est peint d’un visage de Stalone dans le film du même nom. Il y a donc de quoi se sentir en toute sécurité à l'intérieur d'un tel bus ! Il semble être d'une robustesse à toutes épreuves, des roues plus larges et plus hautes qu'un bus normal. J'ai toute ma confiance dans ce véhicule et je suis heureux d'avoir réussi à le prendre. On est aux petits soins avec moi, j'ai la meilleure place à l'avant, je verrai tout le panorama africain défilé devant moi. Ngara à Dar-es-Salaam représente un trajet de mille deux cents kilomètres, soit la moitié de la largeur du continent Noir. Pour cette première étape, tout va pour le mieux. Elle sera très courte puisque nous nous arrêtons à Kahama vers quinze heures, soit seulement quatre heures de route. Je dis «de route» car c'est une vraie route... Au milieu de rien. Le ruban asphalté serpente dans une savane jaune, absolument inhabitée et très vallonnée. Pas vraiment des montagnes, plutôt de hautes collines toutes en rondeurs. Nous ne croisons ni dépassons aucun autre véhicule. Je me demande la raison de l'existence de cette excellente route dans cette région, si ce n'est la proximité des trois frontières ougandaise, rwandaise et burundaise. Pourtant, je ne verrai jamais de convois militaires. Très optimiste sur la suite du voyage, je pense même arriver à Dar es Salam demain soir ! Quelle erreur ! Si cette première étape était bonne, la route disparaîtra dès demain matin et la sorte de piste qui la remplacera sera un vrai cauchemar. Il me faudra cinq jours et trois nuits à rester cloîtré dans ce véhicule pour atteindre Dar-es-Salaam. Je ne finirai même pas dans ce bus, je serais tellement excédé par les pannes à répétitions que j'en prendrais un autre. Ce soir sera comme un au-revoir à la relative civilisation. Kahama est une petite ville, dernier havre de confort. Dernière nuit aussi dans un lit avant de passer les trois suivantes au-dehors. Je suis l'équipage du bus dans l'hôtel où ils ont l'habitude d'aller. Passagers et équipages se réjouissent des ultimes heures de détente avant de traverser le néant que représente le centre de la Tanzanie. Les bars font le plein et les bières coulent à flot. Je laisse les mécaniciens qui m'ont pris en sympathie dans les bras des hôtesses des bars et profite des deux heures de jour qui restent pour visiter cette ville retirée de tout. Le bitume s'arrête net à l'entrée de la ville, où la poussière prend le relais. Même à pied, je m'enfonce parfois dans le sable mou. C'est l'Afrique oubliée, très loin des circuits touristiques de la Tanzanie. Très peu de Blancs passent par ici et je remarque quelques enfants qui s'enfuient, effrayés de me voir. Ils me prennent pour un monstre ! C'est peu glorieux ! Quant aux adultes, soit ils rient franchement en me voyant ou soit ils me saluent avec énormément de respect. Dans les deux cas, c'est l'Afrique que j'aime bien, naturelle. Même à Kahama, il y a de l'électricité. Bien sûr, les rues ne sont pas illuminées à profusion mais toutes les échoppes ont au moins une ampoule qui pend au bout du fil magique. Un hangar fait office de cinéma. Nous sommes vendredi et en cette terre relativement chrétienne, c'est le début du week-end, les habitants sortent, vêtus sur leurs trente et un. Ce cinéma est donc bondé, bien que le son soit inaudible et l'image d'une qualité guère meilleure. Mais c'est presque gratuit, pour moi en tout cas. Après le film, les chaises et les bancs de bois brut sont disposés sur le pourtour et le cinéma se transforme rapidement en discothèque. Les rythmes africains se propagent sur toute la ville et le silence de la savane alentour raisonne des tambours et «jumbees». Pour ce qui est des bières, j'imite les autochtones. La bière locale est la «Kilimandjaro», vendue en bouteille d'un litre mais peu alcoolisée. Cependant, les Tanzaniens en boivent plusieurs litres et à une heure plus tardive, tous les bars, tous proches les uns des autres et réunis dans une même rue, se livrent à la débauche. Le climat devient vite malsain, lourd, des cris d'hommes ivres déchirent la musique, pourtant à son volume maximum. Assis seul à une table, je suis de plus en plus souvent la cible des «Belles de Nuit» qui voient en moi un profit substantiel. Heureusement, aucune ne parlent l'anglais et je peux ainsi m'échapper de leurs griffes avec facilité. Les lumières distribuées par les ampoules bleues des bars et de la discothèque de plein air reflètent une atmosphère curieuse. Les Africains aux tee-shirts blancs se discernent d'un coup comme s'ils étaient décapités : leurs têtes disparaissent par l'effet des néons noirs.
Je suis debout avant l'heure. Le froid trahit l'altitude et l'océan est trop éloigné pour tempérer le climat. Le soleil se lève dans une apothéose de couleurs chaudes en réchauffant l'air. Au départ de Kahama, le bus fait le plein de voyageurs et je perds ma place préférentielle. Il faudra presque que je me batte pour en avoir une nouvelle. Les passagers ne changeront plus de visages au cours du trajet, tous vont à Dar-es-Salaam. Le lien de l'infortune nous unira jusqu'au bout et une sorte d'affinité nous liera pendant les quatre prochains jours. Tous sont Africains, à l'exception d'une femme accompagnée de ses trois enfants. Elle est musulmane, porte le châle Islamique en permanence sur sa tête et ses vêtements font d'elle une Zanzibarite. On voit tout de suite qu'elle est d'un niveau social plus élevé et ne se mélange pas aux autres Africains. Aux mendiants, aveugles, lépreux et autres infirmes qui quémandent la charité à chaque arrêt, il n'y a qu'elle qui donne quelques piécettes. À partir de là, adieu au goudron, je ne reverrai le bitume qu'après Dodoma, la nouvelle capitale Tanzanienne. Les écologistes ont beau décrier le béton et le goudron, ce sont quand même des progrès immenses qui se font amèrement regretter là où ils manquent. La vitesse chute vertigineusement jusqu'à rouler à dix kilomètres à l'heure, voire moins. Des marcheurs nous doublent ! Le paysage de collines est laissé derrière nos roues géantes et c'est une vaste plaine qui s'ouvre béatement devant nous, comme un océan sans limite. Ce sera d'ailleurs dans l'océan que se terminera cette plaine. Le jour, il fera toujours une chaleur étouffante, enfin il faisait beau, presque à le regretter et les nuits seront glacées. À l'exception de la proximité des villages, très épars, la végétation est rare, constituée d'herbes jaunes et d'épineux. Plus près du centre de la Tanzanie, les arbres majoritaires en nombre sont les acacias parasol. Ces arbres emblématiques des savanes et des réserves naturelles sont caractéristiques. Leurs formes étendues diffusent une ombre timide que la faune sait mettre à profit. A la mi-journée, la chaleur devient carrément étouffante, additionnée à la poussière qui pénètre à profusion par les fenêtres aux vitres absentes. Au déjeuner, c'est la première panne, la première d'une longue série et qui deviendra routine. Tous les jours, régulièrement, nous serons ainsi stoppés plusieurs heures par des avaries mécaniques, jamais semblables. Voilà ce qui expliquait la présence des trois mécaniciens à bord du convoi. Ils ne sont pas de trop mais leurs réparations de fortune ne tiennent jamais très longtemps. Il faut dire que l'état de la piste est si mauvais qu'il met à mal toutes les meilleures mécaniques du monde. Au début, ces arrêts obligés étaient ressentis comme des pauses, des instants mis à profit pour visiter l'endroit et pour manger. Souvent, dès que le bus est immobilisé, des enfants sortent de nul part, brochettes ou fruits entre les mains pour nous les vendre. Ces brochettes étaient souvent confectionnées avec de la viande douteuse ou d’animaux inconnus mais l'absence de restaurant à proximité imposait leur choix. Cette panne, réparée à coups de marteau sur les lamelles d'amortisseurs, nous parvenons cahin-caha jusqu'à Nzega.
Ici la piste croise la voie ferrée de Mwanza à Dar-es-Salaam. Cette branche ferroviaire fut construite par les Anglais jusqu'à la jonction de Tabora qui rejoint la ligne réalisée par les Allemands avant la Première Guerre Mondiale. La Tanzanie moderne est la fédération du Tanganyika, partie continentale, à l'île de Zanzibar. Si Zanzibar était un sultanat indépendant puis colonisé par les Anglais, le Tanganyika était sous domination allemande, comme le Sud-Ouest Africain devenu l’actuelle Namibie. À l'issue de la Première Guerre Mondiale et de la défaite allemande, le Tanganyika tomba dans le giron de la Couronne Britannique. Zanzibar et le Tanganyika ont eu des histoires très différentes et leur union lors de l'indépendance en 1963 a toujours été source de problèmes. Zanzibar possède ses propres lois, une semi-autonomie et le président Zanzibarite est le vice-président de la Tanzanie par la constitution. Il n'y a que trois ou quatre trains par semaine sur ces lignes et les horaires comme le jour de l'arrivée du train ne sont jamais assurés. Une poignée des passagers du bus descend ici, peut-être pour prendre le train. J'ignore si cette correspondance est vraiment valable et j'hésite. J'ai payé mon billet jusqu'à Dar-es-Salaam, il serait dommage que je reste en rade dans cette bourgade. Je choisis donc de continuer. Tout va bien jusqu'à Igunza où nous dînons. J'avais une faim terrible, les brochettes du midi ont eu le temps de se tasser avec tous les chaos. J'imite les autres passagers et mange le riz avec mes doigts, n'ayant pas d'autre choix. Singida doit être notre prochaine étape et je me réjouis de pouvoir prendre une douche et de m'allonger mais une autre panne, encore une, ruinera notre projet. Ma chemise est alourdie par la crasse et je n'ai qu'à me passer le doigt sur le visage pour constater l'épaisseur de poussière qui me colle à la peau. Les mécanos ont beau travailler à la lampe de poche pour réparer, l'obscurité empêchera une action sérieuse. Je fais comme les autres et mets ma patience en berne. J'étais volontaire et donc je n'ai pas de motif de me plaindre. À bien réfléchir, c'est même une riche expérience mais il faut qu'il y ait des limites et je ne les pousserai pas jusqu'au bout. C'est aussi la fatalité mais je pense que c'est le bus qui était totalement délabré. Enfin, bon gré mal gré, je m'installe le plus confortablement possible dans le bas-côté de la route, dans une sorte de fossé. Bien évidemment, nous sommes en pleine campagne. Je ne vois rien alentour, juste les étoiles pour nous couvrir telle une couverture astrale. Le demi-clair de lune laisse entrevoir trois ou quatre formes de cases sur l'horizon mais aucune clarté, aucune lumière n'en sort. Je mets tous mes habits sur moi, mais malgré cela, j'aurais froid. Pendant deux ou trois heures, les mécanos essayent encore et encore de réparer, sans résultat aucun. C'est le martèlement régulier des marteaux qui me berceront.
Je dormirai très mal. Mon réconfort est d'assister au levé de soleil sur la savane qui s'embrase de teintes pastelles. Coté risque de se faire dévorer tout cru par un lion ou un autre animal féroce : C'est raté. La faune sauvage africaine reste strictement cantonnée dans les grands parcs nationaux, les plus vastes du monde. En dehors de ces réserves, pas plus de lion ou de crocodile à redouter que dans la Beauce. Bien sûr, quelques serpents, scorpions et autres insectes venimeux sont à craindre mais il est assez peu probable que ce soit moi que soit mordu plutôt qu'un africain. Le bus aussi se repose toujours… sur des vérins. Nous ne sommes pas prêts de repartir et encore moins d'arriver à Singara. À dix heures, toujours par une ultime réparation de fortune qui cassera forcément, le véhicule s'ébroue et renâcle à repartir sur une aussi mauvaise piste. Après Igunza, je verrai mon premier vrai Massaï, le vrai de vrai, celui des cartes postales, tout en tunique rouge, grand, cheveux tressés et tenant fermement sa lance. Puis, au fil de la piste, j'en verrais plusieurs, puis à foison, tellement nombreux que leur image deviendra banale. Près des villages ou en pleine brousse, pendant ces deux jours je croiserai des flopées de Massaï à pied mais aussi en vélo, ne lâchant jamais leurs bâtons ou leurs lances. J'aurais aussi l'occasion de constater leur haute taille puisque dans cette région nous en prendrons quelques-uns à plusieurs reprises à bord. Tous les autres Africains, nettement plus petits, trapus et moins fier se font encore plus petit devant ces géants de la brousse. Ces Massaïs ne daignent même pas s'asseoir et leurs têtes touchent le plafond du bus. L'équipage leur parle avec beaucoup de respect, une peur assidue au ventre. Les Massaïs, même en nombre inférieur, inspirent la crainte et oblige au respect. Lorsque qu'un Massaï veut descendre, toujours dans un endroit sans aucune habitation, le conducteur lui dit : « au revoir Massaï «. Dans le bus, je me serais senti ridicule à vouloir les photographier, honteux ! C'est un geste trop touristique, une injure pour les Massaïs. Mais j'en profitais pour les détailler des yeux. Tous arboraient de grandes boucles d'oreilles en or, certainement pas d'un or très pur. Il est exceptionnel que des hommes portent des bijoux aux oreilles en Afrique. J'aurais bien-aimé rapporter en souvenir une de leurs lances effilées mais je ne me sentais pas le courage de la lui prendre de force. Et lui, il en avait un besoin vital ! Belles images que de voir ces Massaïs, en vélo, faisant tournoyer leurs lances au-dessus de leurs têtes pour guider quelques vaches faméliques dans la bonne direction. Ces Massaïs ci ne sont pas du tout dans une région touristique et ne perpétuent pas leurs traditions à desseins touristiques, comme je le redoute dans les parcs nationaux. Cela fait plaisir de voir que ces hommes résistent à la vie moderne et ne cherchent pas s'habiller à l'occidental, à nous singer. Les Massaïs sont des gens extraordinaires et méritent leur bonne réputation. Je n'en verrai qu'ici puis un couple au départ de Zanzibar. Cette région reculée est très pauvre, désertique et personne à part ces Massaïs ne peuvent l'habiter et entretenir des cheptels de bovins. Les enclos de ces troupeaux sont conçus avec des végétaux. Le soleil se couche sur des marécages et la nuit rendra les Massaïs invisibles. Nous arrivons de nuit à Singida, une petite ville où l'électricité est enfin parvenue. Nous devons tous descendre car le bus subira une réparation majeure dans un atelier équipé pour effectuer les soudures et galvaniser les pneus. Je sais qu'il y en aura pour plusieurs heures, sans doute pour toute la nuit. Avec l'un des hommes d'équipage, nous explorons la ville. Il connaît toutes les villes de l'itinéraire comme sa poche et conserve des amis partout. Il m'explique son travail de galérien de piste. Sa compagnie ne possède que deux bus seulement et ils sont toujours sur la route pour une rentabilité maximum, ce qui explique qu'ils sont toujours cassés. Les réparations et l'entretien se font en cours de voyage et uniquement lorsque le besoin est évident. Il espère poursuivre ce travail pendant deux ans puis se mettre à son compte avec les économies réalisées pour ouvrir ensuite un commerce. Une futaie d'eucalyptus me servira d'abri.
Personne ne quittait le bus des yeux, il était impossible de savoir quand il repartira et donc pas la peine de prendre une chambre dans un des bouis-bouis qui bordent la piste. Après plusieurs faux départs et des rumeurs de départ mettant les nerfs à vifs, le bus part enfin à quatre heures trente, juste avant l'aurore. J'eus du mal à récupérer ma place. Pour cette seconde nuit à la dure, certains s'octroyaient plusieurs sièges afin de s'allonger pour dormir. Le convoi ressemblait de plus en plus au Radeau de la Méduse perdu en pleine mer. Ici, l'océan était remplacé par un désert qui lui ressemblait beaucoup. Puis le train-train de la journée reprenait : arrêts-pipi en pleine campagne parmi les hautes herbes sèches, arrêts-manger dans des villages sortis d'un autre âge. Les Tanzaniens ont une curieuse façon de transporter leurs crayons ou leurs cure-dents : ils les mettent dans leurs cheveux si crépus qu'ils peuvent tout y cacher. Souvent les musiques que j'entendais sont zaïroises, aux paroles françaises, ou un mélange de français et de langues africaines, parfaitement incompréhensibles aux Tanzaniens. Mais le tempo était plaisant et encourageait à l'optimisme. Un village devait être spécialisé dans le recyclage des pneus archis usés. Toute la rue s'étalait d'artisans qui coupaient et recousaient des vieux pneus en les transformant en semelles de chaussures ou en fabriquant entièrement des sandales avec ces rebuts. En regardant les pieds des gens d'ici, je voyais que tous faisaient marcher, si on peut dire, cette industrie locale car tous en portaient. Dans un autre village, des poules et des poulets apparemment d'une race locale et très maigre, sont à vendre. Le bus s'arrête immédiatement sous une injonction tonnée par un voyageur et au moins dix passagers bondissent du véhicule pour se ruer sur ces malheureuses volailles. En plus des montagnes de sacs qui encombraient déjà le bus, celui-ci est maintenant lesté d'une trentaine de poules qui caquètent entre elles. Le lendemain matin, nous serons même réveillés par le chant d'un coq ! Il était empaqueté directement sous mon siège et je jugeais qu’il n'était pas à l'heure vu l'heure trop matinale. Le Tanzanien qui l'a acheté s'est fait avoir : son coq est déréglé ! Nous traversons la fameuse voie ferrée qui relie le lac Tanganyika à la côte et je me prends à rêver de ce train légendaire. Bien sûr, le confort à bord doit être spartiate, mais les cinquante heures de train que dure le voyage à travers l'Afrique doit être inoubliable, sous tous ses aspects ! Je n'ai jamais été déçu par les tortillards africains. À neuf heures, nouvelle panne. Fin de la réparation à treize heures.
Le doute s'installe en moi, je pense sérieusement que je ne reverrai plus jamais l'océan, ni rien d'autre d'ailleurs. Pendant une période, le même chauffeur conduisit pendant douze heures d'affilées, sans jamais céder le relais à son collègue. Ses yeux étaient rouges, il s'assoupissait de fatigue au volant. Oh ! Ce n'était pas bien grave, la plupart du temps, la piste n'était qu'à peine tracée et tout écart dans la nature restait sans conséquence, juste celle de se perdre. Uniquement quelques camions et de rares bus s'aventuraient ici, tous étaient des véhicules tout terrains, aucun bus ordinaire ne pouvait venir là. À chaque croisement avec autre véhicule, un toutes les trois heures en moyenne, chacun des conducteurs klaxonnaient copieusement, peut-être pour se réveiller mutuellement. La routine de la monotonie du paysage entraînait la somnolence. Certains passages requièrent du doigté dans la manœuvre. Parfois les ornières étaient si profondes qu'il fallait s'enfoncer dans les broussailles des bas-côtés pour tracer une nouvelle voie. Les fondrières remplies d'eau constituaient des pièges : impossible d'en évaluer la profondeur. A maintes reprises, le bus bascula, tout près du renversement fatal. Les seuls animaux rencontrés furent quelques oiseaux et une seule biche, enfin une antilope ou quelque chose de ce genre. Je fis des économies pendant ces journées enfermé dans ce bus car il était difficile de dépenser là où il n'y avait rien. Le soir, je commençais réellement à m'alarmer sur la durée de ce trajet mais à la nuit, dans le lointain, des lumières électriques trahissaient la présence d'une ville importante. Et combien qu'elle est importante cette ville : c'est même la nouvelle capitale de ce pays. Enfin, de capitale, elle n'en a que le qualificatif. Personne ne veut résider ici malgré quelques délocalisations d'administrations qui ont été contraintes de partir de Dar-es-Salaam. Aucune des ambassades étrangères ne veut exposer ses ressortissants à l'ennui qui règne à Dodoma. Pour moi, atteindre Dodoma est important car cela marque la fin de la mauvaise piste. Le bus cessera d'être un navire perdu dans le désert et de Dodoma jusqu'à Dar-es-Salaam, il suivra sagement le ruban de bitume. Cher goudron, que je t'aime ! Sur ma carte, Dodoma est très éloignée de Dar-es-Salaam, il faudra encore une bonne journée, ou cette nuit si nous roulons de nuit. Apparemment, nous roulerons toute la nuit car après s'être restauré aux restaurants populaires, personne ne nous dit de prendre une chambre alors qu'il y a à proximité une kyrielle de modestes hôtels africains. Nous restons dans le bus, assis, recroquevillés, sans dire un mot. Nous sommes trop éreintés et fatigués pour nous révolter. J'essaye de dormir une heure par-ci par-là pendant que les mécanos essayent une énième fois une réparation sans avenir. C'est encore une lamelle de la suspension qui a lâché. Combien d'heures, combien de jours prendra le rafistolage ?
Je prends une décision. Si nous ne sommes pas repartis aux premières lueurs du jour qui ne va pas tarder à poindre, j'irai à la recherche d'un autre moyen de transport. À six heures, rien n'a changé et après ces trois nuits consécutives dans ce bus, je n'ai qu'une hâte : le quitter. J'attends qu'il y ait un peu d'activités dans les rues puis saisis mon sac et abandonne discrètement le Bateau de la Méduse en laissant mes compagnons d'infortune à leur triste sort. Peut-être, plusieurs années après, ne sont-ils toujours pas arrivés à Dar-es-Salaam. Dodoma est donc plutôt une grande ville, très étalée pour de nouvelles constructions futures et je n'ai aucune idée où est située la gare routière. Je fais une croix sur les trains, ceux-ci sont trop peu nombreux et d'après mon calcul, ils doivent desservir Dodoma que de nuit dans ce sens. Je demande régulièrement et avance dans la bonne direction. Quel plaisir de marcher et de s'orienter seul ! Un sentiment diffus de liberté m'envahi. Je ne suis même pas pressé pour arriver au but. Je n'ai aucun regret d'avoir renoncé au vieux bus dans sa morne rue et à sa triste vie de handicapé. Dommage qu'il n'y ait pas d'asile pour les bus ! Tout comme Brasilia au Brésil ou plus récemment Abuja au Nigeria, la Tanzanie a voulu retirer à Dar-es-Salaam son rôle de capitale et soulager une côte surpeuplée au profit de l'intérieur du pays, lui très sous-habité. Pour l'instant c'est un fiasco, le climat de la côte est bien plus agréable que celui de Dodoma sous sa canicule implacable. Je suis soulagé lorsque j'atteins la gare des bus. Celle-ci est animée par de nombreux mouvements de véhicules et la rotation pour Dar-es-Salaam est assurée. J'achète un billet pour le premier bus qui partira dans moins d'une heure. J'ai le temps de caler mon estomac par un petit déjeuner presque anglais, c'est à dire par un repas complet. Le thé est ici excellent, toujours servit très sucré avec du lait. Je retrouve les galettes de pain plat, comme les «chapattis» indiens. Cette fois-ci, le bus parait normal, les passagers aussi, prêt à se rebeller si nous ne partons pas à l'heure. C'est presque déçu que je pars de Dodoma, sans aucun contretemps. Je pense au bus « Rambo « qui doit toujours être en souffrance quelque part dans la ville. Mais je ne suis pas non plus arrivé à Dar-es-Salaam. Il est dix heures du matin et je n'y serai pas avant ce soir, j'espère avant la nuit. De jour et de loin, en s'éloignant, Dodoma n'a vraiment rien d'une capitale. Aucun haut immeuble n'est visible et la campagne poussiéreuse cerne la ville immédiatement. Y vivre est certainement un cauchemar. Ce doit être la punition des mauvais fonctionnaires que d'être mutés ici. Ils ne sont pas « limogés « mais « dodomés «Par contre, la circulation sur cet unique axe est assez dense, je n'étais plus habitué à autant de voitures, je suis bien de retour dans la civilisation. Dans une ligne droite, un klaxon strident se fait entendre. Un minibus veut nous doubler mais il n'en a pas le temps. Il se rabat alors violemment sur sa droite pour éviter un choc frontal avec un autre véhicule mais c'est l'accotement qui l'absorbe et mu par sa vitesse il rentre avec fracas contre un arbre. Je vois, comme tous les passagers, le pare-brise voler en éclats et les occupants chavirer dans l'habitacle. Notre bus poursuit un peu, notre conducteur est le seul à ne rien voir mais les tous les voyageurs crient conjointement et le bus s'arrête plus loin, hors de vue du minibus accidenté. Sur les quatre-vingt passagers, nous ne sommes que quatre ou cinq à rester à notre place, tous les autres se précipitent en courant. C'est certain qu'il y a des blessés et peut-être des décès mais je ne pourrai rien faire pour eux et j'ai même peur de passer pour le responsable, le mauvais esprit à la vindicte populaire. Les lynchages sont monnaie courante par ici. Même si ce n'est pas justifié, il faut toujours un responsable. D'ici à penser que le « Blanc «, a attiré les mauvais génies... Il n'y a qu'un pas. Et puis, un «Blanc» doit savoir soigner, s'il ne le peut pas, c'est lui qui est bien la cause du malheur. Enfin, la conscience africaine n'a pas forcément le même raisonnement et je préfère ne pas me mêler des affaires africaines. Quinze minutes plus tard, tous reviennent en marchant et commentant fortement l'accident, gestes à l'appui. Il n'y a que des blessés, certains très grave, agonisants ! Cela n'empêchera pas notre bus de filer à toute allure, aussi vite, vers sa destinée... Dar-es-Salaam (La Porte du Salut). J'aurais finalement pu être dans le minibus accidenté si j'avais été plus rapide pour trouver la gare. Plus loin, c'est un véritable guerrier avec son arc et ses flèches qui monte dans le bus. Il n'allait pas à la ville et descendra au milieu d'une zone forestière. Il ne lui manquait que le pagne ! Malheureusement, il était vêtu à l'occidental mais avec ses habits déchiquetés, il ressemblait davantage à un clochard qu'à un fier guerrier. La journée tirait à sa fin et il me tardait d'arriver. À l'inverse de Dodoma, Dar-es-Salaam s'étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres. On y pénétrait par un large boulevard, mais pas assez large toutefois pour écouler le flot immense d'une circulation démente. Nous étions pris dans les embouteillages de fin de journée d'une métropole moderne. Je retrouvais les gens qui courent en tous sens, les affolés de la vie citadine. Les passagers du bus commençaient à descendre au fil de cette longue artère. Je descendis au terminus dont j'ignorais où il se situait. Égaré, je fais exception à la règle et emprunta un taxi. Le premier chauffeur qui se proposa m'escorta à sa voiture, un quatre-quatre trop luxueux à mon goût. Je lui préférais un vieux tacot et négociait de nouveau le prix de la course, tout en ne sachant pas combien de kilomètres fera le trajet. Il me déposa dans le quartier où j'avais repéré quelques hôtels bons marchés dans un guide, pas trop éloigné du port. Je ne me montrais pas difficile sur le confort de la chambre et accepta la première proposée. De nuit, ce quartier a tout d'un coupe-gorge, j'attendrai demain pour me familiariser avec cette ville. Je mangeais succinctement quelques fruits et une assiette de riz à un étal ambulant. J'avais mis cinq jours entiers pour aller de Ngara, à l'extrême Nord-Ouest du pays jusqu'à Dar-es-Salaam sur la côte. Ces trois dernières nuits furent éprouvantes, presque sans sommeil, et c'est sans aucune résistance de mon corps que je m'endormis profondément. Dar-es-Salaam n'était qu'un passage obligé. Mes rêves cette nuit là se déroulaient à Zanzibar, un nom si évocateur de dépaysement et de voyage.
Je passais la matinée à sillonner Dar-es-Salaam, de la gare au port puis dans le centre piétonnier et commerçant. Dar-es-Salaam est une immense ville, mais son centre est facilement accessible à pied. Je note les horaires des bateaux pour Zanzibar, je n'irai que cet après-midi. Le port pour Zanzibar est un endroit touristique par excellence et les rabatteurs, colporteurs et voleurs de toutes sortes font leur beurre ici. Je retrouve une ethnie que j'avais perdu l'habitude de côtoyer : les touristes !
Ils sont là et bien là, par bandes, par hordes, photographiant à tout va, je ne m'identifie vraiment pas en eux. Pour le retour, je me renseigne à la gare ferroviaire pour savoir si des trains relient Dar-es-Salaam au Kenya, mais ici aussi les trains tombent en désuétude et le trafic voyageurs est abandonné. Autrefois, il était possible, par plusieurs points, de passer en train de Tanzanie au Kenya. Les bus ont eu raison des trains, là aussi ! Je verrais une fois parvenu à Zanzibar comment aller au Kenya. Si je peux éviter de revenir à Dar-es-Salaam, ce serait le mieux. Je prends, sans aucune formalité le bateau de treize heures. Ce n'est pas le plus rapide mais le tarif est à moitié prix. Le principal est que j'arriverai à Zanzibar avant la nuit. Le trajet est de trois heures pour couvrir les cent-dix kilomètres qui séparent le continent de Zanzibar et j'ai choisi de rester sur le pont. Le beau temps sera suivi de la pluie qui précédera de nouveau un temps clément. Les jeunes touristes au sac à dos, hors des voyages organisés, sont plus nombreux que les Tanzaniens. Les Allemands se font remarquer, encore, par leur façon de se comporter. La seule et unique chose à laquelle ils attachent un semblant d'importance est la consommation de bières. Un groupe germanique en possède un stock qu'il conserve sous la main comme un trésor. Les filles quant à elles, toutes nationalités confondues, ne jurent que par leurs bronzages et s'étendent comme des phoques sous les ardeurs du soleil. C'est leur seule activité sur le pont du bateau. Toutefois, cette image n'est pas si désagréable à regarder ! Les pauvres Zanzibarites, musulmanes et drapées de jaunes et d'oranges de la tête aux pieds ne comprennent pas cet étalage de peaux blêmes et pâles, certaines huilées de potions luisantes et nauséabondes. Je préfère regarder en dehors du bastingage et je fus surpris de voir notre navire escorté par une escouade de dauphins. Dès les premiers aperçus, tous les touristes se précipitent et c'est une déferlante de cliquetis d'obturateurs d'appareils photo. Même les dauphins prennent peur et préfèrent nous suivre de plus loin, de bond en bond. Un autre bruit caractéristique se fit entendre, qui me rappelait celui de la baie d'Along au Vietnam. Des vols de poissons volants ! Leurs sauts sont si brefs qu'on les entend plus qu'on ne les voit. Le port de Zanzibar est modeste, surtout réservé au ravitaillement de l'île comme l'atteste plusieurs hauteurs de rangées de conteneurs, savamment empilés. Il y a quand même plusieurs vieux boutres antédiluviens. Certains font peut-être encore le commerce entre les autres îles de l'archipel comme Tanga ou plus loin les Comores ou le Yémen et la Mer Rouge. Ce sont des lourdes embarcations de bois à peine dégrossies et propulsées par de larges voiles blanches, brutes de jute. Dès l'arrivée à Zanzibar, tous les étrangers sont mis à part, dans l'attente de l'autorisation de pénétrer en territoire Zanzibarien. Le gouvernement autonome de l'ancien Sultanat de Zanzibar possède son propre contrôle d'immigration. Le tampon d'entrée de Zanzibar est apposé sur le passeport. Pourtant, le visa tanzanien devrait être suffisant mais il n'est reconnu qu'à moitié par Zanzibar. Le premier président de la Tanzanie unie, Julius Nyerere, avait réussi à fédérer les deux parties mais les divisions restent trop profondes entre la Tanzanie continentale et l'île de Zanzibar. Les populations sont totalement différentes, de même que les religions, l'histoire et les ressources. Cela provoquait de vives tentions qui ont engendré quelques massacres bon enfant, avec représailles et nouvelles exterminations vengeresses. Il est bien difficile de s'extirper de l'enceinte portuaire seul. Un jeune adolescent veut à tout prix, enfin pas au mien, m'escorter dans un hôtel où il touchera une commission. Je refuse cela et argumente que je suis assez grand pour trouver tout seul un gîte pour la nuit. Il me suit pas à pas, attend lorsque je m'arrête pour manger ou lorsque je m'assois : Impossible de m'en débarrasser, il devenait mon rémora ! C'est qu'il n'a pas tout à fait tort : à part les quelques hôtels plutôt luxueux ayant pignon sur les rues principales, il est bien difficile de se retrouver dans ce dédale de petites ruelles. Je lui joue quand même un tour en prenant un autre speudo-guide qui me mène directement dans une petite Guest house de quatre chambres à dix sous la nuit, ou dix schillings. En solitaire, cette petite pension de famille est tout à fait impossible à dénicher. Puisque Zanzibar était un des buts de ce voyage, il faut bien que j'y séjourne un peu, je dormirai dans cette pension trois nuits. Sur les quatre jours à Zanzibar, je n'y serai que deux jours entiers, le temps de découvrir ce que Zanzibar a de magique, d'extraordinaire pour que son nom soit autant porteur de passions et de rêves.
La capitale de Zanzibar et la seule vraie ville de l'île, du pays suis-je tenté de dire, est Stonetown, «Ville de Pierres». Rien que cette ville vaut le voyage. Aucune crainte à se balader de nuit, si ce n'est de se perdre dans ce grand labyrinthe que constituent les ruelles désordonnées de Stonetown. C'est un enchevêtrement de petites rues piétonnes, de venelles d’un à trois mètres de large, rarement davantage. Seulement le centre ancien, historique de la ville est ainsi construit. En allant tout droit, on débouche forcément sur les rues périphériques et ouvertes à la circulation où on peut se localiser. Par jeu, j'aimais errer au hasard de ces rues minuscules, souvent sans nom. Totalement perdu, dans l'impossibilité de retrouver mon hôtel seul, pensant pourtant être dans le bon quartier, je devais demander honteusement mon chemin. Le premier homme m'escorta jusqu'à mon gîte. J'en étais très loin, je ne l'aurai peut-être jamais retrouvé de toute la nuit. J'étais persuadé que cet homme allait me demander de l'argent contre son service. Par avance, je me tenais prêt à négocier si je trouvais son tarif prohibitif. Mais non, il me surprenait tellement en partant sur un simple « bonne nuit !» que je n'eus qu'à peine le temps de le remercier. De retour, je profitais de ce que je restais quelques jours au même endroit pour laver mes habits dans le lavabo. Pendant la longue traversée du pays, je n'en avais jamais eu le temps et je devais ressembler à un routard soixante-huitard dans ses plus beaux jours. Pour ne pas m'alourdir, je ne voyageais qu'avec le minimum, mais ce minimum se révélait parfois insuffisant. Mes habits auront deux jours pour sécher.
Impossible de dormir tard à Zanzibar, le chant de prière du muezzin retentit dès cinq heures du matin, avec le jour. Il chante de concert avec les coqs ! Une mosquée est juste en face de ma chambre, c'est-à-dire à trois mètres. Dans toute l'île l'islam est largement majoritaire et montre ainsi sa différence d'avec le continent, chrétien et animiste. De jour je continue à m'émerveiller de Stonetown et c'est avec un plaisir réel et renouvelé que je déambule dans ces ruelles timidement ensoleillées. Même par les plus fortes chaleurs, les murs très rapprochés des habitations procurent une douce fraîcheur. Une heure, deux heures puis trois heures à marcher ainsi c'est bien, mais comme toute bonne chose : on se lasse ! J'ai envie de connaître l'autre côté de Zanzibar, les zones rurales. Les transports publics dans toute l'île, longue de quatre-vingt sur vingt-cinq kilomètres de largeur, sont assurés par des dalla-dallas. Rien qu'à les voir, on a tout de suite envie de partir à leurs bords. Ce sont des camions dont la benne est aménagée de bancs de bois disposés dans la longueur, parallèlement la route. La benne est le plus souvent bâchée, dommage car on ne voit pas grand-chose, sauf si on a la place près de la ridelle à l'arrière. J'ignore où aller sur cette île, les extrémités sont trop éloignées pour faire un aller-retour dans la journée. Les destinations les plus prisées sont aussi celles qui sont les plus touristiques, telles que Nungwi ou Bwejuu où je n'ai aucune envie de me retrouver au milieu d'autres occidentaux. Je monte dans un dalla-dalla qui se rend à Chwaka, grande ville sur ma carte, qui se trouve de l'autre coté de l'île, sur la côte Est. Parti vers midi, il ne faut que deux heures pour traverser entièrement l'île. Evidemment, je suis le seul étranger ici. Mais je suis déçu, ce gros point sur la carte n'est pas une ville, ni même un gros village, seulement un groupe de maisons très rustiques. Les gens ne sont ni blasés ni enthousiastes de me voir, seulement indifférents ! La route s'arrête là et se poursuit par des terminaisons boueuses desservant chaque habitation. À coup sûr, il n'existe rien de touristique ici mais je regrette mon choix. Bien sûr, il y a une plage, absolument déserte, qui court à l'infini vers le Sud comme au Nord. Mais que faire tout seul sur une plage ? Ah si, je déniche un restaurant sous les palmes, les pieds dans le lagon. Je pense qu'il est fermé. Il est tard, au milieu de l'après-midi et j'ai oublié de déjeuner auparavant, je comptais sur ce village pour trouver quelque chose. Mais Chwaka est vraiment trop désolé et je n'y ai vu que deux bouis-bouis à l'aspect très local et peu engageant. Je serais tout seul à manger dans ce restaurant de luxe et parfois une bonne cuisine console de la solitude. La pluie vient même ternir cette journée. Donc, rien d'idyllique ! La côte Est est forcément la plus arrosée, directement exposée aux vents du large. L'aller puis le retour en dalla-dalla valait tout de même le coup.
Au retour nous serons très serrés, une moitié des passagers debout et une dizaine de vélos entassés sur la galerie du véhicule. Étant le seul étranger, j'ai l'impression que l'on prend soin de moi. Les Zanzibarites ne sont pas encore trop contaminés ni envahis par le tourisme de masse et leur contact est excellent. Je ne crois pas que cet accueil spontané avec les touristes durera si les visiteurs deviennent plus nombreux ici en apportant certaines mauvaises habitudes qui polluent culturellement l'île. Dans ce dalla-dalla, plusieurs passagers m'aborderont, uniquement par curiosité et l'un d'eux m'invitera même chez lui.
Sur la route, le dalla-dalla croise et dépasse plusieurs étrangers à vélo ou à moto. Je me promets de louer un vélo le lendemain pour être libre d'aller où je veux sans demeurer à Stonetown. Dans les campagnes, plus que dans la ville, les femmes sont davantage voilées et drapées de noir. Peu sont des descendantes des arabes d'Oman ou du Yémen. La couleur de peau de la grande majorité est noire, et probablement ce sont des descendantes des esclaves de ces arabes. Il y a eu autrefois à Zanzibar de véritables pogroms où les Arabes tuaient tous les Noirs africains et inversement. Le pouvoir politique et économique est toujours aux mains des arabes dans l'archipel. L'arbre quasi-exclusif de Zanzibar est le cocotier, il y en a partout, à perte de vue. Aux arrêts, des sacs entiers de noix de coco sont hissés sur le toit. On fait beaucoup de choses avec le coco, les palmes et le bois de ces arbres. Rien ne se perd, comme dans le cochon, mais ici il n'y a aucun cochon ! Les villages sur cette route trans-Zanzibarienne sont davantage constitués de huttes sans grand confort que de belles cases en béton. Je me perdis encore et encore dans les ruelles pour retrouver mon toit. Tous les repères que je prenais ressemblaient à d'autres. Je dînais dans trois restaurants à la suite pour avoir la sensation de satiété. Ces gargotes à proximité d'où je logeais n'étaient certes pas chères mais les plats uniques imposés ne m'inspiraient guère : Genre de manioc bouilli ou de bananes vertes brûlées... Mais la décoration, des tôles ondulées aux bancs de bois, à l'ambiance des bougies, faute d'électricité, alliées à la gentillesse du patron valait et je m'y arrête. Je pense même qu'il n'y avait qu'une assiette pour tous les rares clients qui mangeaient à tour de rôle. Aucun regret d'y être allé ! De nuit, les touristes ne sont finalement pas si nombreux à se risquer dans Stonetown.
Je pris le petit déjeuner en compagnie des occupants des autres chambres. Trois couples, tous des Européens. Zanzibar semble être devenu un lieu de prédilection pour les amoureux. Moi, j'allais louer ma fiancée d'un jour : une bicyclette. Mieux qu'une moto, un vélo est moins cher à la location, génère un moindre risque d'accident et est indépendant pour l'énergie tout en étant plus silencieux. Bien sûr, on roule moins vite, mais on reste plus accessible aux indigènes. Je fais quelques tours de roue dans la ville mais parfois les piétons sont si denses qu'il faut mettre pied à terre. Devant les hôtels «usines à touristes» à l'extérieur du labyrinthe de la vieille ville, je suis un peu déconcerté de voir quarante ou cinquante jeunes occidentaux, carburant à la bière ou au soda, tous obsédés de se faire bronzer aux terrasses des hôtels. Certain ne bougent pas de cette position stratégique de tout leur séjour africain. C'est super d'aller à Zanzibar pour faire exactement ce qu'ils feraient chez eux ! Quant à moi, haletant, je suis tout à ma transpiration en pédalant âprement. Sur le port, les criées aux poissons sont en cours. Sur un étal, je crois reconnaître le fameux poisson fossile: le cœlacanthe. C'est sa nageoire caudale qui m'y fait penser et sa forme générale. Il fait plus d'un mètre de long et pèse facilement dans les trente kilos. Je demande le nom de ce poisson et on ne répond que c'est un «Stone Fish» (poisson de pierre). C'est certainement une appellation locale mais je reste à moitié persuadé que celui-ci en était bien un. Ils voulurent même me le vendre... Et pas trop cher ! Le cœlacanthe est un poisson extrêmement rare qui ne vit que dans les profondeurs des eaux des Comores dont il est l'emblème national. Zanzibar n'est pas très éloigné des Comores et les pêcheurs Zanzibarites vont certainement pécher là-bas. Finalement, les prises de ce poisson extraordinaire ne sont pas si exceptionnelles. Aux Comores, comme ici, c'est simplement que les pêcheurs ne les déclarent pas, ou sont dans l'ignorance de ce que cet ancêtre poisson représente. De tout temps ils en ont capturé et ne se sont jamais posé la question. Des années plus tard, j'apprendrai qu'un «stonefish» est aussi un poisson rarissime. Il est pêché jusqu'aux eaux antarctiques des Kerguelen et il est bien de la famille du cœlacanthe. Zanzibar est aussi appelée «l'île aux épices» dont le clou de girofle a contribué à édifier des fortunes pour quelques riches marchands arabes. Dans la vieille ville, les anciennes portes sont encore cloutées avec des pointes d'acier rappelant par leurs formes le clou de girofle. Le nombre de clous par porte a aussi sa signification. Les différentes épices sont en vente partout dans la ville et constituent le souvenir typique numéro Un des touristes. Je retourne dans une semaine aux îles Maurice et Réunion où là aussi les épices sont des cultures notables.
Je pensais Zanzibar être une île plate, mais ce n'était qu'une impression. En tout cas, en vélo, elle se mérite. Peut-être est-ce aussi le vent qui n'est jamais dans le bon sens, toujours de face. Je tente de lutter contre lui mais je n'avance pas aussi vite que je l'aurais souhaité. Au départ, le circuit que j'avais l'ambition de couvrir englobait tout le Nord de l'île. Au fil des kilomètres et de l'effort, je pris des routes de traverses qui raccourcissaient l'itinéraire. Le réseau routier de Zanzibar est excellent, tout est parfaitement goudronné, sans beaucoup d'imperfections, exactement le contraire de la Tanzanie continentale. Je déplore juste le manque de panneaux de directions. Il y en a bien quelques-uns mais à certaines intersections, c'est par pur hasard que je choisis d'aller à droite plutôt qu'à gauche. Je pédalerai donc toute la journée dans ce décor de rêve, à l'ombre des immenses cocoteraies. À chaque rencontre, surtout avec les enfants, j'ai droit aux « jambo « cordiaux. «Jambo» en swahili signifie «bonjour» et je suis heureux que le «hello» trop international n'ait pas encore supplanté la langue locale. Quel plaisir aussi de répondre «jambo» aux «karibu» (bienvenu) ou « Hakuna matata « (tout va bien, no problème), rendu célèbre depuis le dessin animé « Le Roi Lion «. Simba est un lion en Swahili. Voilà tout mon vocabulaire en Swahili ! À l'heure de sortie des écoles, les jeunes filles ressemblent vraiment à des nonnes chrétiennes. Pourtant elles sont musulmanes ! Leurs voiles blancs et leurs robes noires, uniformes scolaires anglais d'antan oblige, n'évoquent que cette image. Dans la campagne, les habits des gens sont plutôt tout déchirés et les font malheureusement ressembler à des clochards. Ils ont tort de vouloir adopter la mode vestimentaire occidentale. Même les grandes marques sont ici appréciées, en contrefaçons ! Les autres cyclistes aiment à faire fonctionner leurs sonnettes continuellement, peut-être un signe de virilité ? Plus on sonne et plus on est fort et prioritaire, je le fais donc moi aussi ! Dring dring... Je croise, à toute allure, deux des Allemands en moto qui étaient sur le bateau avant hier. A leur vitesse débridée, sans aucun effort, je doute qu'ils apprécient cette nature. En revanche, je croise un autre Blanc sur un vélo. Parvenu à ma hauteur, nous nous saluons réciproquement. En ville, nous nous serions cordialement ignorés mais ici, nous nous envoyons des «hello» à la volée ! Ah ! Curieuse espèce de voyageurs nous sommes ! Je savais que si la fatigue me prenait, je pouvais toujours hisser mon vélo sur un dalla-dalla mais je suis un homme à terminer en cavalier émérite. Je fus ravi de voir la hideuse barrière d'immeubles construits par les Allemands de l'Est, vestige du temps du «copinage» de la Tanzanie avec les Soviétiques. Elle signifiait que j'arrivais à Stonetown. Je rendis, tout heureux de m'en débarrasser, mon vélo à son propriétaire. Comme en Ouganda, j'avais de la peine ensuite à marcher correctement tant je n'étais plus habitué au cyclisme. Je sais qu'en une semaine à ce rythme, j'aurais assez d'entraînement pour faire le tour du monde à vélo, si j'en avais le temps ! Je circule maintenant à pied dans Stonetown comme un vieil habitué, alors il est temps d'en repartir. Au port, je réserve un billet de bateau, non pour Dar-es-Salaam et revenir sur mes pas, mais pour aller directement au Kenya. Deux fois par semaine un service de bateaux rapides relie Zanzibar à Pemba puis continue sur Mombassa, le grand port kenyan. Je fais une petite réserve de victuailles en prévision de la journée de demain. Il faut un jour entier pour aller au Kenya par la mer. Dans les rues de la vieille ville où maintenant je me reconnais parfaitement, j'observe autant les touristes et leurs drôles de comportements que les Zanzibarites. Je crois que je connais suffisamment Zanzibar. Y séjourner plus longtemps m'enlèverais cette bonne impression que j'ai de cette île.
Aucun regret d'être allé à Zanzibar, Stonetown entretient un côté magique. Pour aller à Zanzibar, j'ai sacrifié la visite d'un parc national ou la vue du Kilimandjaro mais il faut bien savoir faire des choix !
De nouveau le petit déjeuner avec les mêmes couples que la veille, mais cette fois-ci ils me parlent. C'est la routine qui s'installe ! Trois jours au même endroit : ce n'est plus du tout du voyage, c'est du séjour, du sur-place ! Mon bateau doit partir à dix heures quinze et il faut être au port bien avant pour passer les formalités de sortie de Zanzibar et de Tanzanie. Le port de Stonetown est le poumon qui fait vivre Zanzibar. Plusieurs fois dans l'histoire, le dictateur en place à Zanzibar fit fermer ce port et l'île vécu en autarcie. Maintenant, les rotations de bateaux avec le continent sont régulières et fréquentes ce qui transforme Dar-es-Salaam en banlieue de Zanzibar. J'attendis à un quai en compagnie de deux Massaïs, toujours aussi hautains et impressionnants par leurs carrures et leurs vêtements traditionnels. L'un d'eux me demanda un stylo pour écrire. Signe qu'ils étaient parfaitement « évolués « et instruits mais refusaient de succomber aux attraits de la vie moderne en arborant leurs insignes Massaïs. Je me sentais un peu seul et décalé en leur compagnie puis une fille vient me demander où était le bateau pour Mombasa. Un bateau partit du quai voisin pour Dar-es-Salaam mais les passagers pour le Kenya n'étaient pas nombreux. Beaucoup préfèrent l'avion, nettement plus rapide. Nous ne serons qu'une vingtaine à embarquer et à peine la moitié à descendre au terminus. Finalement, la seule fille esseulée de la traversée restera avec moi pendant toute celle-ci, puis à Mombassa jusqu'à ce que je parte de la ville. Peut-être avais-je une tête qui inspirait confiance et avait-elle peur d'être seule ? En tout cas, un peu de tête-à-tête me procurait un certain réconfort. Le seul problème est qu'elle parlait énormément et qu'à la fin j'étais saoul de sa conversation. Mais c'était bon de converser en anglais. Nous nous comprenions très bien, assez pour comprendre ce qui nous intéressait et suffisamment mal pour ignorer ce qui n'avait pas d'importance. Elle se nommait Berit, de nationalité finlandaise. Elle était plutôt adepte des vacances farnientes et préférait les plages dorées à l'aventure. Personne n'est parfait ! C'est une grande richesse que de pouvoir échanger ses idées. Berit n'était pas très complexée de son état de fille. Elle changea ses vêtements trop plagistes pour une tenue plus adéquate de ville. Elle ne s'effaroucha pas de le faire devant moi. Beau joueur, je fermais à demi les yeux ! Le bateau filait bon train. Ce n'était pas un bateau mais un hydrofoil beaucoup plus rapide. Dès qu'il atteint sa vitesse de croisière, sa coque s'élève hors de l'eau et seuls des sortes de bras restent immergés dans la mer. Trente minutes après avoir quitté Zanzibar, le navire accoste l'île de Pemba où des passagers tanzaniens descendent. En milieu d'après-midi, la dernière escale est Tanga, le port le plus au Nord de la côte tanzanienne. Dans ce genre le bateau il est impossible d'aller sur le pont, nous sommes tous cloîtrés dans la cabine, subissant les vomissements des femmes africaines qui n'ont apparemment pas le cœur marin. Les hublots sont fouettés en permanence par des paquets d'eau que la forte houle fait déferler sur notre frêle esquif. Nous subissons même un fort orage, il fera presque nuit tant le ciel est obscurci par des nuages chargés au maximum. Ce qui est amusant est qu'au même moment, presque aux mêmes heures de départ et d'arrivée, ma femme et mon fils sont également sur cet Océan Indien, naviguant entre la Réunion et l'île Maurice. Ils viennent me chercher dans cette île. Leur expérience de cette journée en mer leur restera très néfaste : tous les passagers de leur bateau quasi submersible seront malades à tel point qu'ils échangeront leurs retours prévus en bateau par un banal trajet aérien. J'aurais voulu aussi effectuer cette traversée entre les Mascareignes en bateau, je l'ai si souvent fait un avion, sans aucune surprise et si fade. En début de soirée, nous apercevons la côte kenyane et la ville de Mombassa. Le bateau semble la contourner. Nous ignorons où est situé ce petit port où le bateau nous dépose avec la nuit. Les formalités kenyanes se font pendant la descente du navire et sont vite expédiées vu le faible nombre de passagers à contrôler. Berit se décide à rester avec moi. Nous sommes obligés de prendre un taxi car nous pensons être très éloignés du centre. Nous avons repéré plusieurs hôtels bons marchés dans un même quartier. Nous passons sous les arches d'une célèbre avenue, symbole de Mombassa. Ces arches représentent deux défenses d'éléphants s'entrecroisant au-dessus de la route. Sans guère de doute, ce chauffeur en profite pour nous faire visiter Mombassa by night ! Le premier hôtel est vraiment minable et pouilleux, tous les hommes présents ont le regard altéré par l'alcool et fixent d'envie Berit. Nous allons dans celui d'à coté, mais tous les hôtels de cette catégorie doivent se ressembler dans l'immonde. Comme il est tard, pour une nuit nous mettons le confort de côté. Nous sommes voisins de chambre et je préviens Berit qu'en cas de danger elle n'a qu'à pousser un cri pour que j'accoure. Elle tient absolument à m'offrir le dîner de ce soir. Une pizzeria fera l'affaire. Je suis vraiment étonné qu'elle paie avec sa carte bancaire pour une aussi petite somme dans une gargote africaine sans grande confiance, sans sécurité. Elle a gardé une importante quantité de devises tanzaniennes qui ne sont en principe pas exportables ni échangeables ailleurs qu'en Tanzanie. Elle espérait les échanger contre des schillings kenyans et elle a peur de ne plus avoir assez de dollars US. De plus, demain sera dimanche et toutes les banques seront fermées. Tous les Africains se retournaient sur notre passage et plaisantaient entre eux. Je lisais les pensées de tous ces hommes dans leurs yeux pétillants de désirs comme dans un livre ouvert. Je pressentais que si nous nous obstinions en vouloir marcher dehors de nuit, certains de ces individus auront des gestes désobligeants envers Berit. Je ne voulais pas jouer au héros et au redresseur de torts. Nous nous contenterons de boire ensemble une bière dans une sorte de pub, résultante de la colonisation britannique, où la musique ne nous empêchera pas de nous parler. Je connaissais très bien Berit au terme de cette journée entière avec elle. D'un commun accord, nous resterons ensemble demain pour visiter Mombassa. Ensuite nos chemins se sépareront, moi en train pour Nairobi et Berit en bus vers Lamu. Au fur de l'obscurité et de l'avancée de la nuit, l'insécurité est croissante dans la ville. Nous ne nous étions pas trop éloignés de l'hôtel. Dans l'hôtel même, des cris et des bruits suspects m'empêchaient de fermer totalement l'œil. Berit était téméraire de voyager seule. Nous entretiendrons le contact plus tard et deux ans après, elle s'établira en Amérique du sud pour au moins une année.
Aujourd'hui est mon avant-dernier jour de ce voyage. Demain soir je dois quitter le Kenya pour l'île Maurice. Je passerai la nuit prochaine dans le train et arriverai frais et dispos à Nairobi en économisant ainsi une nuit d'hôtel. Je partageais mon petit déjeuner avec Berit. C'est la première fois de sa vie qu'elle mange des Samoussas. C'est aussi son premier voyage hors d'Europe, elle n'a que vingt-deux ans et vient juste d'achever ses études à Helsinki. Elle habite chez sa sœur dans la capitale finlandaise. Ses parents résident au Nord et je suis même passé dans sa ville il y a dix-huit ans. Je l'ai peut-être croisée à cette époque là... mais elle n'aurait eu que quatre ans. Le matin, tous les Africains semblent communier dans un même geste, tous balayent pendant de longs moments devant leur porte leur morceau de trottoir. Berit essaya de retirer de l'argent avec sa carte bancaire dans un distributeur mais rien à faire : les cartes européennes ne semblent pas encore acceptées. C'est le balbutiement des distributeurs automatiques d'argent en Afrique. Elle voyage de façon moderne avec sa carte de crédit tandis que moi je fais vieux jeu avec mes chèques de voyage. C'est d'une autre époque ! À la gare je réserve mon billet de train. J'étais tenté de prendre un siège de troisième classe mais j'ai déjà goûté à ce style lors de mon premier jour au Kenya. J'optais donc comme me le conseil Berit, pour la seconde classe. Il paraît qu'il ne faut pas rater cette occasion de prendre ce train mystique en seconde ou en première classe. On paie aussi le service à bord qui évoque tout à fait le dix-neuvième siècle. Le billet de troisième classe de Mombassa à Nairobi ne coûte que quatre euros, alors qu'en seconde le prix de trente-six euros décourage les Kenyans les plus démunis. Ce tarif de huit fois supérieur à la troisième classe est justifié par la couchette et le dîner puis un petit déjeuner à bord. Bien sûr, cette classe est réservée par la ségrégation des niveaux de vies aux Européens, touristes ou travailleurs au Kenya. C'est encore Berit qui me paie le billet de train avec sa carte. Je la rembourse en dollars cash car elle en manque et se fait du souci pour en avoir. Nous allons ensuite lui prendre une autre chambre dans un hôtel à demi-luxueux, où là aussi elle peut payer avec sa précieuse carte plastifiée. La télévision et l'air climatisé sont des luxes que je ne m'offre pas souvent en voyage. Je profiterai de sa douche chaude ce soir, avant d'aller prendre le train. Tradition de la plupart des pays chrétiens, le dimanche est scrupuleusement respecté et toute la vie est au ralenti. Tous les commerces fermés rendent la ville de Mombassa bien triste. Seulement les quelques endroits touristiques recèlent un semblant de vie. Le Fort Jésus est le monument principal de Mombassa, dans la vieille ville. A pied, la seconde ville du pays se parcourt aisément, si ce n'est la chaleur croissante qui émousse notre fougue. À la différence de Nairobi qui se trouve en altitude, Mombassa, au niveau de la mer est une cité étouffante, annihilée par le soleil. Le vieux fort portugais n'est guère passionnant. Les quartiers le long de la côte, surplombant l'océan sont plus vivants. Nous nous arrêtons fréquemment pour nous soulager d'une bière contre la chaleur. Nous goûtons aux boissons locales, parfois d'un rose éclatant mais la saveur n'est jamais affriolante. Très loin du centre, Berit est la cible de jeunes qui se moquent d'elle. Peut-être la prennent-ils pour une femme très âgée de par ses cheveux si blonds qu'ils en sont presque blancs. Sous des arcades ombragées, les quartiers indiens et musulmans sont pétillants de vie et là les commerces tournent à fond. Berit réussira à échanger, auprès des taxis collectifs qui font la rotation sur la Tanzanie, ses schillings tanzaniens encombrants contre des schillings kenyans. Elle se retrouve d'un coup riche de devises locales et n'est plus obligée de tout payer avec sa carte bancaire. Berit voulait passer quelques jours sur la côte kenyane, sur de vraies plages. Il n'y en a aucune à proximité immédiate de Mombassa. Elle choisit d'aller à Lamu le lendemain. C'est une véritable partie de chasse au trésor pour découvrir l'endroit d'où partent les minibus pour cette destination. Presque chaque compagnie de bus à son propre terminus à Mombassa, souvent juste un bout de trottoir dans une rue anodine. Les habitués savent où aller mais c'est un vrai casse-tête pour les étrangers. Les transports sont fréquents pour cette destination balnéaire et il n'est pas nécessaire de réserver à l'avance. C'est à la mode africaine, le premier arrivé sera le premier parti. Rassuré pour son départ de Mombassa, nous dînons de bonne heure au «Casablanca», un restaurant branché de la ville. Nous y rencontrons un Allemand qu'elle avait connu à Zanzibar. Lui, il s'était offert l'avion de Zanzibar à Mombassa : un bourgeois ! Une chance que nous avions l'anglais en commun, véritable trait d'union dans le monde, même si aucun de nous ne le parlait parfaitement. Au contraire, nous nous comprenions mieux en ne connaissant qu'un anglais minimum, un anglais au vocabulaire universel, l'anglais des voyageurs. Les Anglais et les Américains sont presque mis à l'écart par leur anglais complexe. A la nuit, tous deux m'accompagnent à la gare ferroviaire, assez éloignée du centre. Rassuré sur la sécurité de Berit entre les mains germaniques de Hans, je prends place dans le prestigieux train de nuit, le «Lunatic Train». Il est déjà à quai, je trouve immédiatement ma couchette. Les hommes et les femmes sont séparés sauf pour les couples officiellement mariés, passeports à l'appui pour prouver l'union. J'ai le temps d'aller voir la locomotive, une grosse diesel qui nous tractera jusqu'à la capitale en gravissant le fort dénivelé de la ligne. De l'altitude voisine de zéro à Mombassa, la voie ferrée monte à mille six cents mètres pour atteindre Nairobi, après un parcours de cinq cents kilomètres. Cette ligne fut construite contre la nature qui préleva son quota d'ouvriers par les maladies tropicales, la chaleur et les animaux sauvages. La majeure partie de la main-d'œuvre était constituée de coolies indiens et de Chinois. La plupart des Indiens restèrent ensuite dans les nouvelles agglomérations qui poussaient près de la voie à mesure que la ligne avançait. Cette ligne ferrée était un pari fou de la part des Anglais qui mirent tout leur prestige et leur fierté dans son achèvement. Tous les monarques anglais et les Premiers Ministres ont utilisé cette ligne, seule alternative pour rejoindre Nairobi au début du Vingtième siècle. Nous ne sommes que quatre dans le compartiment à l'Européenne qui comportent six couchettes. Un seul est Africain, les deux autres sont des Anglais. L'un d'eux me dira même que je n'ai pas un accent de Français ! Flatterie ou insulte, je ne sais pas si c'était un compliment pour mon anglais. Il se présenta à moi de façon toute British : «James Robinson, Nairobi, English, how are you ?» James travaillait au Kenya depuis de nombreuses années et s'identifiait presque comme un Kenyan Blanc. Tous les Blancs ne sont pas des étrangers ici, beaucoup ont la double nationalité : anglaise et kenyane. Plus rares sont ceux qui ne sont que Kenyan, ne se ménageant pas une porte de sortie en cas de futur trouble et incertain.
Dès le départ, le train s'enfouit dans les ténèbres de la nuit africaine. Des images du film «Out of Africa» me reviennent en mémoire. Images ternies car je savais que l'acteur Robert Redford refusait de dormir en brousse, comme le héros qu'il incarnait, et devait chaque soir être héliporté dans un luxueux hôtel. Le train traversait la réserve du Tsavo Ouest. Je m'imaginais toute la faune réveillée par l'incursion du train dans son univers. Cinq minutes avant vingt heures, un employé habillé en costume de maître d'hôtel très kirsch fit tinter sa clochette de compartiment en compartiment pour avertir que le dîner était avancé, c'est-à-dire prêt à être servi dans la voiture restaurant. Tout dans le décor, du bois patiné par le temps ainsi que les abat-jour de cuivre comme les rideaux aux fenêtres rappellent le début du siècle, du Vingtième siècle. Peu de bibelots ont changé et ce dîner dans le temps révolu des grands voyages ferroviaires vaut à lui seul le déplacement. Le dîner est copieux et servit avec beaucoup de classe par des garçons eux aussi endimanchés dans des costumes d'époque. Ils officient avec beaucoup d'égards pour les convives. James à ma table discute âprement avec ses concitoyens. Sa vitesse d'élocution est trop rapide pour que je comprenne tout ce qu'il dit. Je ne me sens pas chez moi dans cette Afrique, cette Afrique anglophone. Ici, il m'est impossible d'oublier que je suis chez les Anglais. Ils ont façonné une Afrique bien différente, plus avancée économiquement mais que j'apprécie beaucoup moins que l'Afrique de l'Ouest, plus souriante, plus avenante où j'évolue plus à l'aise. Les Africains anglophones sont nettement plus désorientés par l'orthodoxie toute britannique. Sur ma couchette, dans des draps très propres, frais et repassés, je dormais sur ma dernière nuit africaine.
C'est le tintement de la clochette annonçant le breakfast qui me réveilla. J'en maudit le porteur car j'étais bien ancré dans un rêve qui se brisa net et qui n'eut pas de dénouement. Il ne manquait rien non plus à ce petit déjeuner «so british», pas un toast ni un gramme de bacon. L'Afrique défilait dans la pâle clarté du petit matin. Je vis une puis plusieurs antilopes dans les hautes herbes bordant la voie ferrée. J'étais tout excité et très exubérant, sautant sur ma chaise à chaque apparition. James, tout Anglais qu'il était ne montra pas un signe d'enthousiasme, pas une acclamation ne sortit de sa bouche, l'exemple parfait du flegme britannique. Il trouvait cela tout à fait normal et me confiait que lors d'autres voyages dans ce train, il en avait vu davantage et des espèces plus variées. C'est la première fois que d'un train je voyais des animaux sauvages en Afrique. Il n'y a que le Kenya pour offrir cela. Dans le milieu de la matinée, le train se positionnait à l'heure exacte prévue à son quai. Il ne manquait plus que la fanfare entonnant l'hymne d'un «God Save the Queen». Un quatre-quatre attendait James, moi je me fondis dans la foule des Africains jusque devant l'ambassade américaine. Une longue file d'attente s'étirait déjà devant le bâtiment consulaire. Personne ne pensa alors que dans trois jours tout le quartier sera soufflé par une très forte bombe, faisant plus de deux cent cinquante morts et des milliers de blessés. Dans un rayon de plusieurs centaines de mètres, pas une seule vitre ne sera intacte. Cet acte terroriste fut crédité sur le compte de Ben Landen, un Saoudien, mais cet homme ne sera inquiété que trois années plus tard après un nouvel attentat à New York qui fut dix fois plus meurtrier que celui de Nairobi. La bombe explosera à peu près à cette heure-ci. Mais je confirme : je n'y suis pour rien ! Dans trois jours, la bombe de Dar-es-Salaam sautera en même temps. Belle synchronisation, qui a dit qu'en Afrique le temps ne compte pas, que personne n'a l'heure ? ! Malgré le soleil blafard, il fait froid. Les Kenyans portent tous des pull-overs troués. Sommes-nous en été ou en hivers ? Ici les deux saisons se télescopent. Mon avion décolle à dix-neuf heures ce soir, je dois être à l'aéroport vers seize heures, ce qui me laisse donc encore six heures à rester à Nairobi. Mon sac m'encombre et je dois acheter quelques babioles en souvenir de mon passage ici, pour ma famille. Utiliser la consigne de la gare n'est pas une bonne solution car il faudra que j'aie accès à mes bagages plusieurs fois dans la journée. Lors de mon arrivée ici il y a plus de trois semaines, j'avais prospecté les hôtels et j'en avais trouvé des vraiment pas chers. Le quartier était plus que mal famé, mais de jour il ne présentait guère de risque. Je n'aurais peut-être pas passé une nuit dans un des ces logements coupe-gorge, à moins que j'y sois vraiment forcé par manque de moyens. Une multitude de ces tavernes étaient regroupées dans quatre ou cinq rues voisines. J'en visitais plusieurs puis en choisis une dont la chambre fermait à clé, chose très précieuse. J'avais besoin de cette chambre juste pour y déposer mes affaires et entreposer les objets que je comptais acquérir aujourd'hui. Tous ces hôtels n'avaient pas pignon sur rue, aucune pancarte ne les désignait comme des hôtels ou des pensions, mais ils faisaient tous office d'établissements de passes. La tenancière fut surprise de ma requête de ne prendre une chambre que pour la journée. Nous négocions et tombons d'accord sur un tarif. Habituellement, les clients ne prennent une chambre que pour quinze minutes à une heure, grand maximum. Je me renseigne sur les possibilités de se rendre à l'aéroport. Le plus simple en taxi coûte douze euros, la navette pour touristes partant du Hilton six euros et le pauvre bus urbain qui s'arrête tout près des installations aéroportuaires seulement trente centimes d'euro, soit quarante fois moins cher que le taxi. Comme il fait jour et que j'ai le temps, bien sûr que j'essayerai de prendre le transport en commun le plus économique, ce fameux bus de la ligne trente quatre, même si je dois partir plus tôt du centre ville. Je profitais du temps qu'il me reste pour effectuer quelques emplettes. Je me transforme alors en touriste forcené et écume les marchés, les étals à souvenirs et les galeries d'arts africains. Il est vrai que c'est un réel plaisir de marchander. Je coupais d'emblée les prix demandés en trois. Même si je payais encore beaucoup plus cher, le principal est que vendeur et acheteur y trouvent leurs comptes et que tous les deux soient satisfaits. Je me rendais à l'aéroport comme un vieil habitué pour un prix vraiment dérisoire, même si le trajet fut plus long.
Vers minuit toute ma famille venait m'accueillir à l'aéroport de l'île Maurice ce qui constitua la conclusion de ce voyage. Une semaine à Maurice puis deux semaines à la Réunion, ces deux petits paradis tropicaux, me permirent de me reposer de cette boucle africaine. C'est à Maurice que j'appris que les deux bombes meurtrières ont explosées aux abords des ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salaam, presque lorsque j'ai quitté le sol africain, en ce mois d'août 1998. Mon départ d'Afrique marquait aussi le début de la guerre en République Démocratique du Congo où les soldats ougandais et rwandais commençaient à occuper l'Est de l'ancien Zaïre. Après plusieurs voyages et séjours en Afrique anglophone, mon cœur est résolument en Afrique francophone.
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- n°1: Europe méridionale, 1980, 20j, 57 p, **
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Espagne, Maroc, Algérie, Tunisie, Italie
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Egypte, Israël, Chypre, Grèce
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Mali, Sénégal, Gambie, Côte d'Ivoire, Burkina Faso
- n°14: Inde, 1985, 31j, 88p, ***
Inde, Bangladesh, Népal
- n°15: Afrique du Nord 3, (épilogue 1ère partie), 1986, 19j, pas écrit.
Tunisie, Italie (fin 1ère époque de voyage)
- n°16: Afrique Australe, 1992, 22j, 89p, ***
Sud Afrique, Zimbabwe, Zambie, Botswana, Bophutswana
- n°17: Asie du Sud Est, 1993, 17j, 87p,**
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- n°18: Madagascar, 1994, 15j, 79p, ***
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- n°19: Chine - Indochine, 1995, 31j, 125p, ***
Hong Kong, Vietnam, Chine Populaire, Macao
- n°20: Amérique du Sud, 1996, 21j, pas encore écrit.
Pérou, Bolivie, Argentine, Paraguay, Brésil
- n°21 : Afrique, Golfe de Guinée, 1996/1997, 16 jours, pas écrit
Togo, Ghana, Bénin
- n°22 : Afrique de l'Est & Centrale, 1998, 22 jours, 80 pages, **
Kenya, Ouganda, Rwanda, Tanzanie (Zanzibar)
n°23 : Amérique du Nord 3, 1999, 5 jours.
Week-end prolongé à New York,.
- n°24 : Amérique Centrale, 1999, 23 jours, pas écrit
Mexique, Guatemala, Salvador, Nicaragua, Costa Rica, Panama
- n°25 : Iran - Caucase, 2000, 21 jours, 80 pages**
Turquie, Iran, Arménie, Géorgie
-n° 26 : Pays Baltes 2001, 11 jours, pas écrit
Lituanie, Lettonie & Estonie
n°27 : Balkans, Albanie 2002, 20 jours, pas écrit
Autriche, Hongrie, Roumanie, Macédoine, Albanie, Monténégro, Serbie, Croatie, Slovénie
N°28 : Tour Est-Méditerranée 2003, 23 jours
Tunisie, Libye, Egypte, Jordanie, Syrie, Liban, Turquie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie
N°29 : Australie 2004, 15 jours… Western Australia
Australie
differents pays visités ou traversés (transit) :
AFRIQUE DU SUD, visité 1 fois, toutes les grandes villes,1 mois.
ALBANIE, visité une semaine après démocratie.
ALGERIE, visité 1 fois en traversant le pays.
ALLEMAGNE DEMOCRATIQUE, visité que Berlin Est, un jour.
ALLEMAGNE FEDERALE, plusieurs courtes visites et traversées.
ANDORRE, environ 15 fois, toujours une journée ou 1 week-end.
ARGENTINE, traversée Nord pays en 4 jours, par Salta et Résistancia
ARMENIE, 5 jours, traversée du pays et Erevan avec Anna
AUSTRALIE, 15 jours, Australie Occidentale
AUTRICHE, visité 3 fois plus plusieurs transit.
BANGLADESH, visité 1 fois, 1 semaine, la capitale et le Nord.
BELGIQUE, visité plusieurs fois et plusieurs transit.
BENIN, visité 4 jours, train et taxi-brousse
BIELORUSSIE, traversé en train deux jours sans en descendre.
BOLIVIE, Capitale, Uroro, lac, traversée bus et train en 5 jours.
BOPHUSTASWANA, traversé en minibus, long arrêt à la frontière.
BOTSWANA, visité 3 jours, capitale plus traversé en train + bus
BOSTNIE, traversé en train plusieurs fois.
BRESIL, Chutes Iguaçu, Sao Paulo et Rio, 1 semaine
BULGARIE, Visité 1 fois capitale + traversé 5 fois du pays.
BURKINA FASO, visité plusieurs villes pendant 1 semaine
CANADA, visité 2 fois dont une traversée Est-Ouest.
CHINE, visité 1 fois 13 jours.
CHYPRE, visité 1 fois par hasard, 2 jours.
CROATIE, visité 1 semaine + traversé plusieurs fois
COMORES, 1 escale à Moroni, jamais visité.
COSTA RICA, resté qu’à San José 2 jours, traversé le pays en bue
COTE D'IVOIRE, visité 1 fois, surtout la capitale.
DANEMARK, visité capitale + traversée 1 fois du pays.
DJIBOUTI, en escale, juste quelques pas sur la tarmac.
El SALVADOR, 4 jours avec amie Net, tout le pays
EGYPTE, 2 visites approfondies 15 jours et 5 jours.
EMIRATS ARABES UNIS (SHARSHAH), en escale vers l'Inde.
ESTONIE, visite 3 jours avec Julia, Tallinn
ESPAGNE, visité et traversé plusieurs fois, routine.
ETATS UNIS D'AMERIQUE, visité de fond en comble
FINLANDE, visité centre et nord du pays.
FRANCE, je connais aussi très bien, of course !
JORDANIE, Visité Akaba et Amman et traversée du pays.
GAMBIE, visité capitale et alentours.
GEORGIE, 4 jours, Traversée du pays et Tbilissi avec Ia et Lela
GHANA, visité 2 jours en famille, capitale.
GRECE, visité 3 fois, sud, capitale plusieurs traversées train
GUATEMALA, 6 jours avec amies Net, surtout la capitale
HONDURAS, juste traversé en bus, pas le temps
HONG KONG, visité 2 fois 2 jours.
HONGRIE, visité plusieurs fois et traversé 7 fois en train
INDE, visité en faisant le tour du pays pendant 1 mois.
INDONESIE, visité une semaine l'île de Sumatra.
IRAN, une semaine (visa) Téhéran, Hamadhan, Tabriz
IRLANDE, tour du pays en une semaine.
ISRAEL, visité pays + séjour dans 1 Kibboutz.
ITALIE, visité plusieurs fois + 5 transit en train.
KENYA, escale, puis visite Nairobi, Ouest et Sud du pays.
LETTONIE, Traversée du pays et visite Riga avec Ilze
LITUANIE, Traversée du pays, visite Kaunas
LIECHTENSTEIN, visité tout le pays en 2 jours.
LIBAN, visite le pays en une semaine
LUXEMBOURG, visité 3 fois capitale le week-end.
LIBYE, Visité Tripoli et traversée pays en une semaine.
MADAGASCAR, Visite capitale et sud en 15 jours.
MACAO, visité 1 après-midi.
MACEDOINE, 4 fois en train puis visite quand indépendance.
MALI, visité capitale et Mopti puis traversée du pays.
MALAISIE, visité capitale, Penang, Klang et 2 traversées pays
MAROC, visité 4 fois, toujours de courte durée dont un transit
MAURICE, visité 1 fois à fond et 6 transit d'1 à 2 jours.
MEXIQUE 1, visité juste 1 ville frontière avec USA. (4ème ville)
MEXIQUE 2, Traversé le pays , amie NET, resté Puebla
NICARAGUA, visité amie Net, juste Managua 3 jours
MOLDAVIE, traversé en train, vu capitale de la gare : long stop.
MONACO, visitée 1 fois 1 jour.
MONTENEGRO, visité en 1980 puis à l'indépendance.
NEPAL, visité capitale et alentour 1 semaine + traversée pays.
NORVEGE, visité 1 fois que le Nord du pays.
OUGANDA, visité une semaine, capitale et Ouest pays.
PALESTINE, traversé Cisjordanie occupée, rive Mer Morte.
PANAMA, resté 4 jours à Panama city, visite canal
PARAGUAY, 3 jours dans capitale, traversée du pays en train et bus.
PAYS BAS, environ 15 visites, d'1 jour à 1 week-end.
PEROU, Lima, sud pays, lac Titicaca, 1 semaine.
POLOGNE, visite capitale 3 jours et traversée pays en train.
PORTUGAL, visite capitale et sud 1 semaine.
REUNION DOM, visite 1 mois + nombreux séjours.
ROUMANIE, plusieurs fois capitale + traversé souvent en train
ROYAUME UNI, environ 15 visites, dans tout le pays.
RUSSIE, visité 1 fois, Moscou 3 jours.
RWANDA, Visite trois jours capitale avec 1 visa de transit.
Saint Domingue, juste 1 escale de 3 heures.
SAINT MARIN, visité tout le pays...pendant 1 après-midi.
SAINT SIEGE, visité tout le pays...pendant 30 minutes.
SENEGAL, visité capitale + Gorée + traversée pays en train.
SERBIE, visité capitale, 5 fois train puis visite indépendance.
SEYCHELLES, 2 fois escale de jour sans visiter.
SLOVAQUIE, traversée du pays en train.
SLOVENIE, Traversé 5 fois en train puis visité à l'indépendance.
SINGAPOUR, visiter le pays pendant 3 jours.
SUEDE, visité sud et capitale + traversé Nord-Sud pays.
SUISSE, visité 4 fois + nombreuses traversées en train.
SYRIE, visiter Alep 3jours, puis 2 traversées du pays Damas
TANZANIE, traversé en 1 semaine puis Zanzibar.
TCHECOSLOVAQUIE, visité capitale 5 jours.
THAILANDE, visité capitale, Kwaï, Pattaya + traversé Sud.
TOGO, visité 16 jours en famille, capitale + nord.
TUNISIE, visité 3 fois, toutes les régions du pays.
TURQUIE, visité plusieurs fois + 5 traversés du pays.
UKRAINE, visite Odessa et capitale Kiev + traversée en train
UNION SOVIETIQUE (URSS), visite Russie, Ukraine, transit 2 RSS
VIETNAM, visité 18 jours tout le pays.
YOUGOSLAVIE, visite Serbie, Croatie, transit Bosnie, Slovénie..
ZAMBIE, 1 escale + 1 courte visite pays dans le Sud.
ZIMBABWE, visite 2ème ville plus Ouest du pays, en train
samedi 3 mars 2007
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